"On se démène comme on peut et on se fait casser" : le plaidoyer d'une gynéco de campagne face à la CPAM
Gynécologue installée à Fougerolles, en Haute-Saône, depuis 1991, le Dr Elisabeth Aubry-Boco fait l'objet d'une procédure qu'elle juge particulièrement "injuste" : après avoir relevé des anomalies de cotation, la CPAM lui réclame plus de 3700 euros d'indus. Estimant que ces actes sont justifiés par les besoins de ses patientes et les difficultés d'accès aux soins de ce désert médical, la praticienne se bat pour changer et éveiller les consciences de ces confrères face au diktat de la nomenclature.
C'est le genre de courrier que tout médecin libéral redoute de recevoir. Objet : "notification des résultats d'un contrôle administratif d'activité". Expéditeur : "service contentieux et fraude" de la CPAM. "Ce qui est terrible, c'est qu'on se sent coupable d'emblée", nous confie le Dr Elisabeth Aubry-Boco. Installée en Haute-Saône depuis 1991, la gynécologue-obstétricienne reçoit en octobre 2018 une lettre recommandée qui va bousculer son exercice. Après avoir relevé des "anomalies" de cotation sur la période du 1er janvier 2016 au 31 août 2018, la CPAM lui réclame 3745.41 euros d'indus. "J'ai passé une nuit blanche quand j'ai reçu ce courrier. Je me demandais : 'qu'est-ce que j'ai fait de mal? Je ne comprends pas'." Dans le détail, la caisse lui reproche d'avoir coté des actes CCAM incompatibles avec des actes NGAP (146 dossiers), ne pas avoir respecté la règle d'abattement des 50% (42 dossiers), et d'avoir facturé des frottis avec un intervalle de moins de 3 ans (183 dossiers). La gynécologue dispose alors d'un mois pour se justifier. Au terme de cette première étape, 228 dossiers sont encore considérés comme "non justifiables". Faire revenir la patiente ou "faire un faux" ? Comme elle, cinq des neuf autres gynécologues du département auraient fait l'objet de la même procédure, pour des préjudices aux montants variés. Clamant leur bonne foi, les médecins écrivent à la ministre de la Santé, sans réponse. "J'ai écrit au directeur de l'ARS, au président de l'Ordre national des médecins : je n'ai pas eu de réponse", énumère le Dr Aubry-Boco. La gynécologue va même jusqu'à solliciter une "formation complémentaire à la nomenclature" auprès de sa référente à la CPAM. "Elle m'a dit qu'elle n'était pas au courant de la procédure", se souvient-elle. Alors que certains confrères se résolvent à payer et que d'autres se rendent au siège de la CPAM à Vesoul pour un entretien éprouvant à l'issue incertaine, le Dr Elisabeth Aubry-Boco, elle, décide de porter l'affaire sur le terrain judiciaire. Elle estime en effet que ses cotations sont justifiées aussi bien par les besoins de ses patientes que par les difficultés d'accès aux soins de ce territoire rural.
Depuis son installation à Fougerolles, en effet, les deux maternités de proximité de Lure et Luxeuil-les-Bains ont fermé, tout comme les urgences de Luxeuil. "Les centres référents pour la PMA sont à Besançon ou Nancy, à 1h15-1h30 de route, voire à Dijon ou Strasbourg. Je fais les échographies localement pour éviter aux patientes d'aller là-bas", souligne le Dr Aubry-Boco. En cas d'urgence...
notamment de suspicions de fausse couche ou de grossesse extra-utérine, la gynécologue cotait habituellement une consultation et une échographie. Une association interdite par la réglementation, que son logiciel agréé a pourtant laissé passer. "Donc je me dis que c'est bon. Pour moi c'est normal, ce n'était pas de la fraude", se défend-t-elle. "Maintenant, j'arrête les PMA." Pour la gynécologue en effet, il serait tout aussi inconcevable de demander à la patiente de revenir à la maison de la santé pour repasser sa carte vitale afin de facturer l'échographie que de "faire un faux", en établissant une feuille de soin pour cet acte "à une autre date", comme le font certains confrères. Autre "anomalie" de cotation relevée par la CPAM : le cas des débuts de grossesse. "Depuis 2019, l'entretien natal précoce est obligatoire. A l'époque, il ne l'était pas, relève la gynécologue. Je faisais une consultation d'information de début de grossesse et une échographie de datation. On ne peut pas faire une consultation sans vérifier que le bébé va bien...", justifie-t-elle. Tarif : 35.65 euros + 30 euros. "Maintenant je sépare. Je fais un entretien prénatal précoce à 57.50 euros et une échographie de datation à part, ce qui revient plus cher", souligne-t-elle. L'Assurance maladie "ne remplit plus son rôle" Enfin, la caisse lui reproche d'avoir pratiqué des frottis de col à moins de trois ans d'intervalle, à quelques mois près. "On me dit de faire revenir les patientes… Mais ici, les gens viennent se soigner que si ça ne va pas, ils ne sont pas dans la prévention, dans le dépistage", relève-t-elle, chiffres de l'ARS à l'appui : "Chez la femme en Haute-Saône, il y a une surincidence de 21% pour le cancer du col de l'utérus." Pour la praticienne, cette nomenclature rigide s'apparente à une forme de "maltraitance", "contraire au serment d'Hippocrate" qui ordonne au médecin d'avoir pour "premier souci" "de rétablir, de préserver ou de promouvoir la santé". A l'inverse, juge Elisabeth Aubry-Boco, l'Assurance maladie "ne remplit plus son rôle" et a failli à ses principes fondateurs que sont l'égalité d'accès aux soins, la qualité des soins et la solidarité. Et de souligner que ni la MSA, ni la MGEN, ni le RSI ou la caisse militaire ne lui ont reproché ses cotations… Mais ces arguments médicaux et éthiques n'ont pas réussi à...
faire pencher le verdict en sa faveur : en mars 2021, en appel, le tribunal donne raison à la CPAM. La réglementation est la même pour tous, ville ou campagne, juge-t-il. Le Dr Aubry-Boco a alors la possibilité de se pourvoir en cassation mais elle décide d'arrêter les frais, et choisit de "lutter par d'autres voies". Le 2 mai, elle signe une lettre ouverte. "Moi, Docteure Elisabeth Aubry-Boco, gynécologue rurale de 63 ans, je rends ma blouse", déclare-elle. Revenant sur les faits qui lui sont reprochés, elle dément avoir voulu se "faire de l'argent" ou avoir "entraîné un déficit financier à la CPAM 70". Elle déplore le fait d'avoir subi, avec ses confrères, "l'assaut" de la caisse et en conclut que "la France rurale est maltraitée". "Mon honneur est sauf et j’ai préservé ma conscience professionnelle en exerçant mon devoir envers mes patients, écrit-t-elle. La pratique de la médecine est difficile : il y a ceux qui en parlent et ceux qui la font, ceux qui cherchent des solutions et ceux qui cherchent des coupables. Donc oui, en mon âme et conscience je ne pourrai pas continuer à exercer dans ces conditions et donnerai ma démission avant l’âge de la retraite", annonce la gynécologue. France 3 lui consacre un reportage. Et pour cause : dans un département où les gynécologues se comptent sur les doigts des deux mains, le Dr Aubry et sa consœur prennent en charge 7000 patientes. Et la sexagénaire est aussi la seule médecin-pompier mobilisable dans toute la moitié nord de la Haute-Saône. "On fait au moins un accouchement par an dans le camion des pompiers", souligne-t-elle. #BalancetaCPAM Le combat aurait pu s'arrêter là. Mais le Dr Aubry-Boco tombe sur le témoignage du Dr François Moriss, ce généraliste qui a tenté de se suicider avant un entretien à la CPAM au sujet de sa prescription d'IJ. "Quand j'ai lu ce témoignage, je me suis dit "il faut que ça s'arrête". Je vais le rejoindre. Non seulement je vais lui exprimer mon soutien mais je vais lui dire 'il faut qu'on fasse quelque chose'", annonce-t-elle, bien tentée de lancer un mouvement "#balancetaCPAM". "Je veux que les collègues bougent aussi. On se démène comme on peut et on se fait casser!", lance-t-elle. Car au-delà du fond de l'affaire, la gynécologue dénonce également les méthodes de la CPAM : le ton culpabilisant du courrier initial, un premier retrait de plus de 900 euros effectué sur son compte au début de la procédure, l'impossibilité de défendre les dossiers face à un médecin de sa propre spécialité, un coup de fil "une semaine" après le jugement pour mettre en place un échéancier de paiement au plus vite, sous peine de se voir retirer les 2400 euros restants...
d'un seul coup. "J'ai appelé la caisse nationale, en pleurs : je n'ai pas 2400 euros sur mon compte, je suis en secteur 1!", lance-t-elle. La réponse de la CPAM Sollicité par Egora, le directeur de la CPAM de Haute-Saône, Nicolas Perrin, a répondu point par point à ces accusations. "Je peux tout à fait comprendre que lorsque vous recevez un courrier d'indus avec une certaine somme à rembourser, ça ne vous fasse pas plaisir, et qu'à ce moment -là vous vous sentiez remis en cause dans votre honnêteté, dans votre pratique professionnelle", déclare-t-il. Mais "nous ne sommes pas dans une affaire de fraude. Jamais personne -je suis clair là-dessus- n'a ne serait-ce que laisser entendre au Dr Aubry-Boco qu'il s'agirait de fraude et qu'elle serait une fraudeuse, insiste Nicolas Perrin. Jamais personne en tant qu'administratif ne se serait permis de donner un avis sur la pratique médicale du Dr Aubry Boco. Nous sommes sur un contrôle qui laisse apparaître une facturation anormale. Notre devoir, c'est de rappeler les règles et de procéder à la récupération de l'argent public qui a été facturé de manière indue sans que cela ne soit qualifié de fraude à aucun moment." Des règles qui s'appliquent en milieu rural comme en milieu urbain, "pour une profession qui, à ma connaissance, est difficile d'accès aussi bien en ville qu'à la campagne", souligne le directeur de la CPAM, sans pour autant méconnaître "la charge de travail" des spécialistes de ce département "particulièrement sous-doté". Et de rappeler que ce n'est pas tant l'association de deux actes le même jour pour une même patiente qui est en cause, que la cotation à taux plein du 2èmeacte. "Ces règles peuvent paraître administratives mais ce sont en fait des directives de la HAS, qui a hiérarchisé les actes. Ça peut paraître illogique de prime abord de réaliser un abattement pour le 2e et le 3e actes mais la HAS a considéré que lorsque vous les faisiez le même jour, il y a une partie du travail qui était déjà fait : le temps d'installation, le temps d'explication…", relève Nicolas Perrin. De même pour les frottis, qui d'après la HAS, ne peuvent être cotés à moins de trois ans d'intervalle, "sauf cas médicaux expressément cités dont on a tenu compte après explication du Dr Aubry-Boco", précise-t-il. Mais pour le Dr Patrick Gasser, président du syndicat Avenir-Spé, ces règles d'association d'actes sont mauvaises et doivent être changées. "Il faut remettre en cause ces visions très anciennes de la prise en charge des patients si on veut valoriser l'acte intellectuel et la pertinence", souligne le syndicaliste. Les négociations conventionnelles de l'avenant 9 devraient d'ailleurs permettre de lever certaines interdictions, pour quelques spécialités. "Les gynécologues vont pouvoir coter une consultation + une colposcopie", annonce-t-il. Quant à l'échographie, "ce sera sur la table", promet-il, évoquant pour l'heure des freins financiers. "Mais quand vous faites revenir les patients, vous perdez du temps. Et ça pose un problème d'accessibilité, souligne le gastro-entérologue. Il faut bien se mettre en tête que ce n'est pas parce qu'on va dépenser un peu plus à un moment T, qu'on ne va pas gagner du temps et faire des économies à la marge." Et d'évoquer enfin une règle de cotation relativement méconnue : "on peut coter deux actes s'ils ne sont pas faits dans la même salle", assure-t-il. La CCAM et la NGAP n'ont pas fini de compliquer la vie des médecins.
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