Egora : La Direction générale de l’offre de soins (DGOS) demande aux centres hospitaliers d’organiser le retrait "de l’ensemble des fresques à caractère pornographique et sexiste", est-ce une bonne chose selon vous ?
Yaël Thomas : Oui. Il y a des fresques qui n’ont rien à faire dans un hôpital ou dans une salle de garde. Quand ça choque des personnes, même si ce n’est pas la majorité, évidemment que ça doit être retiré. Il faut trouver des solutions pour que tout le monde se sente à l’aise : peindre en blanc, refaire des nouvelles fresques… On ne s'y oppose pas. Cependant pour nous, le sujet majeur n’est pas dans les fresques. C’est une action symbolique, mais ça ne traite pas du tout le fond du problème.
Vous regrettez que le sujet fasse autant polémique ?
On trouve ça dommage que le sujet prenne autant d’ampleur alors qu’il y a d’autres actions à mener sur le sujet des violences sexistes et sexuelles (VSS) dans le milieu des études de médecine, et plus globalement dans le domaine médical. Repeindre en mur en blanc, c’est bien et c’est un des leviers… mais est-ce que c’est ça qui va vraiment permettre de traiter le fond du problème ? On ne le pense pas. Quand tout le reste sera fait, on pourra se féliciter qu’il ne reste plus que ça à faire !
Faut-il laisser la DGOS et les ARS trancher sur le sujet ?
Je ne pense pas que les fresques ne soient qu’un sujet qui concerne les étudiants en médecine. Si on prend un exemple dans l'actualité, cela reviendrait à dire que les inégalités de genre ne concernent que les gens qui sont discriminés.
N’est-ce pas toutefois dérangeant que la DGOS cherche à cadrer le fonctionnement des salles de garde ?
Ce n'est pas notre espace. C’est celui des CHU, donc ils ont le droit de le faire. La DGOS veut faire des fresques un exemple. S’ils veulent le faire, ça les regarde, mais nous aurions préféré par exemple qu’elle publie aussi une instruction qui clarifie les procédures administratives qui existent contre les personnels qui font des VSS. Ou que, lorsque des signalements sont effectués, elle tape du poing sur la table et réagisse.
Le retrait des fresques signe-t-il la fin de l’esprit carabin ?
La fin, non. La transformation, oui ! Et elle est nécessaire. Le corporatisme qui existe au sein du corps médical continuera à exister. Mais rentrer dans ce corporatisme par des actions qui sont des atteintes à la dignité, ce n’est pas souhaitable. Cela amène aussi à plusieurs dérives contre lesquelles il faut lutter. Donc plus répondre clairement : la fin de l’esprit carabin tel qu’il existait il y a 30 ans sans doute, mais la fin de l’esprit carabin de manière générale et de l’esprit corporatiste, je ne crois pas.
Vous évoquez la lutte contre les VSS, quel serait votre plan d’action ?
Nous avons un plan d’action en trois points. La première chose, c’est la sensibilisation et la prévention des étudiants et de l'ensemble du personnel, en particulier de ceux qui nous encadrent, à ce que sont les VSS. La deuxième, c’est la protection et la mise en sécurité des étudiants lorsqu’il y a un signalement effectué, avec des mesures claires et connues de tous qui peuvent aller jusqu’au changement de terrain de stage ou la suspension d’agrément. Enfin, que les sanctions encourues en cas de VSS soient claires, notamment entre les sanctions disciplinaires, administratives et judiciaires.
Egora.fr : L’UFML s’oppose de longue date à l’effacement des fresques… Cette instruction de la DGOS, c’est la goutte de trop ?
Dr Jérôme Marty : On comprend la modification sociétale, la problématique me too et le fait que des femmes peuvent se sentir heurtées par les fresques, même si dans ces fresques, il y a aussi des hommes qui se font sodomiser. Il ne s’agit même pas de caricatures, c’est rabelaisien et ça ne reflète en rien le réel. Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que de tout temps, les fresques ont été créées pour représenter des professeurs. On peut en faire toutes les interprétations qu’on veut, ce qui est certain, c’est que jusqu'à aujourd’hui, ce qui était dans les salles de garde restait dans les salles de gardes. Dans le monde d’aujourd’hui...
on fait tomber toutes les frontières. On ne peut plus imaginer que ces fresques qui sont dans les salles de garde y restent sans que cela ne se sache, du fait des photos, des smartphones, d’Internet.
Est-ce la fin de la fin de l’esprit carabin ?
Non, je ne le pense pas. En revanche, ça signe potentiellement la fin d’une certaine exceptionnalité dans la façon de percevoir ce qu’est une salle de garde et ce que sont les internes au sein de l’hôpital. Ça, c’est un risque. De tout temps, les internes ont mangé ensemble, dans une salle qui leur était réservée, où il se passait ce qu’ils voulaient car ils avaient la totale liberté de gestion de cette salle. C’est tout à fait différent de les faire manger au self avec toutes les autres personnes de l’hôpital. On pourrait se dire qu’ils se prennent pour des personnes différentes… mais oui, ils le sont.
En quoi sont-ils différents ?
Tout jeunes, ils sont confrontés à la mort, à l’odeur de la mort, aux plus grandes douleurs et ils en ont la responsabilité. D’autres, comme de jeunes aides-soignantes par exemple, peuvent également y être confrontés mais dans l’exercice de leur fonction, sans en avoir la totale responsabilité. C’est tout à fait différent. Ces choses-là font que les futurs médecins ont besoin, quand ils rentrent le soir, de soupape de sécurité. D’autre part, les internes peuvent être amenés à faire 90 heures de travail/semaine, ce qui n’est pas le cas des autres.
Les fresques seraient une forme d'exutoire ?
C’est un exutoire, ça représente ce monde qui peut parfois être sans limite par rapport à la souffrance, à la peur. Il y a des frontières qui ne sont connues que des médecins. Voilà ce qu’elles représentent ! Un monde onirique, totalement rabelaisien, sans aucun lien avec la réalité. Aller effacer ces fresques, c’est faire entrer la réalité. Alors oui, bien sûr, les agressions faites aux femmes sont l'une des causes principales de la violence en général. C’est une problématique absolument terrifiante. Mais très honnêtement, ce n’est pas l’effacement des fresques qui, pour certaines d’entre elles ont 150 ans d’histoire, vont tout solutionner.
Pour motiver sa décision, la DGOS invoque le fait “de protéger la santé physique et mentale des travailleurs”...
La question est : est-ce qu’il faut cacher, masquer les Unes de Charlie Hebdo dans les kiosques ? Est-ce qu’il faut en revenir au carré blanc ? Ou plutôt se dire qu’on a une capacité à faire le tri et savoir ce qui est réel et ce qui ne l’est pas ? Le débat est très difficile. Imaginons par exemple qu’une responsable du ménage ou de l’hôtellerie qui officie dans la salle des internes a subi des agressions sexuelles : elle peut se retrouver projetée face à ces images, évidemment que cela sera violent. Mais, si je suis projeté devant un tableau de Goya qui représente Saturne dévorant un bébé et que j’ai perdu mon enfant, c’est de la plus grande violence également. Faut-il cacher Goya ?
Comprenez-vous que ces scènes choquent malgré tout ?
Oui bien sûr, les choses orgiaques sont choquantes. Mais est-ce qu'à l’époque où les professeurs ont été peints en train de s’adonner à des scènes orgiaques, de ripaille, ils ont porté plainte ? Non. Certaines fresques ont été réalisées par des dessinateurs connus et d’autres moins, et cela me gêne qu’un ministre, d’un coup, s’arroge le droit de dire ce qui est bien ou n’est pas bien. La censure, on sait quand ça commence, jamais quand ça finit.
Vous appelez à laisser les internes décider ce qu’ils font de ces fresques. Pourquoi ?
Les internes sont responsables de leur salle de garde. La question doit être tranchée salle de garde par salle de garde. Ils sont de passage et ont la gestion d’une salle, qui est un instant de leur vie. Cette salle va rester, quand eux vont partir. Ils ont le droit de la modifier, de laisser des traces pour ceux qui vont suivre. Est-ce qu’ils ont le droit d’effacer les traces de ceux qui les ont précédés ? On pourrait imaginer, par exemple, que si une fresque choque, on organise un vote et on la cache en posant des choses devant. Il faut faire confiance aux internes de l’instant, car ils sont à la barre du vaisseau et ils laisseront ensuite la place aux suivants, qui pourront changer d’avis. Après tout, on leur confie la vie de nos parents… Pourquoi ne pas les laisser prendre leurs propres décisions dans leur salle de garde ?
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