"On est un peu vus comme des sous-médecins" : pourquoi la santé publique peine à attirer les internes
Chaque année, la santé publique est délaissée par les internes. En 2024, seuls 26% des postes de la spécialité ont été pourvus. Une situation dont se désole l'Association nationale des internes de santé publique (CLISP*). Cette spécialité "est peu connue" et elle "s'éloigne de la vision traditionnelle du médecin qui voit ses patients tous les jours", avance Bérenger Thomas, interne en santé publique à Paris et ancien président du CLISP. L'actuel chargé de promotion de la spécialité pour l'association revient pour Egora sur les raisons de ce désintérêt. Interview.
Egora : Chaque année, la santé publique fait partie des spécialités les plus délaissées par les internes, aux côtés de la psychiatrie ou de la médecine du travail. En 2024, seuls 26% des postes de cette spécialité ont été pourvus. Ces chiffres ont-ils toujours été aussi bas ? Se sont-ils aggravés ?
Bérenger Thomas : L'an dernier, on a eu une année un peu creuse. Effectivement, si on regarde uniquement les postes à l'issue des [nouvelles] épreuves nationales, donc des EDN et des Ecos, il y en a eu 26% pris : 18 personnes sont venues par cette voie-là sur 69 postes ouverts. Cela dit, l'ancienne voie des ECN était encore accessible pour les personnes ayant redoublé. On a donc également 7 internes de santé publique qui sont arrivés par cette autre voie. Ce qui n'est pas négligeable. Finalement, cela nous amène en tout à 25 internes de santé publique qui sont arrivés en 2024 soit à l'issue des EDN, soit des ECN. C'est un peu mieux que 18, mais ça reste assez bas.
Les dix dernières années, on était plutôt sur 75% de postes pris et 25% non pourvus. En effet, depuis quasiment dix ans, on a eu à peu près tous les ans 87 postes ouverts au niveau national en santé publique - notamment entre 2019 et 2023 -, avec entre 60 et 90% des postes qui étaient pris en fonction des années. Il y a peut-être eu une petite tendance à la baisse sur ces toutes dernières années depuis 2021, mais elle est restée dans des fourchettes acceptables. En 2024, on est descendu beaucoup plus bas.
Qu'est-ce qui explique une telle baisse en 2024 ?
C'est une excellente question, et on se la pose encore. On n'a pas une réponse claire, et c'était vraiment une surprise que ce soit aussi marqué. Pour nous, c'est principalement l'effet de la réforme qui a rebattu les cartes de la manière dont les étudiants perçoivent les spécialités, se renseignent dessus… Non seulement ils se posent la question plus tôt, puisque les EDN arrivent en début de sixième année [et non plus à la fin], et ils ont déjà des premiers classements [avant le passage des Ecos au printemps, NDLR]. En plus, avec les 13 classements et l'affectation par algorithme qui n'est plus simplement "premier arrivé, premier servi", la visibilité est encore plus compliquée. Probablement que cela a desservi la santé publique et que les étudiants se sont tout de suite focalisés sur les autres spécialités, sachant que la santé publique est assez peu connue et qu'ils commencent souvent à s'y intéresser assez tardivement.
Un autre élément possible, c'est qu'il y a eu un certain nombre d'étudiants qui ont redoublé [leur cinquième année] et qui n'ont pas passé les EDN en 2024, mais qui les passeront cette année. Souvent, ce sont aussi des étudiants qui sont un peu perdus, qui ne savent pas trop ce qu'ils veulent faire… Ce sont des étudiants qui peuvent arriver en santé publique parce qu'ils ne se retrouvent pas dans les spécialités médicales classiques, et finalement c'est en découvrant la santé publique qu'ils trouvent une voie qui leur correspond. Donc, peut-être qu'une partie de ces étudiants redoublants arriveront en santé publique à la rentrée prochaine. En tout cas, on l'espère.
Actuellement, combien compte-t-on d'internes de santé publique en France ?
On est un peu moins de 300 internes.
"La très grande majorité des étudiants ne passe jamais dans un stage de santé publique"
Pourquoi les étudiants délaissent-ils la santé publique année après année ? Quels éléments peuvent expliquer ce désintérêt ?
Le principal élément est que la spécialité est méconnue, voire totalement inconnue. Elle n'est pas facilement visible au cours des études. Il y a quelques cours de santé publique, mais ce sont souvent des cours très théoriques. Les étudiants ne font pas forcément de lien avec la pratique médicale. Puis, ce sont des cours qui sont un petit peu délaissés et il n'y a pas une présentation de ce que fait un médecin de santé publique pendant ces cours. L'autre grand type de cours qui est rattaché à la santé publique, c'est la LCA - la lecture critique d'articles - qui est une épreuve qui faisait partie des ECN, et des EDN maintenant. Les étudiants ont un peu cette vision que la santé publique est de faire de la lecture critique d'articles toute la journée, ou de faire des statistiques. Ça reste assez limité.
En parallèle, il n'y a quasiment aucun stage ouvert en santé publique. Il y en a un ou deux dans certaines facultés, mais c'est vraiment assez rare. Éventuellement dans certaines facultés, il y a la possibilité de faire des stages libres, des stages d'été… où les étudiants peuvent aller un peu là où ils veulent. Mais s'ils veulent aller en santé publique, cela relève d'une démarche proactive. Il faut déjà qu'ils sachent un peu ce que c'est. Dans beaucoup d'endroits, la très grande majorité des étudiants ne passe [donc] jamais dans un stage de santé publique et n'a pas l'occasion de savoir ce que fait un médecin de cette spécialité.
Il faudrait donc plus valoriser la spécialité au cours du premier et du deuxième cycles des études de médecine ?
Oui, tout à fait, on essaie de travailler sur ça. Il y a deux grandes possibilités : d'une part, sur l'aspect plus théorique, il faut essayer de le rendre un peu plus concret pour les étudiants et en profiter pour que les enseignants qui fassent ces cours présentent ce qu'est le métier de médecin de santé publique, toute sa diversité, toute sa richesse…
D'autre part, il faut développer les stages, d'autant plus qu'on a une problématique où l'on a de plus en plus d'externes et qu'on a du mal à leur trouver des stages… Donc justement, la santé publique pourrait être une manière de résoudre, en partie, ce problème.
Pour expliquer la réticence des étudiants à se tourner vers la santé publique, un autre aspect souvent avancé est la crainte de ne plus exercer auprès de patients, de ne plus être sur le terrain… Qu'en pensez-vous ?
C'est un point qui est assez important. En santé publique, on a vraiment un changement d'approche où on passe d'une échelle individuelle à une échelle plus collective, et donc on voit beaucoup moins souvent des patients. En réalité, c'est assez variable selon les pratiques : il y a certains médecins de santé publique qui ne voient plus du tout de patients, et d'autres qui conservent une activité clinique sur un jour ou à mi-temps. Ces derniers travaillent plutôt sur des aspects plus proches de la prévention, par exemple sur le dépistage des maladies sexuellement transmissibles dans des centres de dépistage, en protection maternelle et infantile ou en médecine scolaire. Ce sont des thématiques un peu à cheval entre une pratique clinique pure et de la santé publique.
Mais cela reste assez peu connu, et on s'éloigne malgré tout de la vision traditionnelle du médecin qui voit ses patients tous les jours. La santé publique est aussi dévalorisée parce que ne plus voir de patients est vu comme le fait de ne plus vraiment être médecin, d'être un peu un sous-médecin.
"Le Covid a mis en lumière certains aspects de la santé publique"
Il y aussi un certain nombre de stéréotypes dans la tête des étudiants. Typiquement, ils pensent qu'un médecin de santé publique est un statisticien qui est tout seul au fond de sa cave. Or, c'est bien loin de ça ! Déjà, les statistiques peuvent être un outil, mais c'est beaucoup plus vaste. On va aussi de l'épidémiologie aux sciences sociales, de l'administration de la santé à la gestion de crise. On est sur une multitude de domaines et de thématiques.
Enfin, certes le médecin de santé publique ne voit pas ou peu de patients, mais il travaille beaucoup en équipe avec plein de professionnels issus de mondes différents, dont des juristes, des chargés de mission en prévention, des personnes chargées de la communication, des architectes… C'est aussi ce qui fait la richesse de la pratique de la médecine de santé publique.
Ces dernières années, le Covid a pourtant mis en lumière l'intérêt de la spécialité. Cela aurait pu susciter des vocations…
Il y a peut-être eu un petit effet parce qu'au choix [d'internat] de l'été 2020, on a eu un petit rebond. Il y a eu un peu plus d'internes qui ont choisi la santé publique. Mais l'année d'après, ça n'a pas duré malheureusement…
Donc, probablement que le Covid a mis en lumière certains aspects de la santé publique, notamment tout le côté épidémiologie… Ce sont des termes qui sont un peu plus venus sur le devant de la scène. Ça ne reste qu'une partie de la santé publique qui est très vaste, et finalement les étudiants en médecine n'ont pas forcément perçu quel rôle les médecins de santé publique pouvaient jouer dans ce type de crise.
Mine de rien, la crise Covid a aussi beaucoup été perçue sous l'aspect des malades en réanimation, de la prise en charge en ville, à l'hôpital… On est resté sur l'aspect médical "classique", et l'aspect plus "santé publique" - même s'il a pris un peu de l'ampleur - n'a pas forcément été vu comme une voie possible pour les étudiants.
Au sein du CLISP, vous pilotez un groupe de travail sur l'attractivité de la spécialité. Quelles solutions avez-vous identifiées pour attirer de nouveaux internes ?
Il y a d'abord les modifications au niveau de l'enseignement théorique et pratique pendant les premier et deuxième cycles. Après, il y a toute la question de réussir à faire connaître la spécialité. On mène un travail assez important de communication là-dessus pour que les gens sachent que c'est une spécialité qui existe et à quoi elle correspond.
On a tout un travail, par exemple, avec des forums de spécialités dans les différentes facultés pour essayer de parler de la santé publique, mais également un travail via les réseaux sociaux avec des vidéos de portraits de médecins de santé publique, des témoignages… pour essayer de montrer un peu ce que font ces praticiens, quel rôle ils peuvent avoir, qu'est-ce qu'ils peuvent faire et surtout montrer la diversité. C'est ce qui est un petit peu difficile aussi, car ces médecins peuvent faire énormément de choses dans plein de domaines différents. C'est donc difficile de donner un portrait exact, et très précis de ce qu'est un médecin de santé publique.
*L'association est également nommée Collège de liaison des internes de santé publique.
La sélection de la rédaction
Faut-il raccourcir les études de médecine?