Racistes, colonialistes, sexistes : faut-il destituer ces grands noms de la médecine?

12/06/2021 Par L'Externe
Billet de blog
Ils ont donné leur nom à des syndrômes, des parties du corps humain ou à des facultés. Mais ces grands pontes de la médecine qui occupent une place de choix dans les manuels sont aussi connus et dénoncés pour leurs positions racistes ou leurs expérimentations sur les oprimés. Faut-il continuer à les glorifier et à les enseigner ? La question se pose aux Etats-Unis, au Canada et fait son chemin en France, dans le sillage de la cancel culture. Pour cette interne blogueuse, la réponse est non, tant cette histoire de la médecine blanche et masculine pèse sur les problèmes systémiques actuels.

  Billet publié initialement sur le blog L'Externe, que nous remercions pour ce partage   "Ils sont là, partout dans nos livres, sur les murs de la faculté, en salle des thèses, gravés en couverture de nos manuels. Les grands pontes historiques de la médecine. Ce sont nos modèles. Ils prennent la pose avec leur potion, leur serpent, leur barbe frisotée et leurs grands airs pensifs. Ils sont blancs, ils sont masculins, ce sont nos grands médecins. Pour ne pas les abandonner dans l’oubli, on a donné leur nom à bien des symptômes, syndromes et autres parties du corps que l’on apprend par coeur durant les études de médecine. On apprend par exemple « l’aphasie de Broca ». C’est une certaine forme d’aphasie« La médecine et l’anthropologie comparée décrivent plusieurs races hiérarchisées, ce qui serait moins grave que de concevoir une race unique dont certains membres auraient subi un irrémédiable déclin physique et moral », disait ce cher et éminent docteur Broca (cité dans Histoire des médecins, de Stanis Perez, Ed. Perrin, p.394). Il fonde la Société d’Anthropologie de Paris en 1860 et s’attache à hiérarchiser les « races » en fonction de caractéristiques anatomiques du crâne.

Ces positions racistes se replacent dans un contexte historique d’hygiénisme médical poussé à son extrême et de colonisation: « On perçoit bien la convergence des doctrines et leur relative simplification : idéologie coloniale, darwinisme empirique et scientisme institutionnel accouchent d’un racialisme de confort. Les Blancs dominent forcément. […] L’obsession de la dépopulation, du déclin moral, sinon du déclassement civilisationnel, renforcent la conviction selon laquelle le médecin doit protéger la race contre un risque d’extinction s’insinuant d’abord dans les corps. A ce titre certains traités médicaux prennent des accents de pamphlets et se font le relais d’une certaine propagande. » (ibid) Dans Race, ethnologie et empire en France (1850-1950)Alice L. Conklin écrit, à propos des travaux de la société d’anthropologie dirigée par Broca : « Le triste "exploit" d’un groupe d’anthropologistes du XIXe siècle consista à donner une tournure plus scientifique qu’elle n’eut jamais, ni en France ni à l’étranger, à la doctrine de la race. » Lorsqu’il a été annoncé que le nouveau campus de neurologie de Bordeaux s’appellerait Broca en 2018, une tribune a été publiée pour dénoncer ce choix : « Racisme et sexisme, pourquoi le neurocampus bordelais porte le nom de Broca? ». On peut y lire:

"Mais c’est surtout son soutien manifeste et son alimentation scientifique des thèses racistes et sexistes qui font que l’hommage rendu à cette personnalité interroge. En effet, Broca a défendu les thèses justifiant la domination raciale, coloniale et sexiste en annonçant que la crâniologie est en mesure de fournir des données précieuses sur la valeur intellectuelle des races humaines"

De l’autre côté de l’Atlantique, ce sont les étudiant.es canadien.nes qui ont soulevé le problème d’utiliser encore le nom d’Osler pour des syndromes médicaux. William Osler (de la « maladie de Rendu-Osler », entre autres) est notamment célèbre pour sa fameuse citation: «Si vous écoutez attentivement le patient, il vous donnera le diagnostic ». Ce médecin illustre, montré en exemple aux étudiants, a pourtant tenu des propos qui amènent aujourd’hui les étudiants de Mc Gill à demander que l’on supprime son nom attaché aux syndromes et maladies. Il a par exemple déclaré:  « Je n’arrive pas à me décider sur le congrès panaméricain. Je déteste les Sud-Américains, mais je ne veux pas desservir mes amis qui y sont. » Ou encore: « Nous devrions, si nous le pouvions, leur dire : 'Entrez vous êtes les bienvenus'. Mais nous devons protéger notre pays. Par conséquent, nous serons tenus de dire: 'Nous sommes désolés, nous le ferions si nous le pouvions, mais vous ne pouvez pas entrer sur un pied d’égalité avec les Européens.' Nous sommes tenus de faire de notre pays un pays d’homme blanc. » (in William Osler: saint in a “White man’s dominion”, Nav Persaud, Heather Butts and Philip Berger, CMAJ November 09, 2020). Donner encore Osler en exemple aux futur.es médecins renforcerait en quelque sorte l’assise colonialiste des études médicales. En 2018, la statue du docteur James Marion Sims a été déboulonnée à New York. Souvent considéré comme le « père de la gynécologie », il a donné son nom à plusieurs instruments. Mais ce spécialiste a aussi pratiqué des expériences sur plusieurs femmes noires esclaves, le plus souvent sans anesthésie. Il a même, selon des historiens, « opéré la même femme trente fois pour perfectionner sa technique ». Ce n’est pourtant que récemment que le débat s’ouvre sur l’héritage laissé par ces pratiques médicales. Le tout premier colloque sur l’histoire de la médecine dans le contexte de l’esclavage dans les Amériques s’est tenu en 2018.

S’appuyant sur des recherches minutieuses en archives, les ouvrages de Hogarth, Cooper Owens et Berry ont en commun de proposer une réflexion sur les pratiques de biologisation du social, de commodification et de médicalisation des corps noirs entre les XVIIIe et XIXe siècles. Faisant l’histoire des expérimentations médicales, du développement de la science médicale aux dépens des corps noirs, mais aussi des pratiques de résistance des esclaves confrontés à l’objectivisation de leurs propres corps, leurs travaux viennent nourrir une réflexion d’actualité en révélant les relations de pouvoirs inhérentes à la production des savoirs médicaux.
À propos de : R. A. Hogarth, Medicalizing Blackness; D. C. Owens, Medical Bondage; D. R. Berry, The Price for Their Pound of Flesh https://laviedesidees.fr/Medecines-du-corps-noir.html

Le cas des noms des médecins nazis est différent dans le sens où la limite de l’acceptable pour l’héritage du nom a été établie depuis plus longtemps: il est communément accepté que l’on ne doit plus utiliser le nom d’un médecin nazi pour nommer une maladie. Le médecin pédopsychiatre autrichien Hans Asperger, qui avait laissé son nom à une forme d’autisme, s’est révélé avoir des liens ténus avec le régime nazi: le livre de l’historienne Edith Sheffer révèle que non seulement l’Autrichien Hans Asperger s’est glissé dans l’idéologie nazie, mais que son travail a participé à la «sélection d’enfants non éducables», aboutissant à leur euthanasie. Toutefois, il est encore difficile de ne pas voir son nom cité dans les manuels médicaux. La fameuse « maladie de Wegener », du nom de Friedrich Wegener, médecin nazi qui a rejoint les Chemises brunes en 1932, a, elle, été débaptisée. Toutefois, son nouveau nom (« granulomatose avec polyangéite ») est si peu aisé à écrire et à prononcer que l’on parle encore en 2021 de la maladie de Wegener à la faculté de médecine. Retirer les noms des médecins nazis des livres de médecine est une affaire de longue haleine loin d’être aboutie. Mais au-delà du retrait de ces noms de nos manuels, cela vient mettre en lumière le fait bien réel qu’une partie de notre apprentissage médical est issu d’expérimentations dans des camps de prisonniers. On remarque que, plus généralement, la façon dont se sont conduites les expérimentations menant aux grandes découvertes mériterait davantage notre attention. Le grand Dr Salk, s’il est respecté et admiré pour son vaccin contre la polio, a par exemple conduit des expériences dans des institutions psychiatriques en diffusant un virus directement dans les narines des résidents, avec un consentement éclairé que l’on peut imaginer inexistant.

On pourrait donc penser faire un peu de ménage dans les syndromes éponymes des manuels de médecine et en profiter pour laisser une plus grande place à des soignant.e.s racisé.e.s dont le nom passe sous silence, par exemple. En psychiatrie, on pourrait parler de Franz Fanon, médecin psychiatre martiniquais engagé contre le colonialisme et l’aliénation psychiatrique. Mais s'il est étrangement ignoré de nos manuels, c’est justement parce que ses positions remettent en cause les dogmes médicaux perpétués par nos facultés. Finalement, nos livres de médecine et leurs noms de maladies reflètent bien la façon dont s’est construite la médecine actuelle : ses expérimentations sur les opprimé.es, les esclaves, sa base colonialiste raciste, sa pathologisation de la différence… Ils reflètent aussi le peu de diversité parmi les étudiant.e.s en médecine et leur reproduction sociale. Il ne s’agit donc pas seulement d’enlever ces « grands noms », mais aussi de reconnaître que nous apprenons à la faculté une médecine coloniale, raciste, sexiste, bourgeoise… et que c’est un problème systémique qui reste à défaire."

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