"On ne compte pas nos heures, on mange n’importe comment et on dort quand on a le temps" : urgentiste, il raconte les coulisses du métier
Régulation, SAU, SMUR, médecine de catastrophe… Dans Profession urgentiste, paru le 22 mai aux Editions Stock, le Dr François-Xavier Moronval, connu sous le nom de Doc FX (50 500 abonnés sur X, 29 300 sur Youtube), raconte son quotidien. Le médecin, en poste aux urgences du CH d'Epinal (Vosges) depuis plus de dix ans, revient en détail sur l'intérêt et les conditions d'exercice de son métier. "Je veux montrer un autre visage que celui qu'on lit, voit, écoute aujourd'hui. Je veux partager ma passion", écrit-il, en préambule de son livre. Un récit plein d'anecdotes, "d'enthousiasme" et de questionnements. Extraits.
[BONNES FEUILLES] "Quand on est soignant, et en particulier dans un service comme celui des urgences, on fait face à des situations parfois très compliquées. Des drames, des familles en deuil et sous le choc, des vies fauchées, des diagnostics gravissimes, des situations sociales inextricables, des victimes de violences insupportables… Le plus difficile, pour moi, a sans aucun doute été mon passage aux urgences pédiatriques durant mon internat. C’est un univers porteur de beaucoup de tristesse. Je ne pense pas que j’aurais pu y travailler à long terme, car j’avais beaucoup de mal à prendre du recul devant la souffrance des enfants. Aujourd’hui encore, lorsque je prends en charge des enfants ou des accouchements difficiles, avec le SMUR ou au déchocage, j’ai du mal. Et plus encore depuis que je suis papa.
Ces moments, nous en parlons un peu entre nous. Sans doute pas assez. C’était déjà un sujet tabou pendant mes études. Je ne sais pas si cela a changé, mais la dimension psychologique ne faisait tout simplement pas partie du programme, et nous n’avons eu aucun cours à ce sujet. Ce qui est complexe, lorsqu’on débute, c’est de trouver la bonne distance face aux situations les plus dures. L’armure ne doit pas être trop légère, sinon on risque d’être touché par tout ce qui se passe, d’en souffrir au quotidien et de ne pas faire long feu dans le métier. À l’inverse, si elle est trop lourde et trop épaisse, elle peut faire perdre l’aspect humain du métier et induire des comportements robotiques dépourvus de toute empathie envers les patients. Or, en ne s’adaptant pas à leurs besoins, on risque de moins bien les soigner.
Il nous faut donc trouver le bon équilibre, en ayant suffisamment d’humanité sans que cela nous affecte. Nous nous créons des défenses en nous efforçant de toujours garder en tête que les drames que nous prenons en charge arrivent à d’autres que nous ou nos proches. Nous ne sommes ni ce gamin violé, ni cet ado fauché par une voiture, ni cette jeune maman atteinte d’un cancer. Cela peut sembler très égoïste, mais c’est un état d’esprit indispensable et c’est l’une des conditions pour exercer correctement notre métier. Pour autant, il nous faut conserver cette capacité à nous mettre à la place de l’autre, pour comprendre ce qu’il vit et répondre autant que faire se peut à sa souffrance.
Même dans l’armure la plus finement ciselée, une brèche peut apparaître. Lors d’un attentat ou d’un accident grave, le genre d’événement qui ébranle un peu notre vision de l’humanité, ou dans des contextes qui nous semblent particulièrement injustes, comme lorsqu’un jeune va travailler au petit matin et se fait renverser par un conducteur alcoolisé qui, lui, sort indemne de l’accident. Les accouchements à domicile sont aussi difficiles à vivre, et plus encore depuis que je suis père.
"Au téléphone, les gens s'autorisent plus de choses"
Un autre aspect sensible de notre métier est de devoir gérer l’agressivité des gens. Et c’est, hélas, de plus en plus fréquent ! Devant un patient ou un accompagnant un peu vindicatif, nous essayons d’apaiser les choses à force de dialogue, en expliquant nos décisions et en montrant que nous ne sommes pas responsables de leur longue attente. Généralement, nous arrivons à faire redescendre la pression. Pour ma part, je ressens beaucoup plus d’agressivité lorsque je travaille à la régulation. Au téléphone, les gens s’autorisent plus de choses que de visu et vont beaucoup plus loin lorsqu’ils n’obtiennent pas ce qu’ils espèrent. Mais lorsqu’un patient en plein épisode de décompensation psychiatrique ou sous l’emprise de toxiques se montre violent et incontrôlable, se met à frapper, à cracher ou à mordre le personnel soignant, c’est souvent très compliqué. Parfois aussi, des personnes qui nous sont amenées par les policiers peuvent paraître très calmes… et exploser dès que les forces de l’ordre ont tourné le dos.
Tous ceux qui travaillent aux urgences ont ainsi déjà vécu une situation où ils ont craint pour eux-mêmes et pour leurs collègues. Aussi, pour les patients incontrôlables, nous disposons d’un box équipé de vitres incassables et d’un verrou. Nous nous sommes déjà retrouvés avec un patient qui hurlait dans son box et tapait absolument partout. La crainte que nous avions alors était qu’il ne se blesse, ou qu’il ne nous blesse si nous essayions d’entrer pour le calmer. Je me souviens entre autres d’un homme qui avait réussi à conserver une chevalière et s’en était servi pour taper contre la vitre de la porte. Nous avions dû rappeler les forces de l’ordre, et l’attente de leur retour nous avait paru interminable… Je vous garantis que dans une telle situation, lorsque la vitre se brise un peu plus à chaque coup porté, le temps semble très long… Une autre fois, une dizaine de policiers sont arrivés avec un homme de 120 kilos en pleine crise psychotique, tout en muscles et dont la force était décuplée par la rage, comme c’est souvent le cas dans ce genre de situation. Le patient a blessé plusieurs policiers qui tentaient de le maîtriser et a reçu des coups de Taser en plein couloir des urgences sans que cela lui fasse quoi que ce soit…
Un autre jour, l’un de mes patients a essayé de s’enfuir des urgences. Il avait besoin d’être hospitalisé en psychiatrie mais s’y refusait. Nous avons donc été obligés d’engager une procédure d’hospitalisation sous contrainte. En cas de péril imminent, le certificat d’un médecin suffit pour les vingt-quatre premières heures, ensuite le patient doit être réévalué par un psychiatre. Lorsque mon patient a compris qu’il n’aurait pas le choix, il nous a poussés brutalement contre le brancard, l’infirmier et moi, est sorti du box puis s’est mis à courir comme un dératé en chemise d’hôpital dans les couloirs des urgences. Il a littéralement fait voler l’un de mes collègues qui s’était placé en travers de son chemin avant de fracasser une porte en verre… et d’être rattrapé sur le parking par la police.
"Peut-on exercer ce métier toute sa vie ?"
Supporter ces difficultés s’apprend avec le temps. On se tanne le cuir, on arrive à faire la part des choses, à s’imposer une distance avec la fonction qu’on occupe. Mais tout le monde n’y parvient pas… On croise des urgentistes de 30-35 ans déjà usés et rongés par leur métier. Certains n’étaient pas faits pour ça, d’autres l’étaient mais ont été épuisés par le système. La notion de 'qualité de vie au travail' est très à la mode dans les hôpitaux, mais elle est totalement oubliée aux urgences. On ne compte pas nos heures, on mange n’importe comment et on dort seulement quand on a le temps. Les journées sont harassantes, les nuits pas beaucoup plus calmes, et la situation ne fait qu’empirer, car nous sommes de moins en moins nombreux, médecins comme infirmiers, à vouloir travailler dans ces services. Quand j’ai commencé dans ce métier, il pouvait y avoir dans le service trois patients qui avaient passé la nuit sur un brancard. Pas plus. Aujourd’hui, il y en a parfois trente… On crée des filières spécialisées, on recrute des beds managers… Mais quand il n’y a pas de lit dans le reste de l’hôpital, il n’y a pas de lit, et on garde les patients aux urgences.
Face à la souffrance qu’on côtoie au quotidien, face au rythme de travail intense marqué par de longues gardes et de nombreuses nuits blanches, face à la grande fatigue mentale et physique qui en découle, peut-on exercer ce métier toute sa vie ? C’est une question qui angoisse beaucoup les internes depuis que la médecine d’urgence est devenue une spécialité à part entière. À mon époque, on obtenait un diplôme de médecin généraliste puis on se spécialisait en médecine d’urgence. Cela nous donnait la possibilité, ou du moins l’impression qu’on pouvait refermer la porte des urgences pour ouvrir celle de la médecine générale le jour où cela deviendrait trop difficile.
En réalité, je ne suis pas certain que cela soit réellement possible, car ce sont deux métiers très éloignés. Médecin urgentiste et médecin généraliste ne réfléchissent pas du tout de la même façon. Face à une douleur, nous allons d’abord chercher à éliminer les causes les plus graves : rupture d’anévrisme, infarctus, dissection aortique pour une douleur dans la poitrine, par exemple. Le médecin généraliste va, lui, d’abord rechercher les causes les plus fréquentes de ce type de douleur. De plus, nous, urgentistes, n’assurons pas le suivi des patients et ne savons pas le faire. Si un patient se présente pour des douleurs thoraciques aux urgences, je le laisserai rentrer chez lui une fois que les causes aiguës auront été éliminées, sans avoir posé de diagnostic, et je lui enjoindrai de consulter son médecin généraliste qui saura bien mieux que moi le conseiller et le rassurer, et enquêter sur la source de sa douleur."
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