1868. Madeleine Brès devient la première femme française à accéder aux études médicales et à pouvoir exercer cette profession, jusqu’ici réservée aux hommes. Une petite révolution s’opère. Cent cinquante ans plus tard, les femmes sont désormais majoritaires dans les études de médecine. "Nous avons bien progressé depuis Madeleine Brès", a estimé le ministre de la Santé, François Braun, au premier colloque organisé par l’association "Donner des Elles à la santé", le 22 novembre. Du chemin reste cependant à parcourir. En effet, si elles sont plus nombreuses sur les bancs de la fac et dans les couloirs de l’hôpital public, elles restent souvent cantonnées aux postes d’exécutants et accèdent rarement aux postes de décideurs. Malgré l’hypersensibilisation des jeunes générations aux questions d’égalité, le plafond de verre peine à être brisé. Si la parité est atteinte du côté des maîtres de conférences des universités (MCU), les femmes représentent seulement 13% des doyens de facultés de médecine, et environ 20% des professeurs des universités - praticiens hospitaliers (PU-PH). "Ça a augmenté depuis 30 ans mais de façon insuffisante", admet le Doyen des doyens, le Pr Didier Samuel, qui note qu’elles étaient 6% de PU-PH il y a 30 ans. Selon un baromètre de Donner des Elles à la santé*, 85% des femmes se sont senties discriminées dans leur parcours professionnel du fait de leur sexe. Globalement, cela se traduit par une impression d’être moins valorisées que les hommes à travail égal. 65% des femmes médecins sondées par l’institut Ipsos dans le cadre de ce baromètre se sont entendu dire que la maternité les empêchera d’accéder à des postes à responsabilité, 40% qu’elles manquent d’ambition... Plus d’un tiers rapportent qu’on leur a clairement exprimé qu’elles n’étaient pas faites pour les postes universitaires ou qu’on leur a fait sentir que leur avis comptait moins que celui d’un homme. Intimement liées à ces discriminations, les violences sexistes et sexuelles (VSS) apparaissent par ailleurs coutumières à l’hôpital, puisque huit femmes médecins sur dix disent avoir été victimes de comportements de la sorte. En bref, "un cocktail explosif", résume Floriane Volt, directrice des affaires publiques et juridiques à la Fondation des femmes. "L’esprit carabin, c’est classer les étudiantes si elles sont baisables ou non" Ce sentiment de discrimination, pour la Dre Géraldine Pignot, chirurgienne urologue et présidente de l'association, "c’est dès les premières années des études médicales qu’il apparaît". En particulier lors de l’externat et de l’internat, "au moment des premiers stages à l’hôpital où les femmes sont confrontées à ces comportements et les rapportent très rapidement. Probablement parce que les jeunes générations sont davantage sensibilisées du fait des mouvements de libération de la parole, du contexte sociétal, du changement culturel actuel". Mais bien que sensibilisées, ces jeunes femmes sont aussi "les plus désarmées", analyse Mahaut Chaudouët Delmas, conseillère au Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes.
Parmi les comportements auxquels peuvent être confrontées les étudiantes et praticiennes hospitalières, la Dre Coraline Hingray, psychiatre au CHRU Nancy, distingue les plus parlants (viols, attouchements…) des plus quotidiens (les réflexions et blagues sexistes). Ce "sexisme ‘bienveillant’ comme le fait d’être appelée ‘ma chérie’ en stage ou de se faire siffler devant les patients", illustre Myriam Dergham, interne en médecine générale et étudiante en sciences politiques, à qui s’est arrivé cet été. "On manque de crédibilité dans cette position." La jeune femme engagée dénonce "l’esprit carabin" qui "remet constamment les femmes à une place d’objet". L’interne qui a mené une étude à ce sujet dans 13 facultés de France illustre cette "culture carabine" par le fait, par exemple, de "classer les étudiantes si elles sont baisables ou non, les traiter de grosses vaches, excuser certaines violences sexuelles". "On est sans cesse disqualifiées en tant que femmes", soupire la future généraliste, qui dénonce un "apprentissage par l’humiliation et la terreur". "Bien sûr, on peut faire entendre nos voix. Mais on risque nos carrières. Plus que ça, on est traitées d’hystériques : ça m’est arrivé lorsqu’il fallait faire grève récemment. Pour faire respecter notre droit de grève, j’ai dû remuer ciel et terre. Finalement, ils ont cédé ‘sinon l’interne va être hystérique’", a-t-elle entendu dire. "C’est vrai qu’il y a ce qu’on appelle ‘l’esprit carabin’ et des habitudes sexistes qui ont été prises", reconnaît le Doyen des doyens. "Elles se corrigent, mais encore très lentement", a-t-il observé, assurant que la politique des doyens de facultés est "claire" : "tolérance zéro". A l’hôpital, selon la psychiatre Coraline Hingray, il existe une forme de banalisation de ces comportements – pourtant "constatés par 70% des hommes". "Il y a l’idée que folklore est un exutoire : ‘Pauvres médecins que nous sommes, avec les difficultés, la confrontation à la mort, à la nudité, au stress, dans cet hôpital qui se délabre, heureusement qu’il nous reste encore ces blagues et cet humour pour pouvoir s’en sortir’. Cela explique probablement le retard par rapport au changement", analyse-t-elle. Cet "entre-soi" à l’hôpital rend par ailleurs la libération de la parole compliquée, regrette le psychiatre. "On parle du PU-PH qui est dans le conseil de la fac, par exemple." Aux obstacles "émotionnels" auxquels sont confrontées toutes les victimes de VSS, s’ajoute la peur des répercussions sur la carrière. "Les hommes préfèrent mentorer des hommes que des femmes" Plus tard, les femmes seront confrontées à d’autres types de discrimination. "Les carrières médicales sont souvent couplées à un aspect de recherche et scientifique. Qui dit double carrière dit doubles obstacles", souligne la Dre Elsa Mhanna. Le mentorat constitue un premier obstacle, car "très masculin", avance-t-elle. Un interne "se verra proposer beaucoup plus de projets qu’une femme, tout simplement parce que ça tombe à un âge charnière où on commence à réfléchir à tomber enceinte", explique la neurologue, également chercheuse. "Les hommes préfèrent mentorer des hommes que des femmes, reconnaît le Pr Samuel. Mais pas forcément avec malice." La grossesse constitue ainsi un frein pour la carrière des femmes médecins. "Les femmes qui veulent faire une carrière ont peur d’être pénalisées" du fait d’une grossesse, confirme le Pr Samuel. A juste titre, embraye Myriam Dergham : "Il nous arrive encore de tomber sur des PU qui ne veulent pas prendre des cheffes de cliniques assistantes (CCA) ‘parce qu’elles vont tomber enceintes’". Une consœur de la Dre Mhanna s’est quant à elle vu accorder une bourse pour une année de recherche à l’étranger "à condition qu’elle ne tombe pas enceinte". Si elle l’a obtenue face à quatre hommes, "elle a dû dire que ce n’était pas dans ses projets".
S’il est indispensable de ne plus considérer la maternité comme un frein dans le parcours professionnel, il l’est tout autant de ne pas "considérer la femme comme étant forcément dans la projection de la maternité", rappelle la Pre Cécile Badoual, cheffe de service d'anatomo-pathologie à l’hôpital européen Georges Pompidou (AP-HP). "On parle beaucoup de maternité, mais est-ce que les médecins hommes ont des enfants ?" s’interroge, non sans ironie, Floriane Volt, qui appelle à "intégrer la parentalité comme étant aussi un facteur pour les hommes". "Je continue à avoir besoin d’une caution masculine" Au-delà de ce cap éventuel dans la vie d’une femme – qu’elle soit médecin ou non d’ailleurs, les praticiennes ont aussi plus de mal à ce qu’on leur accorde la parole, même dans leur domaine d’expertise. Dans les congrès des sociétés savantes par exemple, "où une grosse partie des orateurs sont masculins", regrette la Dre Elsa Mhanna. Mais aussi dans le cadre de la publication de travaux, qui offre "la possibilité d’accéder à certains postes universitaires ou de recherche". La neurologue en a fait l’amère expérience : "Je devais publier un travail et mon propre directeur de stage m’a dit de rajouter en co-premier auteur tel doctorant pour qu’il y ait plus de chance qu’il soit publié." Ainsi, "une étude publiée 2021 sur l’ensemble des publications en neurologie entre 1946 et 2020 montre que lorsqu’on est première auteure femme et dernière auteure femme, les taux de publication sont de 25% seulement". "Je continue encore à avoir souvent besoin d’une caution masculine quand je vais à des rendez-vous importants, quand je vais insister sur mes zones d’expertise pour lesquelles je suis reconnue à l’international, ajoute la Pre Cécile Badoual. Je pense que ça n’arrive à aucun homme de téléphoner à un copain pour dire ‘Je suis désolé mais là je vais à l'Assemblée nationale et il va falloir que tu viennes avec moi parce qu’on ne m’écoutera pas avec la même valeur si tu ne viens pas’." "C’est une réalité, ce n’est pas parce que je n’ai pas confiance en moi. Il y a une habituation du regard : quand on ferme les yeux, qu’on voit un professeur de médecine, on voit un homme chenu et pas forcément une dame comme moi, avec une veste jaune", confie-t-elle. Autre phénomène connu par nombre de femmes médecins, qui se demandent si elles sont légitimes ou non pour postuler à une poste : le "syndrome de l’imposteur". Toutes ces discriminations impactent forcément le quotidien des praticiennes hospitalières, dont l’épanouissement à l’hôpital public est plus faible par rapport aux praticiens. "Globalement, dans le système hospitalier, il n’y a que 23% des médecins (hommes et femmes) qui sont pleinement satisfaits de leur vie professionnelle. Quand on regarde dans le détail, les femmes sont toujours plus insatisfaites que les hommes : 15% contre 30%", indique la Dre Pignot, s’appuyant sur les résultats du baromètre. "Il nous faut sortir d’une organisation construite par des hommes pour des hommes" Or cette insatisfaction pose un "vrai problème d’attractivité dans les structures hospitalières", soulève la chirurgienne. "Il nous faut sortir d’une organisation construite par des hommes pour des hommes. Il en va de la pérennité de notre système de soins à tous points de vue", abonde la députée de l’Essonne Marie-Pierre Rixain, également membre du Haut Conseil à l'Égalité. Pour Mahaut Chaudouët Delmas, sortir de cette organisation nécessite d’agir auprès des jeunes filles dès le plus jeune âge. Car aujourd’hui, "15% d’entre elles renoncent à une carrière scientifique". "Pour 20% d’entre elles, c’est par peur du harcèlement. C’est un milieu perçu comme violent." Une nécessité également soulevée par le ministre de la Santé qui, face à la crise hospitalière, a dit vouloir "réenchanter les métiers de la santé" en remettant en avant "les vocations dès le plus jeune âge, parmi les garçons mais aussi bien entendu les jeunes filles, voire peut-être plus".
Remettre en avant les vocations, mais aussi et surtout de la bienveillance à toutes les étapes de la carrière médicale. "Il faut donner des conditions de travail acceptables", a déclaré François Braun. "Le sexisme à l’hôpital et a fortiori le harcèlement sont totalement inacceptables. Je ne laisserai absolument pas passer ce genre d’attitude." Pour Myriam Dergham, également chargée d’enseignement, cela doit aussi passer par un renforcement de la formation aux VSS, dès le début des études. "Plus elle est faite tôt, plus les étudiants ont intégré ces choses-là. Il faudrait la rendre obligatoire pour les internes, les CCA, les PU-PH, et personnels hospitaliers… Pas simplement au bon vouloir des personnes déjà sensibilisées par le sujet." "On doit changer les comportements", a soutenu le Doyen des doyens. Afin d’atteindre une égalité à tous points de vue, "on a besoin de volontarisme", a ajouté le Pr Samuel. "Je ne parlerais pas de discrimination positive." Parité des jurys, parité des conseils… "Il y a tout un travail à faire pour pousser et encadrer les femmes, les aider à monter une carrière et pas seulement sur certaines spécialités où y a déjà un certain nombre de femmes." D’autres mesures sont avancées : des campagnes de sensibilisation, le développement des contacts anonymes ou référents VSS dans les hôpitaux et les facs ou encore le conditionnement des aides publiques à des engagements forts en faveur de la parité et de l’égalité. Enfin, l’évolution de la loi Sauvadet (2012), qui impose un taux de 40% de femmes parmi les personnes nommées pour la première fois aux principaux emplois de l’encadrement supérieur et dirigeant de l’État, des collectivités territoriales et de la fonction publique hospitalière, peut être une solution. Car aujourd’hui, "si des progrès ont été réalisés" grâce à cette loi, celle-ci laisse "des angles morts", constate Charlotte Cardin-Taillia, conseillère au cabinet du ministre de la Transformation et de la Fonction publiques. En effet, ces nominations équilibrées ne s’appliquent pas aux postes médicaux (chefs de service ou de pôle), poursuit la conseillère, qui assure vouloir traiter ces freins. Si le ministre de la Transformation et de la Fonction publiques, Stanislas Guerini, s’est dit prêt à mener cette "bataille culturelle", la Pre Cécile Badoual prévient : "la parole n’a de sens que si elle est accompagnée d’actions". Sans ces actes, "il y a une perte de confiance".
"Les femmes sont encore 85% à déclarer s’être senties discriminées du fait de leur sexe dans leur parcours professionnel. C’est énorme. Ce chiffre interpelle évidemment et nous oblige à agir pour de vrai, rapidement", a déclaré solennellement le directeur général de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris, en ouverture du colloque. Alors que l’hôpital traverse une crise historique, ce dernier a promis de passer du constat "aux actes". L’égalité professionnelle est "inscrite dans le cadre de notre projet d’établissement", mais cela "ne suffit toutefois pas à modifier le réel", a-t-il admis, déclinant trois pistes pour l’inscrire durablement dans l’ADN de l’AP-HP. D’abord, il apparaît essentiel de "veiller à la parité dans la composition des instances" de l’AP-HP. Cela nécessite "un équilibre plus volontariste" dans les nominations, aussi bien "à la direction des pôles que des chefferies de service". "Il n’y a évidemment pas de quotas en la matière qui s’applique, mais il doit y avoir une vigilance de tous les instants, a-t-il expliqué. Car si nous n’agissons pas sur la représentation au sommet, nous ne progresserons jamais vraiment dans les comportements individuels et collectifs."
Nicolas Revel a dit être intransigeant sur "l’exemplarité des comportements professionnels", appelant à "des valeurs managériales plus respectueuses et apaisées". Enfin, conscient des obstacles qui se dressent en particulier pour les femmes au moment de l’arrivée d’un enfant, le DG de l’AP-HP souhaite mettre en place les conditions "d’une meilleure conciliation entre vie personnelle et vie professionnelle", aussi bien pour les personnels hospitaliers hommes et femmes. "Sans cet équilibre, la pression s’exercera toujours plus sur les unes que sur les autres."
*réalisé par Ipsos auprès de 521 médecins hospitaliers représentatifs.
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