"Pendant des années, le souvenir de cette rafle m'a hantée" : comment une jeune interne a sauvé des enfants juifs de la déportation

23/08/2021 Par Aveline Marques
Histoire

LES HEROÏNES DE LA MEDECINE 4/4. En décembre 1941, Colette Brull, 22 ans, débute son internat dans le seul hôpital en France où les médecins juifs ont encore le droit d'exercer : l'hôpital Rothschild, situé dans le 12e arrondissement de Paris. Dans cet "annexe de Drancy", où sont hospitalisés les internés, la guérison précède la déportation. Révoltés, des soignants vont alors tout faire pour retenir leurs patients le plus longtemps possible. Grâce à eux, plusieurs dizaines d'enfants juifs ont pu être exfiltrés. Une histoire que la résistante Colette Brull-Ulmann, décédée l'an dernier à l'âge de 101 ans, a longtemps gardé pour elle. Cet été, Egora.fr rend hommage aux femmes méconnues qui ont fait honneur à la profession.  

"De 1941 à 1944, les établissements de la Fondation de Rothschild : l'hôpital, l'orphelinat, l'asile de vieillards, le sanatorium, dont certains réquisitionnés par la police de Vichy, furent transformés en annexe du camp de Drancy.
Au cours de cette période, la plus noire de son existence, un certain nombre de membres du personnel de la fondation se sont conduits de façon héroïque. Ils ont contribué à sauver la vie de nombreux enfants et adultes qui, parce qu'ils étaient nés juifs, étaient promis à une mort certaine dans les camps d'extermination nazis. (…)"

Plaque commémorative apposée à l'entrée de la Fondation de Rothschild, rue Picpus, à Paris.

  Le réseau d'évasion d'enfants juifs de l'hôpital Rothschild, dirigé par l'assistante sociale Claire Heyman, est longtemps resté secret. Il n'a fait l'objet d'aucun ouvrage d'historien. Il a fallu attendre les années 2010 pour que son histoire soit connue, racontée inlassablement par le Dr Colette Brull-Ulmann, la dernière de ses membres encore en vie. En décembre 1941, la jeune femme, issue d'une famille bourgeoise d'immigrés juifs roumains par son père, et juifs pieds noirs par sa mère, débute son internat à l'Hôpital Rothschild, à Paris, le seul établissement de France où les médecins juifs peuvent encore exercer. Son père étant un ancien combattant, la jeune femme a pu bénéficier d'une dérogation pour poursuivre ses études de médecine, malgré le numerus clausus mis en place par le Gouvernement de Vichy.

Sa vocation "est arrivée d'un coup", raconte-t-elle dans ses mémoires. Adolescente, Colette Brull se trouve alors à Tunis où sa mère, sa grande sœur, son petit frère et sa petite sœur, "Bijou", dont elle prend soin, sont venus s'installer après que la famille a été ruinée suite au krach de 1929. "Est-ce à cause de ma petite sœur Bijou, de cet oncle docteur dont j'ai découvert la salle d'attente, le cabinet si propre, avec ses instruments et ses gros dictionnaires de médicaments ? Est-ce à la suite de ce stage à l'Hôpital de Tunis?" Après avoir officié pour la Croix-Rouge, Colette se voit en effet pédiatre, "dans un dispensaire au fond de la brousse à sauver les enfants de maladies graves, comme le Docteur Schweitzer". Elle qui a été éduquée par une gouvernante anglaise et une préceptrice sans jamais mettre les pieds dans une école doit entrer au lycée pour décrocher le baccalauréat. Puis en 1938, elle retourne à Paris, où son père est resté, pour passer la licence PCB, préalable à l'entrée en médecine.   "A l'hôpital, les étoiles jaunes fleurissent, une espèce d'épidémie bizarre sur nos blouses blanches" La guerre éclate et dès l'été 1940, les Juifs "ne sont plus des citoyens comme les autres", se désole-t-elle. "Les discriminations tombent avec la régularité d'un métronome." Alors que Colette écume les hôpitaux à la recherche de postes d'externe remplaçant pour engranger un maximum de pratique, le couperet tombe : le concours de l'externat n'est plus ouvert aux juifs. La jeune femme est "effondrée", "ulcérée" : "on s'en prend à moi directement, à ma vie, à ce que je veux faire. C'est une injustice absolue". Jacques Ulmann, qu'elle vient de rencontrer à l'l'Hôtel-Dieu, lui suggère de passer le concours de l'internat de l'hôpital Rothschild, établissement où sont soignés les patients juifs et les internés des camps de Drancy ou du Loiret, transférés dans cette "annexe" hospitalière pour y subir une intervention urgente, pour y accoucher ou guérir d'une de ces maladies infectieuses qui font si peur aux Nazis. Dans ce "drôle d'hôpital" qui est "aussi une prison", Colette Brull est affectée au pavillon 7...

dans le service de médecine générale. L'hôpital dispose également d'un pavillon de chirurgie, un autre d'urologie, un laboratoire, une consultation de stomatologie, une maternité et un autre pavillon de médecine. "Nous continuons nos études, malgré tout, nous apprenons notre métier, mais comment s'en réjouir dans un tel endroit?", écrit-elle. Le 29 décembre 1941, le père de Colette est arrêté durant la rafle des notables et interné à Drancy. Les comptes en banque des juifs ayant été confisqués, la famille doit vivre avec la "minuscule paie d'interne" de Colette : 500 francs, "quand le kilo de beurre au marché noir atteint les 200 francs". Piégée, l'interne reste en poste, tandis que Jacques Ulmann part combattre en zone libre. Bien vite, "à l'hôpital, les étoiles jaunes fleurissent, une espèce d'épidémie bizarre sur nos blouses blanches", raconte-t-elle. Après la rafle du Vel d'Hiv, les 16 et 17 juillet 1942, les détenus affluent à Rothschild. Dans son service, Colette Brull prend en charge des vieillards "dans un état atroce, déshydratés, tremblants, mourants. Et on ne pouvait rien faire. On n'avait pratiquement pas de médicaments, on n'avait jamais été dans une situation pareille. C'est là que j'ai vraiment compris que c'était la guerre et qu'il fallait que je fasse quelque chose". Garder les patients internés le plus longtemps possible à l'hôpital devient la priorité de bon nombre de soignants. Avec les premières déportations vers l'Est, c'est même devenu un impératif. Le personnel hospitalier ne sait pas encore qui attend les déportés à leur arrivée, mais ils connaissent les conditions effroyables dans lesquels ils doivent voyager, les plus jeunes enfants y laissant la vie. "Nous nous inquiétons quand une convalescence se passe trop bien, quand une cicatrisation est trop rapide", se souvient Colette Brull. "Drancy a beau réclamer ses malades, les Allemands et leurs sbires ont beau nous surveiller, nous multiplions les ruses pour leur mentir, pour leur voler ces femmes et ces hommes qu'ils veulent déporter, dévorer. Nous truquons les diagnostics, nous décelons des complications, des tuberculoses."

Certains de ses collègues vont plus loin. A la maternité, des bébés disparaissent. Ils sont déclarés mort-nés, mais sont bien vivants. Colette comprend alors "qu'il y a un système, une organisation". Un réseau d'évasion a été sur pied par Claire Heyman, l'assistante sociale de l'hôpital, qui s'était déjà démenée pour trouver des familles d'accueil aux orphelins juifs des pogroms de 1938. Après avoir été effacés administrativement, les enfants de Drancy sont sortis par la porte de la morgue et replacés un peu partout en France sous de nouvelles identités.   "Des cris d'une terreur absolue, insondable" Quinze enfants de l'orphelinat Rothschild, situé tout près de là, n'auront pas cette chance. En février 1943, Colette Brull est appelée en urgence à l'orphelinat, qui se trouve à cinq minutes à pied. A l'extérieur, un fourgon de police. A l'intérieur, "un authentique cauchemar", se souvient-elle. "Tout le bâtiment est rempli de cris, des cris tels que je n'aurais jamais cru entendre un jour – cris d'une terreur absolue, insondable." Pourchassés par les policiers, les orphelins juifs nés de parents étrangers hurlent et...

courent pour tenter de leur échapper, devant des membres du personnels impuissants. "Pendant des années, le souvenir de cette rafle m'a hantée. J'ai entendu les hurlements des enfants, j'ai revu ces policiers armés. Partagée entre l'horreur de ce souvenir et les remords de mon impuissance, j'avais préféré me taire", confie-t-elle. Les Allemands n'hésitant plus à remplir leurs trains de juifs français, Colette Brull a pris, en dehors de l'hôpital, l'identité de Colette Mosnier, jeune catholique réfugiée à Paris après la destruction de Lorient. De plus en plus révoltée, la jeune femme s'engage dans la résistance : elle soigne les aviateurs alliés abrités par le père Kenneth et l'aide à fabriquer de faux papiers. Puis, elle est finalement sollicitée par Claire Heyman pour participer au sauvetage des enfants. Là voilà qui passe, à son tour, par la porte de la morgue, un enfant de trois ans dans les bras, son ainée lui tenant la main, pour se rendre à pied, en pleine nuit, à 8km de là à l'adresse indiquée par l'assistante sociale. Elle sauve ainsi "au moins" 4 enfants, prenant le risque d'être découverte avec de faux papiers et sans son étoile, et déportée à son tour.   "Nous sommes un réservoir pour les trains" Le "plus grand regret" de Colette Brull-Ulmann est ne pas être parvenue à sauver Danielle et Céline, deux jeunes sœurs admises à Rothschild après la rafle du Vel d'Hiv. Devenues les protégées des soignants comme des policiers de la guérite, qui ferment les yeux, les deux petites filles sont guéries depuis de longs mois lorsque le médecin en chef de l'infirmerie de Drancy s'avise de leur présence à l'hôpital et ordonne leur retour au camp sans délais. Colette prend tous les risques pour le faire changer d'avis, allant jusqu'à se rendre à son domicile, le soir même. En vain : les fillettes sont ramenées à Drancy auprès de leurs parents. En juin 1943, elles sont déportées et tuées dès leur arrivée. Cette année-là, l'étau se resserre. Les rafles se multiplient à l'hôpital, dont les pavillons se sont hérissés de barbelés. "Nous ne sommes plus un refuge, l'espoir d'un salut, mais un piège. Un réservoir pour les trains", réalise Colette Brull. En juin, alors qu'un énième inspecteur fait le tour du service pour vérifier l'état des patients, le manège de l'interne, qui tente dans son dos d'intimer à une patiente désorientée de s'allonger et d'avoir l'air malade, est repéré. Risquant la déportation, la jeune femme s'enfuit de l'hôpital.

Ses études de médecine sont mises entre parenthèses. Colette Brull est officiellement recrutée dans la résistance, par son propre père, dont le réseau dépend du Bureau central de renseignement et d'action. Sous le nom de code "Mademoiselle Lecomte", elle passe ses journées à parcourir Paris pour relever les emplacements des batteries anti-aériennes. Elle devient ensuite auxiliaire féminine de l'Armée de terre, avant d'être intégrée au service de santé. Promue lieutenant, elle soigne les travailleurs du STO et les prisonniers de retour d'Allemagne. Son action de résistante lui vaut de recevoir la Croix de guerre. A la mort de son père, en septembre 1945, Colette Brull, qui doit subvenir aux besoins de sa famille, est embauchée au dispensaire de Bezons, celui-là même où a officié Louis-Ferdinand Céline...

Elle épouse Jacques Ulmann. Le couple s'installe en 1948 à Noisy-le-Sec (Seine-Saint-Denis), lui en tant que généraliste et elle comme pédiatre, où ils exercent jusqu'à leur retraite. Longtemps, leurs enfants ont été tenus dans l'ignorance. Hantée par le souvenir des rafles, écrasée par la culpabilité du survivant, Colette veut "tirer un trait" sur ce qu'elle a vécu pendant la guerre. "C'était trop douloureux." Elle finit par s'ouvrir devant ses petits-enfants. Mais pas devant "les autres", pas encore.   La dernière survivante Alors que certains médecins, "résistants de la 25e heure", se forgent une légende et reçoivent les honneurs, tel ce praticien qui a signé l'arrêt de mort des petites Danielle et Céline, les membres du réseau d'évasion de l'hôpital Rothschild se taisent pour ne pas revivre les horreurs dont ils ont été témoins. "Comme si le réseau n'avait jamais existé. Comme si aucun enfant n'avait jamais été sauvé." Pourtant ils en ont sauvé des dizaines, voire des centaines. Combien exactement? Impossible de le savoir, car Claire Heyman et Maria Errazuriz, son assistante, sont mortes sans laisser de témoignages. Devenue "la dernière survivante", Colette Brull-Ulmann prend conscience qu'elle seule peut, et doit, raconter cette histoire. Expositions et conférences se succèdent. Une plaque est apposée en 2011 sur la façade de la fondation de Rothschild. En 2019, presque 75 ans après les faits, la pédiatre reçoit la Légion d'honneur à titre militaire des mains d'Emmanuel Macron. "Si j'ai accepté cette distinction, c'est au nom de tant d'autres qui ne l'ont pas eue, mais en étaient sans doute plus dignes."  

"(…) Nous leur exprimons ici notre reconnaissance. Ils sont l'honneur de notre fondation.
Parmi eux, à la tête du réseau de résistance et de sauvetage de la fondation de Rothschild, Maria Errazuziz, Claire Heyman, assistantes sociales
Samy Halfon, Dr Léon Bonafé, directeurs
Dr Astruc, Dr Birman, Dr Léon Zadoc-Kahn (déporté), Dr Jean Weissman, Dr Marcel Leibovici, Dr Robert Worns, Dr Colette Brull-Ulmann, médecins
Violette Trividic, Germaine Marx, Georgette Weill, infirmières
Fanny Jelikovere, Marie Levy (déportée), standardistes
Annie Assou, Désirée Damengout, Marcelle Dreyfus (déportée), surveillantes
Yvette Worms, économe
Pierre Monin, chef électricien
Que leur courage serve d'exemple aux générations futures."

Plaque apposée à l'entrée de la fondation de Rothschild

  Sources
-Colette Brull-Ulmann, avec Jean-Christophe Portes, "Les enfants du dernier salut", City éditions, 2017.
-Bruno Halioua, Richard Prasquier, "Les médecins justes parmi les Nations", La Revue du Praticien, N°13, 15 septembre 2004.
-Les enfants juifs sauvés de l'hôpital Rothschild, documentaire réalisé par Jean-Christophe Portes, 2015.

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Eternelle question que je me pose, moi qui suis né quelques années après la fin de la guerre et ai vécu dans la ville de Caen encore partiellement en ruine, qui ai vécu indirectement à postériori le t
 
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