"On est dans un processus d'érosion du pouvoir médical" : pourquoi les candidats à la présidentielle ne draguent plus les médecins

25/03/2022 Par Aveline Marques
On a longtemps dit que le médecin libéral avait le "pouvoir" d'infléchir le vote de ses patients. "Mythe" ou réalité ? Les dernières élections présidentielles ont en tout cas été précédées d'importantes revalorisations pour la profession. Mais pas celle-ci. Non seulement la négociation conventionnelle a été repoussée, mais les candidats ne se bousculent pas pour séduire les médecins libéraux. Au contraire. Alors que leurs programmes promettent monts et merveilles à l'hôpital, aux pharmaciens, aux infirmières ou encore aux sages-femmes, les candidats de tous bords dégainent les mesures coercitives pour lutter contre les déserts médicaux. Faut-il y voir le signe d’une perte d’influence de la profession ? Patrick Hassenteufel, professeur de sciences politiques à l'Université de Versailles-Saint Quentin, qui a travaillé sur la question du "pouvoir médical", nous éclaire. 
 

Egora.fr : Traditionnellement, les campagnes électorales donnent lieu à une surenchère sur le tarif de la consultation. Cette fois, on assiste à une avalanche de propositions restreignant la liberté d'installation. Le "mythe" du pouvoir électoral du médecin s'est-il effondré ? 

Pr Patrick Hassenteufel : Je n'analyserai pas cela de cette façon, même si le calendrier des conventions suit d'ordinaire celui des élections. En 2016, le fait que les négociations aient eu lieu en contexte pré-électoral avait été très favorable aux médecins.   Mais de manière générale, les propositions de revalorisation émanent plutôt de candidats de droite, comme ce fût le cas en 2002. Il y a donc ici une continuité puisque Valérie Pécresse [candidate Les Républicains, NDLR] propose une revalorisation de la consultation. Les médecins libéraux continuent à être considérés comme un électorat clé pour la droite, du fait de ce pouvoir d'influence supposé.   Il est vrai qu'un accent plus fort est mis sur les contraintes dans les discours et les propositions. Même si les mesures coercitives proposées renvoient plutôt à des obligations pour les étudiants qu'à une restriction de la liberté d'installation. Cela tient au fait que la désertification médicale est devenue un enjeu majeur depuis une quinzaine d’années. La pression des élus locaux est très forte. On voit ainsi le conventionnement sélectif revenir chaque année dans les amendements au projet de loi de financement de la Sécurité sociale (PLFSS), déposés par des élus de gauche mais aussi du centre voire de droite, des camps politiques plutôt favorables à la médecine libérale. Les porteurs de ces amendements raisonnent davantage en termes d'élus locaux, face à la préoccupation très forte de la population. Proposer des mesures contre les déserts médicaux touche un électorat plus large que proposer des mesures en faveur des médecins. On assiste toujours au même jeu politique : ces amendements de l'opposition sont systématiquement refusés par le Gouvernement, quelle que soit sa couleur. On peut faire l'hypothèse que c'est aussi parce que les élus savent que ce type de propositions va être retoqué qu'ils les font d'autant plus facilement. Cela permet à ces élus de montrer qu’ils se préoccupent de cet enjeu.  Toutefois, il me semble que les candidats vont moins loin dans leurs propositions que ces amendements au PLFSS.    Il semble toutefois y avoir une bascule car Emmanuel Macron, dont les deux ministres de la Santé ont repoussé jusqu'ici ces amendements, en arguant que ces mesures ne fonctionneraient pas, fait figurer la "régulation à l'installation" dans son programme, sans que l'on sache à ce stade ce qu'il a en tête…  En effet, on sent qu'il y a une évolution, qui est peut-être liée aussi au fait que l'on s'aperçoit que les mesures incitatives, qui sont nombreuses et existent depuis longtemps maintenant, ne suffisent pas. Je pense que les mesures structurelles du type regroupement, coordination des soins et délégations de tâche sont susceptibles de jouer un rôle plus important, mais elles ont moins d’effets immédiats. Oui, on sent bien un basculement s’opérer.  

  Pour la première fois, le Conseil national de l'Ordre des médecins n'a pas été consulté par les candidats dans la phase préparatoire de leur projet. En revanche, ils s'adressent largement dans leurs programmes et leurs discours aux autres professions de santé que sont les pharmaciens, les infirmières, les sages-femmes. Emmanuel Macron quant à lui a choisi de s'entourer de la présidente de l'Ordre des kinés. Quelles conclusions en tirer ?  J'ai vu en effet que le président de l'Ordre avait été assez contrarié d'avoir été dédaigné par les candidats. Il est vrai que par rapport aux délégations de tâche ou à la vaccination, il y a eu des positions très tranchées de la part de la profession médicale. L'enjeu véritable ce n'est pas tant le nombre de médecins que le temps médical disponible. Déléguer aux autres professions permet de dégager du temps médical. Et sur ce point on a une position des médecins qui est un peu contradictoire : il faut leur dégager du temps médical mais en même temps ils ont de très fortes réserves sur la délégation. Il me semble néanmoins que l'Ordre est plus ouvert sur ces questions que certains syndicats.  Lors des Rencontres de l'association AVECsanté, qui porte l'exercice coordonné et les maisons de santé, j'étais assez frappé de voir que Thomas Fatôme [directeur général de la Cnam, NDLR] était très ouvert aux échanges avec ce type de structures. De plus en plus, les pouvoirs publics cherchent à  s’appuyer sur d'autres professionnels de santé que les médecins pour mener des réformes.    C'est un vrai changement ?  Les délégations de tâches ne sont pas nouvelles. Les premières expérimentations sont assez anciennes, en lien avec le manque de médecins. Mais la crise du Covid a peut-être renforcé cette évolution, en mettant en avant d'autres professionnels que le médecin.    Les pharmaciens ont été pro-actifs pendant la crise, montrant qu'ils étaient volontaires et capables de faire…  Oui et il y a eu aussi une forte valorisation des infirmières et des aides-soignantes à l'hôpital. Du côté des médecins, ce sont plutôt les épidémiologistes et les infectiologues qui ont été mis en avant, beaucoup plus que les libéraux.  

  Tous les candidats ou presque plébiscitent les transferts de compétences et les délégations de tâche. Le médecin généraliste est-il en train de perdre sa place de "pivot", de "pilier" du système de santé ? C'est une expression qu'on employait sans cesse il y a quelques années et qu'on entend de moins en moins.  Clairement, on est passé du rôle "pivot"...

du généraliste à une coordination pluriprofessionnelle des soins, avec les MSP, les centres de santé, les CPTS. On met plus l'accent sur la coordination et sur la notion d’équipe que sur le rôle pivot du médecin… mais aussi parce qu'il n'y a pas assez de généralistes ! Quand on voit que 8 à 9 millions de Français sont sans médecin traitant, on ne peut plus organiser les soins autour des médecins généralistes puisqu'ils ne sont plus là en nombre suffisant.     Ils seront de nouveau présents en nombre dans dix ans. Fera-t-on marche arrière ?  Ces évolutions vont de pair avec les aspirations des nouvelles générations de médecins : plus ouverts sur les coopérations interprofessionnelles, moins attachés à l'exercice libéral mais se dirigeant plus vers de l'exercice mixte, plus favorables au paiement au forfait… Ce sont des choses que portent les organisations de jeunes médecins, alors que le rôle pivot du généraliste était vraiment la revendication centrale de MG France jusqu'à l'obtention du statut de médecin référent (puis traitant).  Il est d'ailleurs intéressant de noter que l'organisation devenue AVECsanté a été créée par des anciens de MG France. Leur discours est centré sur "l'équipe de soins", une équipe dans laquelle le généraliste a évidemment une place importante mais il n'est plus le seul. Ce n'est plus le rôle du généraliste qui est mis en avant mais la notion d'équipe. 

  Dans un article publié en 2015 dans La Vie des idées*, vous disiez que, depuis la Seconde Guerre mondiale, les médecins étaient parvenus à plusieurs reprises par leur mobilisation à exercer un "droit de veto" sur des mesures contestées, notamment en lien avec la maitrise des dépenses de santé. La généralisation du tiers-payant est le dernier exemple en date. Parviendront-ils à contrer les mesures contraignantes de lutte contre les déserts ou l'émergence de "professions intermédiaires" de santé? Disposent-ils encore de l'influence nécessaire?  On est clairement dans un processus d'érosion de ce "pouvoir médical". Après, je ne suis pas persuadé que l'on remette en cause radicalement la liberté d'installation. Mais on va effectivement aller vers des mesures plus contraignantes et renforçant le rôle d'autres professionnels. Les médecins sont un peu coincés : ils ne peuvent pas à la fois dire qu'ils manquent de temps médical et freiner tout ce qui relève du partage des tâches avec d'autres professionnels.   Mais ce sera une évolution très progressive … sauf si Jean-Luc Mélenchon est élu Président de la République mais ce n'est pas l'hypothèse la plus probable.   Cette forme d'érosion du pouvoir médical s'explique aussi par le fait que d'autres interlocuteurs ont pris de l'importance auprès des pouvoirs publics. Pour tout ce qui est coordination des soins, AVECsanté est un interlocuteur important même s'il ne participe pas aux négociations conventionnelles. La promotion des maisons de santé est impressionnante. C'est un modèle porté par cette organisation, qui a eu une écoute très attentive de la part à la fois des gouvernements successifs et de l'Assurance maladie, depuis Roselyne Bachelot. Roselyne Bachelot avait d'ailleurs inclus dans la loi HPST une mesure assez coercitive qui imposait aux médecins de zones sur-denses d'aller exercer quelques jours par mois en zones sous-denses, sous peine d'amende [les contrats santé solidarité, NDLR]. C'était assez étonnant pour un gouvernement de droite. La mesure, qui a suscité beaucoup d'opposition, a été supprimée avant d'être mise en place. Les médecins avaient perdu la première manche, mais ils ont gagné la deuxième ! C'est arrivé assez souvent que des mesures contraignantes adoptées contre les médecins libéraux soient supprimés avant même d'avoir été appliquées.    Comme le tiers payant généralisé.  Il y a eu le tiers payant et avant ça les enveloppes de dépenses du plan Juppé.    La "guerre" n'est pas perdue?  Non ; mais l’enjeu des déserts médicaux modifie les rapports de force politiques… Il y a une dramatisation de la question en France. D'ailleurs le terme "désert" est un terme fort qui n’est utilisé qu’en France alors que d’autres pays européens connaissent le même type de problème de démographie médicale et de répartition territoriale. Et avec le Covid, il y a une sensibilité encore plus forte aux enjeux de santé, qui contribue au déplacement du rapport de force politique.    Les internes, qui en se mettant en grève peuvent fortement perturber l'hôpital, sont-ils les derniers détenteurs de cette influence ?  Ils ont effectivement une forte capacité de mobilisation et peuvent fortement ralentir l'hôpital. Il y a eu plusieurs précédents, notamment le PLFSS 2008 -le premier après l'élection de Nicolas Sarkozy- qui contenait une mesure restreignant la liberté d'installation. Les internes se sont mobilisés et elle a été supprimée. C'est d'ailleurs la seule fois où une mesure de régulation de l'installation a été proposée par le Gouvernement.  Après les élections, si des mesures contraignantes pèsent sur les étudiants ou les internes en médecine, la mobilisation pourrait venir d'eux, oui. Ils sont également réticents au stage obligatoire dans les zones sous-denses en soulignant que les médecins dans les déserts sont déjà peu nombreux pour les patients, donc ils sont encore moins en mesure d'encadrer des étudiants. Par ailleurs, avoir des internes qui changent tous les six mois ou tous les ans pose aussi des problèmes en termes de prévention et de suivi des patients. En revanche, je crois davantage en des mesures qui vont dans le sens des délégations de tâche, sur lesquelles les jeunes médecins sont moins fermés et sur lesquelles il devrait y avoir moins de mobilisation. 

  Dans un ouvrage de 1997**, vous écriviez que les médecins suscitaient à la fois de la "fascination", en tant que "bienfaiteurs de l'humanité", et du "rejet", du fait de leur corporatisme. Vingt ans plus tard, y a-t-il eu une bascule d'un côté ou de l'autre ? La crise sanitaire a-t-elle joué un rôle ?  Les infirmières et les aides-soignantes sont davantage apparues comme les figures héroïques de cette crise. Tandis que les politiques publiques, qui s'appuyaient sur le savoir médical, ont été contestées : les vaccins, les mesures coercitives… Il y a eu une tension entre pouvoir médical et liberté individuelle. La contestation portait davantage sur le savoir médical que sur le corporatisme de la profession. De même, s'agissant de la question des déserts médicaux, je n'ai pas l'impression que la contestation du corporatisme soit très présente dans l'espace public. La population demande à avoir un médecin ! L'enjeu de la désertification médicale valorise quand même la figure du médecin.    *Patrick Hassenteufel, La défense de la médecine libérale, La Vie des idées, juin 2015. 
**Patrick Hassenteufel, Les médecins face à l’Etat : une comparaison européenne, Presses de Sciences po, 1997 

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