Rendez-vous non honorés, urgences bondées, défiance… Mal informés, isolés, perdus et parfois jugés « indisciplinés », les patients ne font pas toujours bon usage du système de santé. Et en face, les professionnels de santé, eux, doivent gérer quotidiennement ces situations. Compte tenu des difficultés auxquelles fait face le système de santé, l’une des solutions consiste-t-elle à rendre le patient plus responsable, mais sans le culpabiliser ? « Nous sommes les dindons de la farce. » Delphine Saada, dermatologue dans le XVIIe arrondissement de Paris, est amère : deux nouveaux patients Doctolib, pourtant rappelés par sa secrétaire pour confirmer leur rendez-vous, lui ont encore fait faux bond. Une pratique trop courante, estime-t-elle. « Les patients se plaignent qu’il y ait des mois et des mois de délais en dermato, mais en l’occurrence, c’est le système qui se mord la queue », déplore la praticienne, qui a décidé de limiter les rendez-vous pris sur la plateforme à cause des « lapins ». Si la quasi-totalité des médecins sont confrontés à l’absentéisme des patients*, certaines spécialités semblent plus touchées que d’autres. Ainsi, selon une étude menée en 2015 par l’URPS Île-de-France auprès de 2 822 médecins franciliens, les dermatologues, les gynécologues, les ophtalmologues et les radiologues déplorent plus de 3 rendez-vous non honorés par jour, contre 1 ou 2 pour les cardiologues, les psychiatres et les généralistes. Soit quarante minutes « perdues » pour chaque praticien, évaluait l’instance. « Les patients sont complètement drivés, tenus par la main, observe Delphine Saada, qui estime que de nombreux lapins sont liés à des oublis. Je pense que ça ne les aide pas à être responsables de leur rendez-vous. » Exaspérée, elle a lancé, en mars 2019, une pétition pour que Doctolib interdise l’accès aux patients indélicats. « Aujourd’hui, vous pouvez blacklister un patient pour un cabinet, même un cabinet de groupe, mais j’aurais souhaité qu’un patient qui a l’habitude de poser des lapins ne puisse plus prendre de rendez-vous sur la plateforme », explique la dermatologue, qui regrette que rien n’ait évolué depuis le lancement de sa pétition, et ce malgré les nombreux échanges avec son fondateur. Une solution qui ne convainc pas Christian Saout, car ce n’est pas en sanctionnant les patients qu’ils deviendront responsables. « La responsabilisation sanction va nous faire entrer dans un système affreux. On va tous se reprocher des choses les uns les autres, prévient le président du conseil pour l’engagement des usagers de la Haute Autorité de santé (HAS). Par exemple, celui à qui on reprochera d’avoir raté un rendez-vous reprochera à son médecin la mauvaise qualité de son écoute ou de son diagnostic… »
« Consommateur de soins » À l’heure où le système de santé fait face à de multiples crises (manque de personnels, perte d’attractivité du secteur, crise de l’hôpital, etc.) exacerbées par l’épidémie de Covid-19, l’ancien président de l’association Aides prône le recours à la responsabilisation par l’éducation. « Avec la crise économique qui va inévitablement suivre la crise sanitaire, il va falloir qu’on ait tous un usage du système de santé qui soit globalement meilleur », note-t-il, précisant que « le patient de demain » devra être « mieux informé pour être plus responsable, à titre personnel et à titre collectif ». « Le patient n’a pas choisi de l’être. Il n’a pas été éduqué pour faire son métier de patient », insiste pour sa part Gérard Raymond, président de France Assos Santé, qui refuse que les usagers soient tenus pour seuls responsables des dysfonctionnements du système...
Ce que concède le Dr Jacques Battistoni, médecin généraliste à Ifs (Calvados) et président du syndicat MG France : si le patient peut parfois être « indiscipliné », c’est en partie parce qu’il n’a pas les clés lui permettant de devenir acteur : « Le bon usage du système de santé est quelque chose qui a été manifestement négligé par les pouvoirs publics. Les patients connaissent mal le système, frappent là où il y a de la lumière, en particulier les services d’urgence. » Déjà, estime-t-il, lors de la première vague de l’épidémie, les messages contradictoires du gouvernement ont intensifié les mauvais usages : « La focalisation faite sur l’hôpital a éloigné les patients des cabinets en leur faisant croire, à tort, que nos cabinets allaient être submergés. » Et les informations sanitaires ne semblent pas avoir été transmises de façon claire à la population. « Je suis très surpris de l’écart qu’il y a entre ce que nous comprenons, médecins, et ce que les gens comprennent », rapporte le Dr Mathias Wargon, chef du service des urgences et du Smur du centre hospitalier Delafontaine, à Saint-Denis. Résultat de ce manque d’éducation à la santé, le patient est devenu, au cours de ces dernières décennies, « un consommateur de soins », constate Mathias Wargon. « Aujourd’hui, vous achetez votre téléphone sur internet, vous le recevez le lendemain. Demain, vous avez perdu du poids ou vous avez senti une masse dans le sein, vous allez chez votre généraliste. Il va vous examiner, vous dire de faire des examens complémentaires. Vous en avez pour huit à dix jours au minimum. A contrario, vous venez aux urgences, vous allez passer la journée à l’hôpital, mais à la fin de la journée, vous sortez avec un diagnostic. On ne peut pas reprocher aux gens que la médecine soit en retard par rapport à leur téléphone », assure l’urgentiste. D’ailleurs, il ne croit pas que l’instauration du forfait patient urgences (FPU), prévu dans le plan de financement de la Sécurité sociale 2021, servira à rendre le patient plus responsable. « Cette responsabilisation du patient, on en parlait déjà quand on a instauré le ticket modérateur » que le FPU va remplacer, ironise le Dr Wargon, précisant que « 20 % des personnes qui se rendent aux urgences relèvent de la médecine ambulatoire ».
L’éducation thérapeutique, encore trop embryonnaire Une solution pour replacer le patient en tant qu’acteur de sa santé et du système a toutefois été trouvée par le biais de l’éducation thérapeutique (ETP), mais les initiatives restent encore trop souvent locales et pas suffisamment généralisées. « Elle est aujourd’hui purement hospitalière. Il faudrait la développer davantage dans les centres et maisons de santé, les cabinets de ville... Il est très difficile d’obtenir un programme d’ETP parce que ça implique des connaissances particulières et une formation. C’est très fermé », déplore le Dr Wilfrid Guardigli, généraliste et membre du bureau de l'URPS Paca. Par ailleurs, la crise sanitaire a rendu impossible le regroupement physique des malades dans ce genre de programme, laissant de nombreux patients désarmés… Avec l’URPS Paca et la Fédération française des diabétiques, Wilfrid Guardigli a décidé de créer un modèle unique, numérique et ludique. Leur serious game, Gluciboat, sorte de jeu vidéo à visée pédagogique, permet aux patients nouvellement diagnostiqués avec un diabète de type 2 de mieux comprendre et appréhender leur maladie, tout en restant chez eux. Le pitch ? Le malade participe à une croisière virtuelle en Méditerranée et à chaque escale se familiarise avec une thématique de l’éducation thérapeutique, comme la gestion de sa pompe à insuline. Il peut ensuite entrer ses résultats sur une plateforme, que pourra consulter son médecin traitant au prochain rendez-vous. « Ça permet au médecin d’avoir des idées sur les notions qu’a son patient, et donc un gain de temps. Et puis ça crée un lien différent », assure Wilfrid Guardigli. S’il est encore trop tôt pour observer les bénéfices du jeu, le généraliste est convaincu de l’intérêt de l’ETP. « Je dirige également un programme sur la BPCO, et les patients qui sortent des séances comprennent beaucoup mieux leur maladie qu’avant. » S’il n’y a pas, dans la littérature scientifique, « de démonstration de l’efficience de l’éducation thérapeutique », il y a, en revanche, une démonstration de son efficacité...
admet Christian Saout. « On ne peut pas affirmer que ce soit efficient, donc que cela rende le système moins coûteux. Cela vient comme une dépense en plus dans le système de santé pour aider les personnes à mieux se prendre en charge », explique-t-il, insistant cependant sur l’importance de développer ces programmes. Il y a un mois, la HAS a d’ailleurs publié en ce sens une recommandation sur l’engagement des usagers. Donner du sens à la pratique médicale Les Hospices civils de Lyon (HCL) ont pris le sujet à bras-le-corps depuis près de deux ans. Dans le cadre de leur projet d’établissement Pulsations 2023, ils ont mis en place la mission Peps qui vise à impliquer des patients dans leur parcours de soins, au travers, notamment, de la réorganisation de locaux ou de services, comme les urgences de l’hôpital Édouard-Herriot. Mais ils peuvent aussi apporter une expertise sur la prise en charge ou les dispositifs médicaux. Quatre patients ont ainsi été sollicités pour améliorer le déclenchement des implants cochléaires. « Ces patients-partenaires ne représentent pas tous les patients, mais ils font part de leur propre expérience, ce qui leur a manqué, ce qu’ils auraient aimé avoir, explique Isabelle Dadon, directrice adjointe de la direction de l’organisation, de la qualité, des risques et des usagers aux HCL. Ils acceptent de donner de leur temps de manière bénévole et, finalement, leur expérience permet d’accompagner tous les patients du service. » Pour incarner ce vaste projet, Brigitte Volta-Paulet a été recrutée en avril 2019 comme patiente-coordinatrice. Une première en France dans un CHU. Celle-ci se rend sur le terrain pour construire un réseau de patients-partenaires afin de déployer le projet Peps. « Nous ne sommes pas centrés sur le patient mais sur la relation soignant-patient. On ne met pas un spot particulier sur le malade parce qu’on s’est rendu compte que si on faisait cela, on allait l’aveugler et on frustrerait les professionnels », indique la patiente-coordinatrice, qui dénonce les injonctions contradictoires : « L’institution dit aux malades : “Soyez autonomes, on vous prend en charge”. Ça n’a pas de sens ! »
Convaincue de l’importance de tenir compte de l’expérience patient pour améliorer la qualité de vie des malades et transformer le système de santé, la Direction collaboration et partenariat patient de la faculté de médecine de l’université de Montréal a donné naissance au « modèle de Montréal » il y a bientôt dix ans. Elle a été la première université internationale à recruter des patients pour promouvoir le partenariat entre patients et professionnels de santé, une notion qui s’est diffusée ensuite dès 2011 dans les hôpitaux canadiens. L’université a ainsi participé à développer les concepts de « patients ressources », de « patients formateurs » (capables de former, entre autres, les étudiants en médecine), ou de « patients co-chercheurs », qui s’impliquent dans des projets de recherche. À ce jour, plus de 200 patients partenaires sont engagés.
Afin de faire adhérer le patient au système, les HCL se sont attachés à transformer leur vocabulaire. « Dire qu’il est “invité” et non “convoqué”, ça permet de solliciter son désir de participer », note l’ancienne psychologue du travail à qui on a diagnostiqué une leucémie il y a sept ans. Après sept mois à l’hôpital et une greffe de moelle osseuse, elle a décidé de reprendre ses études et a rejoint l’Université des patients à la Sorbonne, où elle s’est spécialisée en éducation thérapeutique et en accompagnement du patient en cancérologie. « Ça me paraissait intéressant de me positionner dans la structure comme patiente. » Si les bénéfices pour le patient-partenaire semblent non négligeables...
Isabelle Dadon assure que les soignants profitent aussi de son expérience : « Ça donne du sens à leur pratique. » Une satisfaction qui s’observe dans de nombreux programmes favorisant l’accompagnement et le lien médecin-malade, assure Gérard Raymond. « Dans le modèle de Montréal (voir ci-dessous), on voit que les solutions thérapeutiques adoptées collent plus aux attentes des patients, mais encore faut-il laisser de la place à la formulation de ces attentes », remarque Christian Saout, qui plaide pour la normalisation de la « décision partagée », dans les cabinets de ville comme à l’hôpital. Si la responsabilisation du patient permise par ces initiatives témoigne d’une incidence positive sur l’observance, Christian Saout prévient que « l’information en santé, même si elle est optimale, n’empêchera pas toujours des arbitrages défavorables », mais elle permettra de « réduire les écarts entre ce qui est bon pour soi et les attitudes ». Et si la culture du partenariat et de l’engagement permettra, en partie, de faire face aux défis de demain, les ressorts économiques, sociologiques et personnels rendent la tâche des différents acteurs de santé complexe. « On sait qu’il y a des solutions sur la table, mais on a du mal à s’en saisir parce qu’elles coûtent de l’argent ou parce qu’elles imposent la modification de nos comportements, à la fois de patient et de professionnel de santé », regrette Christian Saout.
*Selon une enquête Odoxa pour la Mutuelle nationale des hospitaliers (MNH), menée de mars à avril 2019, 90 % des médecins (97 % des libéraux) subissent l’absentéisme injustifié de leurs patients.
Précisions de Christian Saout, président du conseil pour l’engagement des usagers de la HAS :
• la responsabilisation est un principe du vivre ensemble. C’est un processus soutenu par l’information, l’éducation, les institutions ou les règles dont un pays se dote. En santé, elle vise à ce qu’une personne comprenne que ses actes à l’égard d’elle-même ou d’autrui n’ait pas de conséquences délétères. La responsabilisation individuelle invite à être précautionneux à l’égard de son propre capital-santé. Collective, elle suggère que l’on honore un rendez-vous ou qu’on le décommande quand on ne peut plus s’y rendre ;
• la responsabilité est un résultat. On dira de celui qui se place dans un processus de responsabilisation qu’il est responsable. Il y en a deux types : celle qui résulte de l’éducation et que l’on exerce librement, et celle qui est produite par la contrainte ou la perspective de sanctions.
K. R.
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