Médicament de la mort ou passeport vers "l'ultime liberté" : rencontre avec les clandestins du pentobarbital

26/10/2019 Par Paul Ricard
Après la saisie 130 flacons de pentobarbital lors d’une opération de police ayant mobilisé plus de 300 officiers à travers toute la France le 15 octobre dernier, des utilisateurs témoignent de leurs choix d’acheter ce produit, en toute illégalité.

  “Je ne veux pas finir à l'hôpital comme un légume. Ça me désole de ne plus avoir mes bouteilles", soupire Danielle, 71 ans. Elle fait partie des militants pro-euthanasie visés mi-octobre par une vaste saisie de pentobarbital, puissant barbiturique interdit en France mais utilisé pour l'aide au suicide.  Le 15 octobre, plus de cent perquisitions sont menées à travers l'Hexagone par la gendarmerie. Elles aboutissent à la saisie de 130 flacons d'un produit suspecté d'être du pentobarbital. Déclencheur de l'enquête, ouverte fin juillet : la transmission par les autorités américaines d'une liste de Français destinataires de colis pouvant contenir cet anesthésiant, bien connu des partisans du suicide assisté.

Danielle, qui vit en région parisienne, en a acheté clandestinement deux flacons sur internet "pour 650 euros", sept mois auparavant. Elle n'est pas malade mais veut pouvoir choisir sa mort en buvant le produit si elle le juge nécessaire : "C'est mon droit, mon corps". "J'ai vu des gens de ma famille partir d'un cancer. Je ne veux pas traîner comme un légume, embêter mes enfants", assure à l'AFP la septuagénaire, qui réclame l'anonymat. "Quand j'avais ces bouteilles, j'étais bien, je n'avais plus cette angoisse de la fin de vie." Comme d'autres particuliers visés par l'enquête, Danielle appartient à l'association Ultime Liberté, dont le siège, en Haute-Marne, a également été perquisitionné. L'association revendique 2.700 adhérents. "Ce sont des personnes au niveau socio-culturel souvent élevé, qui n'ont jamais subi leur vie et ne veulent pas se soumettre à qui que ce soit pour leur mort", affirme à l'AFP sa présidente, Claude Hury.  Lui aussi adhérent, Christian Meriot, 85 ans, se définit comme "un libertaire, un libre-penseur". Le 15 octobre, à 06h00 du matin, trois gendarmes sonnent à sa porte...

 dans une petite commune du Médoc. "Quand ils m'ont dit qu'ils venaient perquisitionner, j'ai compris", raconte-t-il à l'AFP. Sa femme sort du frigo les deux flacons achetés en juillet, "pour 500 euros" versés par transfert d'argent international.   "Confort moral"    Il a passé commande au Mexique, via une messagerie e-mail cryptée. Expédié depuis les Etats-Unis, "le colis se présentait comme contenant du parfum", pour passer la douane. Christian Meriot souffre du coeur, du foie et d'"un zona ophtalmique très douloureux". "Mais ce n'est pas ça qui me pousserait" à absorber du pentobarbital, souligne-t-il. "C'était un confort moral d'avoir ça sous la main", dit cet ancien professeur d'ethnologie. "Je vieillis, l'état moral du monde me désole. Quand j'en aurai envie, je veux que ce soit moi qui décide." Auteur de livres sur les Samis, peuple autochtone de Laponie, il se souvient d'une tradition selon laquelle un homme en fin de vie demandait qu'on l'attache à un traîneau tiré par un renne. Direction le précipice. Il cite aussi l'écrivain André Breton : "Le plus beau présent de la vie est la liberté qu'elle vous laisse d'en sortir à votre heure". Christian Meriot et Danielle ont été entendus comme témoins, sans poursuites. Parmi les gens perquisitionnés, il y avait à la fois des personnes âgées avec des pathologies lourdes et d'autres qui n'étaient pas malades, selon les enquêteurs. L'histoire du pentobarbital (Nembutal de son nom commercial) est intimement liée à la mort. Il est utilisé en Belgique et en Suisse, qui, contrairement à la France, ont respectivement légalisé l'euthanasie et le suicide assisté (c'est l'individu qui accomplit le geste mortel, et non un docteur). Aux Etats-Unis, le pentobarbital sert parfois aux injections des condamnés à mort. Début 2011, le laboratoire danois Lundbeck, qui en détenait l'exploitation, avait protesté contre cette utilisation puis vendu les droits à l'américain Akorn. En France, ce médicament...

 autrefois utilisé comme anesthésiant est interdit pour l'homme depuis 1996. Seuls les vétérinaires peuvent en détenir, pour euthanasier les animaux. Un cas de suicide au pentobarbital avait marqué l'opinion en 2008 : celui de Chantal Sébire, quinquagénaire défigurée par une tumeur incurable.    "C'est un barbiturique à action rapide et puissante, qui agit sur le système nerveux central", explique à l'AFP la Dr Christine Tournoud, du centre antipoison de Nancy. "Selon la dose, il provoque une somnolence, le coma et peut entraîner un arrêt respiratoire". En 2014, dans une revue de toxicologie, elle avait relaté la tentative de suicide d'une femme avec du pentobarbital acheté sur internet. "Dans les congrès de toxicologie, de temps en temps, on voit surgir ce genre d'observations. Il y a aussi des suicides de vétérinaires, puisqu'ils ont le produit sous la main. Mais c'est très rare", poursuit-elle. Les moyens de se suicider ne manquent pas. Alors pourquoi le pentobarbital ? "Je pourrais prendre ma voiture et me foutre contre un mur, ou sauter d'un pont. Mais je préfère mourir dans la dignité, sans souffrir, avec des gens qui m'entourent", répond Christian Meriot.   Pour les associations, l’Etat est responsable Principale association pro-euthanasie, l'ADMD (Association pour le droit de mourir dans la dignité) "déconseille" l'achat clandestin de pentobarbital. "Ça nous fait un peu peur", déclare son président, Jean-Luc Romero : "Il y a un trafic, des gens gagnent de l'argent, ces produits ne sont pas contrôlés. Et n'importe qui peut en demander : on ne se bat pas pour que quelqu'un qui a un chagrin d'amour puisse en avoir". L'ADMD préfère "accompagner les gens en Belgique et en Suisse". Toutes les associations se rejoignent sur un point : pour elles l'Etat est responsable de la situation en interdisant l'euthanasie. Sujet de débats récurrents, celle-ci se heurte aux règles éthiques françaises. La loi Claeys-Leonetti de 2016 sur la fin de vie proscrit l'euthanasie et le suicide assisté mais autorise l'arrêt des traitements sur un malade en cas "d'obstination déraisonnable"

Dans deux avis récents, le Conseil d'Etat puis le Comité d'éthique ont jugé que la loi ne devait pas être modifiée, tout en demandant un meilleur accès aux soins palliatifs pour les malades en fin de vie. Ce que ne sont pas Danielle, Christian Meriot ni tous ceux qui achètent du pentobarbital préventivement. 

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