L'ophtalmologie à distance : dans les coulisses d'un centre de télémédecine expérimental
Plus de six mois. C'est en moyenne le temps d'attente pour obtenir un rendez-vous chez un ophtalmologue à Saint-Quentin, dans l'Aisne. Débordés par les départs en retraite non remplacés de leurs confrères, la majorité des spécialistes de la ville ne prennent plus de nouveaux patients, contraignant parfois les Saint-Quentinois à se rendre à Lille ou à Amiens pour trouver un médecin disponible. Mais depuis le mois de mai, ils ont la possibilité de téléconsulter un ophtalmologue entièrement remboursé, moyennant un délai de trois semaines environ.
L'expérience, inédite en ophtalmologie, est menée par le groupe Point Vision, dans le cadre d'une convention de partenariat avec la Cnam. "C'est la Cnam qui a choisi Saint-Quentin", précise d'ailleurs le Dr François Pelen, co-fondateur de groupe qui compte près de 50 centres libéraux d'ophtalmologie implantés partout en France. Celui de Saint-Quentin, situé dans les locaux de l'Hôpital privé Saint-Claude (Elsan), est désormais un site à part : un "poste avancé" rattaché au centre de Lille, où exercent des orthoptistes et dans lequel un ophtalmologue vient consulter une fois par semaine.
"On décèle des pathologies chez des patients qui n'étaient pas suivis"
Les lundis et mardis, le médecin n'y est accessible qu'au travers d'un grand écran, installé dans une petite pièce fermée, pour mieux préserver le colloque singulier qui s'instaure entre le médecin et son patient. "J'ai été très attaché à la qualité de l'image. Je voulais qu'au bout d'un moment, le patient oublie que le médecin n'est pas avec lui", insiste François Pelen. Même si rien ne remplace le “face-à-face”, la téléconsultation spécialisée permet une rencontre entre le médecin et le patient, là où la télé-expertise n’est autre que de la “médecine sur dossier”, souligne-t-il.
Contrairement à une téléconsultation classique, où le médecin est limité par l’impossibilité d’examiner son patient, l’ophtalmologue a ici un accès quasi instantané aux mesures réalisées par l'orthoptiste lors de la pré-consultation : réfraction, photos du fond d'œil, tension oculaire, bilan oculomoteur … Si bon nombre de patients ne viennent que pour une prescription de lunettes ou de lentilles, le Dr Ghita Guedira, qui pratique les téléconsultations depuis Lille, ne s'attendait pas à "retrouver autant de pathologies". Certains jours, souligne-t-elle, les cataractes, les glaucomes voire les DMLA représentent "jusqu'à 50%" des quelques 40 téléconsultations assurées quotidiennement à Saint-Quentin. "Déceler des pathologies chez des patients qui n'étaient pas suivis, c'est une fierté en termes de santé publique", relève François Pelen.
Respect de la déontologie
Les patients concernés, ou ceux nécessitant des examens complémentaires (OCT, par exemple), sont amenés à revenir consulter un ophtalmologue en présentiel au centre de Saint-Quentin ou à se rendre au centre de Lille. "C'est une opportunité pour eux de réintégrer le système de soins", souligne l'ophtalmologue. Mais ils restent libres, s'ils préfèrent, de consulter leur spécialiste en ville, insiste-t-il. "C'est une offre supplémentaire pour la population, salue le Dr Béatrice Berteaux, adjointe au maire de Saint-Quentin en charge de la santé. Tous les ophtalmologistes du secteur ont été consultés sur cette initiative et il n'y a pas...
eu d'objection", commente cette gériatre, très attentive "au respect de la déontologie et à ce que chacun travaille en bonne harmonie."
L'expérience, prévue pour durer un an, prévoit le suivi d'indicateurs, qui seront comparés avec ceux du centre Point Vision de Valenciennes, où les consultations ne sont assurées qu’en présentiel : délai d'accès aux rendez-vous, taux de remplissage, pathologies décelées, satisfaction des patients… Le partenariat avec la Cnam permet le remboursement dérogatoire de ces téléconsultations. Actuellement, en effet, le cadre posé par l'avenant 6 ne permet le remboursement de la téléconsultation qu'à condition que le patient ait déjà consulté le médecin en présentiel dans les douze mois qui précèdent. Un rythme difficilement compatible avec la prise en charge en ophtalmologie, relève François Pelen, qui espère que l'avenant 9, signé fin juillet mais dont on attend encore la publication au Journal officiel, permettra de pérenniser et de développer cette organisation innovante. Point Vision ambitionne en effet d'ouvrir deux à trois postes avancés par centre, distincts d'une heure de route au maximum afin de permettre aux patients de s'y rendre en cas de besoin, dans le respect de la logique territoriale. Soit une centaine de postes qui viendront mailler le territoire, en particulier les villes moyennes de 20 à 50.000 habitants dans lesquelles les centres Point Vision n'étaient jusqu’ici pas implantés… et dans lesquelles les installations de médecins spécialistes se font rares.
Un médecin en télétravail
Résidant à Lille avec sa famille, le Dr Ghita Guedira y trouve son compte. Cette jeune remplaçante, en contrat d'assistanat au centre Point Vision de Lille Lesquin, téléconsulte deux jours par semaine, depuis son domicile. "L'équipe d'informaticiens Point Vision de Paris est venue de Paris pour m'équiper et pour le réseau internet, je suis très bien installée. J'ai trois enfants en maternelle donc ces deux jours de téléconsultation, pour mon organisation personnelle, c'est plus confortable", confie la trentenaire. La praticienne apprécie également de pouvoir échanger plus sereinement avec le patient. "Le temps d'écoute est optimisé en téléconsultation", estime-t-elle. Si “les patients rentrent un peu inquiets parce qu'ils n'ont pas encore la culture de la téléconsultation en ophtalmologie”, Ghita Guedira s’attache à les mettre à l’aise, en adoptant un ton didactique.
Orthoptiste, Alicia Loncle affiche la même satisfaction. Seule professionnelle au contact du patient, la jeune femme a le sentiment d'être un maillon essentiel, "de faire quelque chose de plus, de dépanner les gens, de dépister des pathologies". En dehors des téléconsultations, les orthoptistes assurent des consultations de rééducation et des dépistages de la rétinopathie diabétique.
Avec une quarantaine de patients vus en téléconsultation par jour, le rythme est inférieur à celui d’un centre 100% présentiel, où le duo orthoptiste-ophtalmologue peut prendre en charge jusqu’à 60 patients. "C'est un peu plus long, car il faut prendre le temps d'expliquer ce qu'il va se passer. A terme quand l'activité sera rodée, on devrait arriver à une cinquantaine", explique François Pelen. "Et s'il y a besoin de deux médecins et de deux orthoptistes, on les recrutera." Photos de Aveline Marques
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