Pour rencontrer le docteur Amadou Sall, administrateur général de la renommée fondation Institut Pasteur de Dakar (IFPD), il faut s’armer de patience et être matinal. Ces derniers temps, le virologue de formation est particulièrement occupé. Particulièrement sollicité aussi par les représentants de la diplomatie étrangère. Il faut dire que les derniers projets de l’institution sénégalaise sont grands et prometteurs. Juste quelques heures avant de recevoir le secrétaire d’Etat américain Antony Blinken en visite au Sénégal le samedi 20 novembre dernier, le Dr Amadou Sall s’est ainsi vu remettre les insignes de chevalier de la Légion d’honneur par le général français Benoît Puga, au motif d’"une carrière brillante au service de la santé de l’humanité". Un qualificatif lié à une lutte qu’il entretient de longue date pour la sécurité sanitaire de son pays, le Sénégal, mais aussi plus généralement pour celle du continent africain, si souvent frappé et endeuillé par des épidémies. Depuis peu, il pilote d’ailleurs le projet Madiba, Manufacturing in Africa for Disease Immunisation and Building Autonomy (Fabrication de vaccins en Afrique et renforcement de l'autonomie, en français). Soit l’édification d’une usine de fabrication de vaccins anti-Covid-19 au Sénégal.
Après moult tractations, le Dr Amadou Sall nous a donné rendez-vous dans les locaux de l’Institut Pasteur de Dakar installés dans le quartier des affaires de Plateau, une heure avant que ne débute sa journée de labeur. Le dos droit, le buste avancé et les mains jointes sur son bureau, sa posture signe une attitude solennelle. "L’heure est aux responsabilités", esquisse-t-il. Restant sans doute volontairement flou et peu concis sur certains points, le médecin, seul autorisé à s’exprimer sur le sujet, se prend à raconter ce projet et ses ambitions.
Des dons de vaccins insuffisants
"Tout est parti du simple constat que l'écart entre le nombre de personnes vaccinées dans les pays du nord et les pays du sud est immense", amorce-t-il. Un an après le début de la vaccination mondiale, les disparités restent considérables. Selon les derniers chiffres de l’OMS, 60 millions de personnes sont entièrement vaccinées sur le continent, soit un peu plus de 4% de la population africaine, contre 73,3% des adultes en Europe, d’après la Commission européenne. Largement en cause, les prix élevés des doses provenant des laboratoires fabricants. Et si des initiatives de dons, notamment via le dispositif Covax, ont permis la livraison de plusieurs dizaines de millions de doses sur le continent, cela ne suffit pas à endiguer la pandémie. "La question est aussi de contribuer à bâtir à l'échelle internationale un écosystème qui fait que les épidémies ne prospèrent pas ou plus, souligne le virologue qui rappelle par ailleurs que la vaccination du plus grand nombre permettrait de freiner les mutations du Sars-CoV-2. L’Afrique doit se battre pour se donner les moyens d’une souveraineté et d’une sécurité sanitaire."
Pour le projet Madiba, le Sénégal n’a pas été désigné au hasard par l’Agence de santé publique de l’Union africaine (CDC Africa). Si l’on en croit le Dr Amadou Sall, l’Institut Pasteur de Dakar a...
été choisi pour héberger ce pôle industriel pour son savoir-faire mondialement reconnu pour la production de vaccin contre la fièvre jaune. Et pour cause : la Fondation Institut Pasteur de Dakar fait partie des quatre producteurs mondiaux agréés par l’OMS pour la fabrication de ces vaccins. "C’est la seule unité de production basée en Afrique", rappelle-t-il fièrement. Construite il y a plus de 30 ans, l’usine a récemment eu besoin d’une rénovation profonde. Mieux, l’Etat sénégalais, l’Agence française de développement (AFD) et la Banque islamique de développement se sont engagés dans la construction d’une nouvelle usine de production, conforme aux dernières exigences sanitaires et capable de produire plus. "Le CDC Africa nous a donc proposé d’implanter l’usine de fabrication de vaccin anti-Covid juste à côté afin de créer une dynamique pharmaceutique industrielle."
Le coût total du projet Madiba est estimé à 200 millions d’euros. Outre l’Etat du Sénégal, la fondation Institut Pasteur de Dakar a noué de nombreux partenariats financiers. Parmi lesquels : l’AFD, la Banque mondiale, l’Union européenne (UE), les centres de contrôle et de prévention des maladies en Afrique (CDC Africa) ou encore la banque allemande de développement (kfW).
Un vaccinopôle, de la recherche à la production
Les travaux ont débuté il y a quelques mois à l’ombre des baobabs et des grues du nouveau pôle urbain de Diamniadio, situé à quarante kilomètres de Dakar. Une ville encore largement en chantier et désertée, censée à l’avenir désengorger la capitale pour devenir le poumon économique et industriel du pays. Il n’empêche que les fondations de l’industrialisation pharmaceutique sénégalaise sont désormais posées. Un moment que le Dr Sall qualifie volontiers d’"historique". Car jusqu’ici l’Afrique importe 99% de ses besoins en vaccins. "On va commencer par la fabrication de vaccins anti-Covid-19, mais le but est de développer des capacités de production de vaccins durables pour produire d’autres sérums de manière à avoir une autonomie sur les vaccins." D’ici à 2040, l’Union africaine a d’ailleurs annoncé vouloir produire 60% des vaccins utilisés sur le continent. "Il est question d’arriver à un vaccinopôle. L’objectif est de pouvoir réunir un ensemble d’activités, de la recherche à la production de vaccins."
Dans le monde scientifique et médical sénégalais, le projet réjouit et donne l’espoir d’un meilleur financement des infrastructures de santé et de recherche dans le pays. "Beaucoup de choses étaient amorcées avant le Covid-19, mais on patinait, remarque l’infectiologue Moussa Seydi. La pandémie a permis une prise de conscience du côté politique." A titre d’exemple, le service des maladies infectieuses qu’il dirige à l’hôpital de Fann a été inauguré en décembre 2020, après huit ans de tractations et un bon coup de pouce du Président Macky Sall sur la dernière année. Flambant neuf, le bâtiment abrite désormais trois laboratoires P3, notamment utiles aux recherches sur le VIH-2. "Nous travaillons également avec l’Institut Pasteur sur la recherche liée au Sars-CoV-2, indique le Pr Moussa Seydi. Il est absolument nécessaire que nous ayons le matériel et les compétences pour prévenir et lutter contre de futures épidémies."
Covid, tuberculose, poliomyélite…
Selon les plans, l’usine du projet Madiba devrait dans un premier temps permettre de sortir 300 millions de doses de vaccins anti-Covid-19 à ARN messager par an, notamment grâce à un partenariat noué avec le laboratoire allemand BioNTech, qui implique aussi indépendamment un pôle de fabrication de vaccins au Rwanda. "C’est la première étape d'un nœud central dans un réseau de production décentralisé et robuste en Afrique", selon un communiqué de presse de l’entreprise. Une délocalisation pas vraiment sous le signe d’une levée des brevets, ce que demandent beaucoup d’Etats africains, mais "davantage sur un partenariat de confiance où les intérêts de BioNTech ainsi que les nôtres sont préservés", résume Amadou Sall qui n’ira pas plus loin dans les explications, préférant "le pragmatisme à la polémique".
Dans un second temps, la création d’autres lignes de production basées sur différentes technologies (vaccins à vecteurs viraux, vaccins inactivés) devrait permettre la fabrication de sérums inscrits dans le programme élargi de vaccination (PEV), dont le BCG contre la tuberculose, le VPO pour la poliomyélite ou encore ceux contre le tétanos et la rougeole.
Un projet de haute importance pour le Dr Ousseynou Badiane, coordonnateur du programme élargi de vaccination au ministère de la Santé et de l'Action sociale du Sénégal, alors que l’Afrique est le continent qui connaît le plus d’épidémies (Ebola, fièvre jaune, hépatites, paludisme). "Tout cela...
va faciliter la mise à disposition des vaccins pour les populations, assure-t-il. L’absence de coûts de fret permettra également de les acheter à moindre coût par rapport à aujourd'hui et nous pourrons éviter les pénuries." Selon le ministère de la Santé et de l’Action sociale sénégalais, les dépenses en vaccins représentent près de 10% du budget annuel alloué à la santé. Toutefois le prix des doses du sérum à ARN messager n’est pas encore définitivement fixé. Si "l’objectif est bien de le faire le moins cher possible pour privilégier sa distribution au plus grand nombre et être pertinent en termes de santé publique, cela va grandement dépendre de notre accès aux matières premières, dont beaucoup devront être importées", indique l’administrateur général de l’Institut Pasteur de Dakar, Amadou Sall.
Ressources humaines et logistique
Avant la commercialisation, d’autres défis attendent les équipes du Dr Sall et leurs partenaires. A commencer par le volet des ressources humaines. Si BioNTech prévoit dans un premier temps de fournir le personnel nécessaire dans un objectif de fabrication de vaccins anti-Covid avant la fin 2022, la société allemande a déclaré vouloir par la suite "transférer les capacités de fabrication et le savoir-faire aux partenaires locaux". Mais d’après Ousseynou Badiane, responsable du PEV, "le Sénégal dispose déjà de suffisamment de techniciens de laboratoire, de pharmaciens et d'agents de santé". Le pays est en effet une destination très prisée sur le continent africain pour les étudiants en médecine, notamment en ce qui concerne la recherche médicale. "Le gros défi aujourd’hui, c’est de trouver le moyen de fidéliser ces personnes, leur donner les conditions nécessaires pour qu’elles aient envie de travailler au Sénégal", poursuit le Dr Badiane, spécialiste en santé publique. Mais le projet étant quelque peu inédit, des formations sont nécessaires, même pour les médecins pharmacologues aguerris. "Nous sommes en train de définir des parcours de formations, explique Amadou Sall. Le but est de pouvoir être opérationnel d’ici le mois de juin 2022. Il est donc question d’avoir des formations à l’étranger."
Autre défi majeur du projet Madiba : la conservation du sérum Pfizer/BioNTech par -20 degrés et l’acheminement dans les régions où l’électrification est encore parcellaire. Depuis la crise liée au Covid-19, le pays a investi dans près d’un millier de réfrigérateurs homologués par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) pour la conservation des vaccins anti-Covid-19 entre 2 et 8 degrés tandis que les chambres froides de Dakar ont été renouvelées. Du matériel d'ores et déjà acheminé vers les zones les plus reculées, qui vient s’ajouter à 400 réfrigérateurs solaires répartis dans les localités où il y a moins de 8 heures d’électricité par jour. "Il faut encore que l’on améliore les conditions de stockage, notamment dans les régions, pour conserver le Pfizer/BioNTech", reconnaît Ousseynou Badiane, alors que sa conservation y est aujourd’hui quasi impossible. Tandis que le Dr Amadou Sall est plutôt confiant et espère que la technologie innovante de l’ARN messager permettra à terme de conserver le sérum à des températures plus élevées. "On est déjà passé de moins 80 à moins 20 degrés."
Réticence vaccinale
Mais encore faut-il que les Sénégalais et plus largement les Africains veuillent se faire vacciner contre le Covid-19. Car jusqu’ici seulement 5,5% de Sénégalais éligibles (âgés de plus de 18 ans) sont vaccinés, soit 922.000 personnes. Et le problème ne vient pas, ou en tout cas plus, de l’approvisionnement en vaccins : l’offre est supérieure à la demande. "Nous disposons des vaccins Pfizer, Johnson & Johnson, Sinopharm et AstraZeneca, précise Ousseynou Badiane. Mais la demande est très faible et nous devons désormais jeter des doses périmées faute d’injections." 200.000 ont été perdues en octobre. Une tendance qui se fait ressentir depuis le mois d’août et la fin de la troisième vague au Sénégal. Les équipes du centre de santé Gaspard Camara, dans le quartier de Grand Dakar, ont d’ailleurs dû remballer le centre de vaccination installé dans la piscine olympique pour revenir s’installer à un stand plus modeste dans l’enceinte de l’hôpital. Sérigne Sy, le docteur major du centre, a de mauvais souvenirs de la troisième vague. "On vaccinait entre 300 et 400 personnes par jour, en plus de faire autant de tests PCR, se remémore-t-il. C’était épuisant et stressant car certains jours nous n’avions pas assez de vaccins et il y avait des tensions avec les patients..." Comme beaucoup de médecins sénégalais, il fait aujourd’hui le constat amer d’un gâchis de doses. "Au plus haut du pic de l’épidémie, les gens se ruaient sur les vaccins. Aujourd’hui, alors qu’il y a beaucoup moins de cas, on ne vaccine plus que 30 personnes par jour."
Selon Ousseynou Badiane, chargé de la vaccination au ministère de la Santé, le ralentissement de la vaccination est lié à la perception de l’épidémie. "Les gens ne perçoivent plus la menace. Dans leur esprit, c’est comme si le Covid n’existait plus", regrette le médecin qui craint chaque jour de voir émerger un variant sénégalais. Pour pallier ce refus massif, le Dr Badiane aimerait mettre en place un pass vaccinal, à l’image de celui déjà instauré en France. Mais aussi accentuer les campagnes de communication. Tandis que le Pr Moussa Seydi, chef du service des maladies infectieuses au CHNU de Fann à Dakar, appelle à... la mise en place d’une stratégie nationale et internationale de lutte contre les fake news. "C’est la première fois que l’on connaît une telle réticence aux vaccins en Afrique. Les réseaux sociaux y sont pour beaucoup, constate celui qui est aussi le président du comité scientifique du Covid-19 auprès du ministère de la Santé. Aujourd’hui on oppose un certain mépris à ceux qui véhiculent et croient ces fausses informations. Mais je pense qu’il ne faut rien laisser passer et continuer dans la démarche de l’explication, de la vulgarisation."
Carte verte de vaccination en main, Diarry, 23 ans, vient tout juste de recevoir la seule et unique dose du vaccin Johnson & Johnson au centre de santé Gaspard Camara. "Obligée" à la vaccination par un voyage à l’étranger, la jeune femme regrette d’avoir eu à se vacciner. "Je n’ai pas du tout confiance à cause des rumeurs qui circulent, confie-t-elle, expliquant se méfier des vaccins fabriqués en Occident. On nous a donné le vaccin AstraZeneca seulement une fois que les Européens n’en n’ont plus voulu…" Face à cette défiance, le coordinateur de la stratégie nationale de vaccination, Ousseynou Badiane, est persuadé que l’implantation d’une usine de fabrication de vaccins anti-Covid au Sénégal peut apaiser les esprits et réinstaurer une certaine confiance. "La réticence vient surtout du fait que ces vaccins sont produits à l’étranger ."
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