Il y a des personnalités qui forcent l’admiration. Le Dr Karim Lounici en fait partie. À bientôt 70 ans, le généraliste installé à Pornichet, commune de Loire Atlantique située entre La Baule et Saint-Nazaire, depuis 1988, a tout quitté du jour au lendemain pour rejoindre l’Ukraine, envahie par l’armée russe depuis le 24 février. Le praticien, qui venait de réduire son activité à trois jours par semaine, n’a pas hésité à s’engager lorsqu’il a entendu à la télévision l’appel à l’aide du Président Volodymyr Zelensky. Pour le généraliste, qui devait passer en cumul emploi-retraite le 1er avril, c’était "l’occasion de faire quelque chose d’utile". Né en 1952 en Algérie, le praticien a lui aussi connu la guerre. C’est donc sans crainte qu’il a de suite envisagé de partir en Ukraine, malgré l’inquiétude de son épouse, également généraliste, restée en France. "Je suis moi aussi un enfant de la guerre." "C’est peut-être ça qui m’a inconsciemment mené en Ukraine, confie le généraliste. Pour moi, c’était un grand devoir d’aider quelqu’un." Déterminé, le Dr Karim Lounici envisage alors de rejoindre la Légion étrangère en tant que médecin. Il écrit au consulat d’Ukraine en France pour se porter volontaire. On lui demande son diplôme, son passeport, et tout un tas d’autres documents. Il s’exécute. On lui envoie une feuille de route. Le 17 mars, le généraliste prend le train direction la gare Montparnasse, puis se rend à l’aéroport Roissy Charles de Gaulle. Il s’envole pour Cracovie, en Pologne, où il reste deux nuits, puis roule vers la frontière. Le 20 mars, le praticien rejoint la caserne de recrutement des légionnaires, bombardée quelques jours après son départ.
Commence alors un véritable parcours du combattant. Le généraliste qui ne parle que très peu anglais n’est pas accepté en tant que légionnaire. Avec d’autres volontaires de plusieurs nationalités, il est reconduit à Krakovets. Mais il n’avait "pas fait 3.000 kilomètres pour rien". Ensemble, ils retournent à Lviv en stop en autobus. Ils sont déposés dans un centre humanitaire où on lui dit qu’ils n’ont pas besoin de volontaires. C’est la stupéfaction. Par chance, le généraliste rencontre une Biélorusse, militante des droits de l’homme, qui l’accompagnera dans ses démarches. Le Dr Lounici est finalement hébergé la première nuit par la caserne de légionnaires et, le lendemain, il est emmené au grand hôpital international de Lviv, où "il n’y avait pas place pour les généralistes". Même réponse à La Croix Rouge anglaise. La Biélorusse – prénommée Nia – téléphone au ministère de la Santé du pays. "On lui aurait dit qu’il y avait trop de médecins volontaires – plus de 200 – et qu’on ne pouvait pas me prendre." Exténué, le médecin français est déposé dans un hôtel. Le surlendemain, c’est la même chose. Échec sur échec. Nia l’emmène dans une auberge au sein de laquelle elle s’occupe de réfugiés. Il y restera dix jours. Cabinet dans les toilettes de l’église C’est finalement une traductrice ukraino-française qui mettra fin à ces journées interminables d’attente. Cette dernière affirme que le prêtre polonais d’une église catholique en périphérie de Lviv, à Sokilnyky, est prêt à l’accueillir et à le faire travailler. Là-bas, 260 Ukrainiens ont trouvé refuge. Ce sont surtout des femmes, parfois très jeunes, et des enfants, qui ont fui les villes ravagées de l’est (Marioupol, Irpin, Kharkiv, Boutcha…) pour rejoindre Lviv, une ville "épargnée", où la guerre semble presque lointaine, rapporte le Dr Lounici. Tous les réfugiés sont logés dans des dortoirs, qui sont d’anciennes chambres de séminaristes.
Le généraliste de Pornichet a installé un cabinet médical dans ce qui fut un jour les toilettes de l’église. Chaque jour, il y reçoit les réfugiés malades. Tous sont arrivés indemnes dans l’église de Lviv. Les blessés de guerre, le Dr Lounici ne les voit pas. Ils sont directement transférés à l’hôpital. La plupart du temps, il doit traiter des affections virales, des toux réflexes ou chroniques. "Je demande à tous ces patients de venir me revoir quelques jours après la consultation pour voir comment ils vont. Ils le font. Le toubib est vraiment un ponte ici", confie-t-il. Le médecin a écarté toute épidémie de bronchite, en traitant rapidement celles qui se sont déclarées. La promiscuité dans les dortoirs obligeait à agir vite...
Dans son cabinet, le praticien ne voit pas non plus passer de "cas de Covid cliniques". Pourtant, personne ne porte le masque là-bas, indique-t-il. Les gestes barrières ne sont pas respectés, notamment le fait de tousser dans son coude. "C’est un autre souci pour eux." Mais, reprend le praticien, la "salubrité est excellente". "Tout le monde se lave correctement les mains. C’est peut-être ce qui les sauve." Face aux risques d’angine streptococcique ou de diphtérie, le Dr Lounici regarde "toutes les gorges de [ses] patients avec la lampe torche de [son] téléphone". Soigner les enfants à l’eau de riz S’il n’est que peu confronté à des urgences, le généraliste doit néanmoins prendre en charge des pathologies différentes avec les moyens du bord. Deux interprètes l’aident à échanger avec la population. En leur absence, il arrive désormais à se faire comprendre et à comprendre ses patients. "Quand on me montre l’estomac, je comprends que le patient a une gastrite, un reflux ou quelque chose d’autre. Pour la constipation, on fait des gestes, on mime. Ça m’est arrivé avec un patient. On a rigolé. Je m’en voulais presque d’avoir ri, dans ce contexte de guerre." La principale difficulté demeure bel et bien le "déficit chronique de médicaments". "Parfois, quelques donateurs viennent et nous emmènent à la pharmacie, puis nous donnent un montant pour acheter des médicaments. On en reçoit également de Pologne, en même temps que la nourriture : des antidiabétiques, antiépileptiques, antihypertenseurs, beaucoup de paracétamol et d’ibuprofène, mais très peu d’antibiotiques." "Je reçois aussi des sirops pour la toux, sur lesquels tout est écrit en Polonais ou en Ukrainien, ajoute le Dr Lounici. J’ai du mal, mais j’arrive à trouver sur Google le nom de la molécule et les indications." "Quand je n’ai pas de médicaments, j’en prescris", explique-t-il. Problème : le pharmacien ne connaît pas tout, "le Spasfon par exemple." Par ailleurs, précise le généraliste, les médicaments prescrits ne sont remboursés qu’à hauteur de 80% en Ukraine. "La plupart ne vont pas chercher le traitement, car ils n’ont plus d’argent." Le médecin de Loire-Atlantique a ainsi payé de sa poche le traitement d’un enfant de l’église souffrant d’un érythème fessier.
Récemment, un donateur américain a permis de constituer un stock considérable de médicaments. "Désormais, j’ai énormément d’antibiotiques, d’antiémétiques pour la diarrhée. Ce qui m’importait le plus, c’étaient les médicaments pour les enfants car j’étais démuni, indique le praticien. Avant, je disais aux mamans de faire bouillir de l’eau de riz et de leur donner à boire. C’est ce que l’on faisait autrefois quand on n’avait pas de médicaments. Elles me prenaient pour un charlatan. Alors je descendais dans la cuisine, je faisais moi-même cette eau de riz, la laissais refroidir, je mettais du sucre, et c’est comme cela que je traitais les diarrhées des enfants. Pour les vomissements, j’étais complètement démuni." "La fin du monde" Le Dr Karim Lounici n’aide pas que dans le cabinet de l’église, où la présence médicale "rassure" les réfugiés. Avec le père Grégory Draus et d’autres bénévoles internationaux, il s’est rendu fin avril dans plusieurs villes sinistrées pour effectuer des maraudes et délivrer nourriture (pâtes, gâteaux, conserves…), produits d’hygiène et médicaments à leurs habitants, dont la plupart sont revenus après les bombardements. "C’est comme si vous entriez dans des villes comme Pornichet et vous n’entendiez aucun bruit en dehors des sifflements d’oiseaux", rapporte-t-il, encore marqué par cet itinéraire funeste, qui a duré quatre jours. Le généraliste a d’ailleurs publié des vidéos et des photos de ces maraudes.
"Vous avez l’impression d’être dans des villes d’après-guerre. C’est la fin du monde. Vous voyez de grandes tours cassées, calcinées, les vitres brisées, les voitures renversées. Vous n’entendez personne. Tout le monde est terré. Dès que quelqu’un aperçoit le camion dans lequel on se trouve, tout le monde sort et vient progressivement. Ils doivent se passer le mot. Ils ne viennent pas non plus en très grand nombre comme on pourrait l’imaginer. Il y a une cinquantaine, soixantaine de personnes, pas plus", décrit le médecin. "Sans ces maraudes, je ne sais pas comment ils feraient pour manger. Il n’y a plus de supermarché." Personne ne souffre néanmoins de dénutrition, a-t-il constaté...
"La guerre les unit. Ils se partagent tout. Ils ne se ruent pas." Le Dr Lounici s’est également rendu à Boutcha, ville martyre au nord de Kiev. "J’y ai vu deux pelles posées le long d’un mur l’une à côté de l’autre. En dessous, il y avait de la terre noire, sans herbe. Les gens m’ont dit qu’ils s’agissaient probablement d’habitants tués par le ‘boucher de Boutcha’, qui ont probablement été enterrés par des survivants devant leur maison. Ils ont sûrement laissé les pelles pour se souvenir", se rappelle-t-il avec émotion. Dans cette localité, théâtre d’exactions et d’atrocités, plus de 400 civils ont été tués, d’autres ont disparu.
"Prendre en charge les enfants" Dans les villes où le praticien s’est rendu, "les gens ont un regard profond". Dans l’église où il soigne, "les gens sont apathiques, mais polis. Ils sont dans leurs pensées, lointains. Ce n’est pas une déprime telle qu’on l’a étudiée, telle qu’on la connaît chez nous. Ils sont avec nous sans être avec nous. Leurs pensées sont dans leur passé, dans leur maison, leur famille… ce qu’ils ont perdu probablement", décrit le généraliste, qui constate également beaucoup de somatisation. Le Dr Lounici, père de deux grands enfants et grand-père d’une petite-fille de 5 ans, s’inquiète pour les enfants. "Ils sont agités. Ils courent partout. On ne sait pas où ils vont, quel est leur but", explique-t-il. "Une fois, ils ont reconstruit une maison pour jouer et avec un tapis en plastique ils ont mis un toit. Ils la construisaient et ensuite, ils la détruisaient totalement en donnant des coups de pied dedans, et ainsi de suite. C’est un traumatisme qui doit leur rappeler la destruction de leur maison. Il va falloir prendre en charge tous ces enfants après la guerre parce que ça va laisser des traces." Celui-ci espère repartir bientôt faire des maraudes avec le prêtre pour venir en aide dans les villes martyres. Il compte rester six mois en Ukraine, mais aimerait rentrer en juin pour voir sa famille. À ce jour, c’est sa femme, à plusieurs milliers de kilomètres, qui le tient au courant de l’actualité. "On s’appelle trois à quatre fois par jour. Elle me dit : ‘Ils vont attaquer ceci, ils vont faire cela’. Moi, je ne sais même pas ce qu’il se passe ici. C’est mon interprète qui m’explique. Je ne regarde pas la télévision, car je ne la comprends pas."
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