"On est seul avec son cerveau et son stétho" : le dessinateur Vie de carabin plonge dans le tourbillon du Samu-Centre 15

14/09/2023 Par Aveline Marques
Bonnes feuilles
Dans le dernier tome de Vie de Carabin (Ed. Hachette, 20 septembre), l'interne Védécé* se voit contraint, après le suicide de deux médecins, d'effectuer son dernier stage au Samu. Il débarque  dans un univers mouvementé où il doit rapidement apprendre à faire le tri entre vraies et fausses urgences. Surconsommation des soins, délabrement de l'hôpital, violence des réseaux sociaux… Interview du célèbre dessinateur et extraits de sa nouvelle BD. 

 

 

 

 

Egora : Dans ce nouvel opus de Vie de carabin, vous représentez un hôpital particulièrement délabré. L'un de vos personnages remarque à un moment : "On fait semblant d'être un grand centre alors qu'on n'en a plus les moyens. C'est tout ce qu'il nous reste : faire semblant." Les mesures prises depuis le Covid n'ont-elles eu aucun effet ? On a entendu l'ancien ministre François Braun dire que le système de santé "commence à aller mieux", la FHF assurer que les difficultés de recrutement à l'hôpital s'estompaient… 

Védécé : Non, ça ne va pas mieux. Il y a une dichotomie entre le son de cloche du Gouvernement, la parole publique, et la réalité de terrain. C'est de la communication. Il n'y a eu aucun changement, et ce n'est pas seulement moi qui le dis mais la quasi-totalité des professionnels de santé. On arrive à un stade où il faudrait renverser la table et tout reconstruire. Ce ne sont pas des mesurettes qui vont régler le problème. Le Ségur a été un pansement sur une hémorragie. C'est esthétique : ça permet de dire qu'on a fait quelque chose, mais c'est reparti encore pire qu'avant le Covid.  

On s'attendait à une prise de conscience sur le fait que l'hôpital ne tournait pas bien, que ce mode dégradé durant le Covid où tout a été simplifié sur le plan administratif, sur le plan de la prise de décisions, marchait mieux ; on s'attendait à un changement dans la manière de piloter le paquebot hôpital public. Et en fait, on continue sur la même lancée. 

Pour le côté hôpital délabré… Il faut remettre dans le contexte : c'est une bande dessinée pas une photo. Mais il n'y a rien qui est inventé : le crépi qui tombe des murs, les mégots de cigarette, les tags, les souris… tout ça c'est du vu et revu. J'ai même pris une photo d'affiche "dératisation la semaine prochaine" que je montre de temps en temps pour montrer l'état de l'hôpital. Les bâtiments sont vétustes, complètement laissés dans leur jus. Il faudrait reconstruire en repartant de zéro. Les bases ne sont pas saines, on ne peut pas raffistoler par-dessus. 

 

Dans ce tome 4, Védécé effectue son dernier semestre d'internat au Samu. L'occasion pour vous d'aborder des thématiques comme la surconsommation des services d'urgences, la difficulté de réguler entre les abus et les insultes. Comment sortir de cette spirale ? La solution du Gouvernement à la crise des urgences a été de tout miser sur la régulation de l'accès par le 15 et aujourd'hui les ARM sont en grève face au manque de moyens… 

Le 15 est déjà débordé, les surcharger encore davantage, ce n'est pas une solution ! J'évoque la nécessité de responsabiliser chacun pour réguler un petit peu… Mais la solution, c'est de se donner les moyens face aux besoins qui augmentent. Jusqu'à présent, ça tenait sur la vocation des professionnels qui compensait le manque de moyens. Mais pour beaucoup de soignants, le Covid a été la goutte d'eau. Ils ont vu qu'après les applaudissements, rien n'avait changé. Beaucoup sont partis, voire ont complètement changé de branche et ont quitté le soin. On a atteint le maximum de ce que peut supporter le personnel soignant. Pour moi il faut un grand plan très ambitieux pour l'hôpital, et se donner les moyens – ça vaut aussi pour beaucoup de services publics. Quand une maison s'écroule, on fait des efforts pour la retaper. Là on a l'impression que les décideurs surfent sur la vague, et se disent que ça va tenir le temps de leur mandat.  

 

Les dessins sont très travaillés. Comment trouvez-vous encore le temps pour mener ce genre de projets à bien ? 

Le temps, c'est justement la raison pour laquelle désormais je travaille avec ChullyBunny, une dessinatrice. J'étais arrivé à un stade où je voulais avoir un peu d'ambition, m'améliorer, mais je n'avais pas le temps nécessaire. Il y a certains dessins dans ce tome 4 qui ont nécessité énormément de temps, d'esquisses, avant d'arriver au dessin définitif. Ce temps-là, je ne l'ai plus du tout. Rien que le fait de scénariser et de superviser le dessin prend beaucoup de temps. Il y a beaucoup d'allers-retours. J'atteins le maximum du temps que je peux consacrer à la BD à côté du travail. 

Les premiers contacts avec ChullyBunny sur ce tome remontent à 2019. Il y a eu bien 1 an, 1 an et demi de scénarios avant qu'elle puisse dessiner. Entre deux, on a fait Les dossiers médicaux ensemble pour se roder, puis il y a eu le Covid qui a tout retardé. Il a bien fallu compter 2 ans d'aller-retour sur les dessins. Moi je repasse derrière pour ajouter des petits détails : un cafard par ci, une fissure par là. Puis il y a eu la colorisation à superviser. C'est chouette car le résultat est de moins en moins "artisanal", l'album se professionnalise. Mais même si je me retrouve à appeler à l'aide des personnes qui sont bien meilleures que moi dans leur domaine et apportent une plus-value à l'album, je ne me débarrasse pas non plus de cette partie-là. Donner les conseils et les avis prend beaucoup de temps. 

 

Dans cet opus, Védécé soutient sa thèse pour l'obtention du titre de docteur en médecine. Est-ce la fin de "Vie de carabin"? 

C'est une très bonne question… Un carabin est un étudiant en médecine et là techniquement mon personnage est thésé donc il n'est plus étudiant en médecine. Si je trouve un projet qui me donne envie, je ne me ferme pas la porte. Mais ça veut dire repartir pour 4 ans. 

 

Vous avez épuisé le sujet des études de médecine ? 

Il faut bien raconter la fin de l'histoire mais il y a des aspects des études que je n'ai pas abordés. Notamment, la vie associative : tutorat, BDE, week-end d'intégration, la faluche… Il y a d'autres projets en préparation avec Hachette et ChullyBunny mais ce ne sera pas sur les études, mais plutôt un autre angle pour traiter l'hôpital. 

 

Vous essuyez souvent des critiques et des polémiques sur Twitter, la dernière en date étant partie d'un dessin sur la charge mentale en pédiatrie. Y a-t-il des sujets que vous vous gardez d'aborder désormais ? 

Je fais beaucoup plus attention, ça c'est sûr. Les échanges se sont crispés sur les réseaux sociaux. Il est beaucoup plus difficile de parler d'un sujet sereinement. D'ailleurs, parfois je rediffuse un dessin et je me retrouve avec une polémique alors qu'il y a 4 ans c'était passé comme une lettre à la poste et tout le monde avait rigolé. Je ne m'interdis aucun sujet mais je veille à être bien compris ; parfois je fais relire à des personnes concernées. 

 

On a beau faire attention, il y aura toujours des polémiques. Tant que ça reste au stade de la critique, ça va. C'est plus embêtant quand ça devient insultant ou menaçant. Ça arrive de temps en temps… L'exemple que j'ai en tête c'est quand j'ai parlé du végétarisme chez les enfants, je rappelais seulement les positions de l'OMS et des sociétés savantes sur la question concernant l'apport en fer et là j'ai eu des menaces et des insultes ; mes partenaires se prenaient des mails les enjoignant à ne plus travailler avec moi, etc. 

 

Vous êtes aussi controversé parmi certains de vos confrères sur Twitter… 

Il y a certains confrères qui ne m'aiment pas trop, je ne sais pas trop pour quelles raisons. Twitter est un tout petit monde de micro-influenceurs médicaux. On a chacun notre réseau et il y a des rivalités, tout le monde se tire un peu dans les pattes. Je ne suis pas le seul à essuyer des critiques : Et ça se dit médecin [devenu Doc Amine, NDLR], Michel Cymes, Marine Lorphelin… On est dans un milieu où à chaque fois que quelqu'un sort un peu du lot, il se fait taper dessus par les autres. 

Pourtant, sur les sujets médicaux, je veille à m'appuyer sur les sociétés savantes, je ne prends pas la liberté ni le risque de donner mon avis. Pour le reste, les dessins humoristiques sont soit basés sur du vécu, soit suffisamment exagérés pour bien comprendre qu'on est dans la caricature.  

Les personnes qui me trouvent trop provocant n'ont jamais ouvert un Hara Kiri ou un Charlie Hebdo. Je suis extrêmement consensuel, politiquement correct… Mais j'ai remarqué que le dessin cristallise beaucoup plus les réactions. C'est valable pour d'autres dessinateurs comme Plantu, Gorce… Ils ont une base de haters qui ne les lâchent pas. 

 

D'où l'enjeu de garder votre anonymat… 

Oui. Le youtubeur Aviscène, qui était à visage découvert, était appelé "la star" etc. en stage. On lui a fait payer sa notoriété. Je m'estime extrêmement heureux d'avoir caché mon identité au début, ça n'aurait pas été possible de garder ce ton impertinent avec des gens derrière qui me l'auraient fait payer en stage le lendemain. 

 

*Védécé pour VDC, Vie de carabin 

 

 

Vie de carabin, tome 4 - Le Voyage du médecin, Ed. Hachette, 16.99 euros

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