"J'ai étudié les dessous du DMP et ça ne marchera pas"

28/11/2018 Par Philippe Ameline
Billet de blog

Relancé en grandes pompes après 12 ans de reports, le DMP agite le monde médical. Certains veulent y croire, mais le DMP va à nouveau échouer, prédit dans un billet de blog Philippe Ameline. Ingénieur et expert des systèmes d'information et communication en santé, il décortique les dessous du système et explique les raisons d'un échec annoncé.

Ce billet de blog a été publié sur le site du Dr Dominique Dupagne Atoute.org   « Pour comprendre un mensonge quel qu’il soit, il faut comprendre de quelle vérité déformée il est le produit. » Alexandre Soljenitsyne   Si vous n’avez que quelques minutes Le DMP a été annoncé en 2004 et est relancé en 2018 par la CNAM avec une intense campagne de publicité. Il serait naïf de penser que le DMP a bénéficié de 14 ans de recherche et développement, ce laps de temps a été consommé en cycles qui visaient une généralisation rapide et excluaient donc toute innovation. Si on est optimiste, on objectera que ce n’est qu’en essayant continuellement que l’on finit par réussir ou, en d’autres termes, plus ça rate et plus on a de chances que ça marche. Malheureusement, le "DMP CNAM" reste un mauvais produit, par le mauvais opérateur, au mauvais moment. Mauvais produit, parce qu’au lieu d’être adossé sur un modèle plausible en gestion des connaissances, il reste basé sur l’idée simple mais fausse qu’un « dossier des dossiers » constitue un dossier de continuité des soins. Mauvais opérateur parce qu’il est assez pervers de confier à un assureur l’outil qui devrait assurer la continuité des soins entre une personne et ceux qui l’entourent. Car la CNAM est un assureur, et il suffit, pour s’en convaincre, de constater qu’elle est engagée, avec la ROSP, dans une vaste opération de « contrôle qualité » de la pratique médicale. Au mauvais moment, parce que ce mauvais outil, par le mauvais opérateur, est relancé à un moment où la médecine est profondément en crise, avec des médecins qui, débordés par l’effet des déserts médicaux, ratent leur inclusion dans la société de l’information et le virage chronique. Le DMP, inutile pour le médecin, mais vendu à son patient par la CNAM comme « pouvant lui sauver la vie », a de très fortes chances de ne faire qu’ajouter de l’huile sur le feu à un moment où il faudrait apporter de véritables solutions innovantes en continuité des soins.

 

Historique

Le DMP (le sigle peut représenter une multitude de choses, comme dossier médical personnel, ou partagé ou mal parti) que la CNAM-TS lance actuellement avec tambours et trompettes a déjà une longue histoire. Annoncé en mai 2004 par Philippe Douste-Blazy, sa généralisation était prévue en 2007, soit « dans les deux ans ». Nous verrons que cette notion de « généralisation dans deux ans » est une constante du DMP, et qu’elle n’est pas neutre dans ses échecs répétés. Il ne faut pas imaginer que le DMP, dont le concept a évolué à la marge depuis, était une idée « moderne » en 2004 ; le début du siècle a été une période étonnante de créativité car les grandes évolutions sociétales (typiquement, en médecine, le « virage chronique » qui voit les consultations pour suivi des maladies chroniques prendre le pas sur les rencontres pour problèmes aigus) étaient déjà identifiées, et la généralisation d’Internet, annonçant l’émergence de la société de l’information, était vue comme une opportunité d’innovation. En résumé, l’injonction de « penser autrement » et la possibilité technique de le faire étaient réunies. Par ailleurs, pourquoi le nier, l’effet emblématique du passage à l’an 2000 facilitait les choses. Initialement piloté par les médecins libéraux, par l’intermédiaire des URML réunies dans le groupe de travail GUEPARD, le mouvement s’est poursuivi dans les locaux du ministère de Jean-François Mattei dans le cadre des « tables rondes Fieschi » ; le changement de ministre puis l’annonce du DMP ont stoppé cet élan inventif qui ne pouvait prétendre produire sous deux ans des composants généralisables à plusieurs dizaines de million de français. Un autre élément historique a durablement orienté le DMP dans une mauvaise direction ; la petite histoire veut que l’idée de lancer un dossier patient généralisé est venue à Philippe Douste-Blazy en visitant la clinique Pasteur à Toulouse (ville dont il était maire). Il n’est pas difficile de comprendre que, aussi élaboré qu’ait pu être le dossier médical de cette clinique, il était conçu pour faciliter la prise en charge des patients à l’intérieur des murs, donc un laps de temps compris entre leur admission et leur sortie. C’était donc un produit adapté à des patients captifs « dans la boîte » et non des individus « libres ». Si on ose une comparaison écologique, le DMP est donc ce « dossier mal parti » d’avoir pris pour exemple des techniques d’aquariophilie alors qu’il s’agit de gérer un lac. Même si ce n’est pas aussi frappant, car les techniques informatiques sont largement virtuelles pour ceux qui n’en ont pas l’expertise, on est clairement, avec le DMP, dans le cadre théorique d’individus qui, ayant constaté qu’on purifie l’eau des aquariums avec un filtre à charbon, sont persuadés que le meilleur moyen de garantir la qualité du Léman serait d’évider le massif du Chablais afin d’y déverser le contenu d’une mine de charbon. Le DMP 2018 est l’héritier direct du DMP qui devait être généralisé en 2007, après plusieurs cycles parfaitement reproductibles : annonce solennelle de généralisation sous deux ans, phase de réunionite intensive, phase de test où on rétribue des groupes de médecins, phase de lancement avec relations publiques intensive (sauver des vies, économiser des milliards, grandeur de la France grâce à un système que chaque français attend et que le monde entier nous enviera bientôt), constat de pauci-utilisation, arrivée d’un nouveau ministre, audit puis expulsions des incapables qui ont saboté un si beau projet, puis annonce solennelle de généralisation sous deux ans (donc d’un nouveau cycle à innovation nulle), etc.

Il s’agit donc toujours de généraliser dans l’urgence, ce qui ne peut se faire qu’en utilisant des composants « sur étagère » ; le choix initial, conservé depuis, a été d’utiliser des composants de l’organisation HL7, d’origine américaine. Les standards HL7 définissent des messages qui servent à échanger des données médicales et démographiques entre logiciels médicaux.
Lorsque le DMP a été annoncé, la norme européenne ENV13606 (alias EHRCom) existait déjà. Cette norme définit une structure de dossier, à la façon d’une grammaire (son application emblématique est le système open source openEHR qui promeut la notion innovante des Archétypes qui permet de décorréler le code source d’une application de son modèle de données).
Avoir choisi pour socle du DMP un standard de messages (d’origine US et très principalement hospitalier) plutôt qu’une structure de dossier n’est pas neutre : au lieu d’unifier la façon dont « on raconte une histoire » (typiquement le parcours de santé du patient), les architectes du DMP ont choisi, en utilisant principalement le Clinical Document Architecture (CDA, en l’occurrence dans sa release 2, donc CDA-R2) de standardiser la façon dont sont échangés les documents. Techniquement, le DMP est donc principalement un système de gestion documentaire (GED) hospitalière à l’échelle d’un pays.  

Mauvais composant

L’enjeu principal du DMP est d’outiller la continuité des soins. Il n’est pas certain qu’il y ait un consensus sur la signification de ce concept, mais on peut supposer que chacun s’accordera à y voir l’opposé d’un travail en silo, donc le partage d’informations au sein d’une équipe pluridisciplinaire composée de spécialités et de métiers variés. Pour analyser la pertinence d’un « système de gestion documentaire hospitalier généralisé » dans le paysage médical contemporain, il est utile d’introduire en préliminaire le modèle des « points de vue » (viewpoints) en gestion des connaissances.
Imaginons qu’il faille analyser un accident de la route et que soient mandatés trois experts : un membre de la maréchaussée, un expert des ponts et chaussées et un expert automobile. On comprend aisément que ces trois personnes ne voient pas la même chose quand ils se rendent sur les lieux, et n’ont probablement pas de vocabulaire commun pour décrire ce qu’ils ont analysé. Le premier se concentrera sur le respect du code de la route, le second sur les particularités de la chaussée et le troisième sur la cinématique du véhicule. Pourtant,ils doivent rendre un rapport commun… comment peut on leur donner les moyens de « faire équipe » ? D’après Myriam Ribière, il faut commencer par définir la notion de « point de vue » comme étant la « perspective selon laquelle un expert examine les informations » ; le point de vue se définit alors par deux dimensions : le point de focalisation, qui représente la spécialité de l’expert et l’angle de vue qui indique ses modalités d’action, typiquement son métier.

Dans un cadre massivement multi-points de vue comme la santé, où les métiers sont multiples et les spécialités d’une grande diversité, un « dossier des dossiers » qui, comme le DMP, est un réservoir de documents pose un problème majeur : un dossier est par essence le lieu où un point de vue donné optimise sa propre capacité décisionnelle en sélectionnant les informations recueillies en fonction de leur capacité à alimenter son raisonnement propre (il optimise le rapport signal/bruit de façon spécifique à son point de vue). Un dossier des dossiers, au contraire, est un empilement d’informations dont le rapport signal/bruit est catastrophique pour tous les points de vue. De mes nombreuses discussions avec des médecins qui « croyaient » au DMP j’ai constaté que chacun d’eux s’imaginait qu’il s’agit d’un système où « les autres » déposeront les données qu’il attend là où il les attend – donc où les autres points de vue se mettront au service de son propre point de vue… on imagine assez aisément le potentiel déceptif d’un système de partage qui n’aurait d’utilité que si chacun primait sur les autres !

Un dossier des dossiers n’a donc pas de sens en environnement multi-point de vues et les experts de la gestion des connaissances convergent sur le fait qu’il est nécessaire d’inventer un espace de travail commun – appelé « artefact » - qui facilite la convergence des points de vue. Dans le cas de l’accident de voiture, on peut imaginer un plan en 2D avec possibilité de simuler des trajectoires ; s’il s’agissait de construire une voiture, il s’agirait plutôt d’une simulation 3D. L’artefact adapté au pilotage de la trajectoire de soins d’une personne reste largement à inventer… et il s’agit bien de laisser sa juste place à l’invention, non d’occuper le terrain en assemblant à intervalles réguliers un puzzle de composants hospitaliers sur étagères. Même dans sa fonction de gestionnaire de documents, le DMP souffre d’un problème de conception majeur. Le DMP de Madame Dupont n’appartient pas à Madame Dupont ; ce n’est qu’un environnement partagé qui lui est attribué selon des règles fixées par décret. Le modèle n’est pas celui d’un outil que la personne possède et met à disposition de ceux qui l’entourent, mais celui d’un dossier médical national... et ce n’est pas neutre en terme de droits d’accès aux documents hébergés par le DMP.
Le décret précise que : Ces professionnels ont accès aux seules informations strictement nécessaires à la prise en charge du titulaire du dossier médical partagé dans le respect des règles de gestion des droits d’accès fixées par la Caisse nationale de l’assurance maladie des travailleurs salariés, en collaboration avec les conseils nationaux des ordres des professionnels de santé et après avis de la Commission nationale de l’informatique et des libertés. Les fameuses « règles de gestion » sont matérialisées par une « matrice d’habilitation » qui précise quels types de documents peuvent être lus par quel catégorie de professionnel (médecin, dentiste, sage-femme, kinésithérapeute, etc tel que défini par leur carte de professionnel de santé (CPS)).


Cette matrice utilise donc un modèle très classique au sein des entreprises, le Role based access control (RBAC) ; au lieu de définir les droits d’accès de façon individuelle ou par groupes d’individus (ce qui serait particulièrement fastidieux lorsque, un nouvel acteur apparaissant, il deviendrait nécessaire de déterminer ses droits d’accès pour chacun des documents existants), on définit les droits d’accès en fonction du rôle de l’individu au sein de l’organisationDans le cas du DMP, l’organisation en question est un centre de soins virtuel à l’échelle du pays et les rôles sont donc attribués « à très gros grains ». On peut, bien évidemment, oublier la possibilité de donner des droits différents aux médecins usuels et aux médecins d’avis ponctuel, ce qui ne serait possibles que si les rôles étaient attribués en fonction de la place dans l’équipe de santé de l’individu, mais on peut également oublier l’adaptation de la matrice d’accès en fonction de la démarche en cours, qui pourrait, par exemple, être définie au sein d’un service hospitalier donné (en fonction des rôles dans le service). En bref, par défaut, tous les médecins qui ont le droit de consulter le DMP de Madame Dupont auront accès aux mêmes documents. Point intéressant, et qui montre bien « qui est aux commandes », cette matrice si stratégique peut évoluer à la discrétion de la CNAM. Savoir qui peut consulter le DMP de Madame Dupont n’est pas non plus très évident, car lorsque un acteur se voit accorder des droits, le décret précise que lorsque le professionnel de santé est membre d’une équipe de soins, telle que définie à l’article L. 1110-12, l’autorisation d’accès au dossier médical partagé est délivrée dans les conditions prévues au premier alinéa du III de l’article L. 1110-4. Elle est réputée donnée à l’ensemble des professionnels de santé membres de l’équipe de soins. En cas d’hospitalisation, on voit mal comment Madame Dupont pourra savoir à l’avance qui aura l’autorisation d’accéder à son DMP. Enfin, et ce n’est pas le point le plus banal, puisque le DMP a vocation à constituer un réservoir documentaire, il sera assez naturel pour un professionnel de copier certains documents afin de les insérer dans son propre logiciel de dossiers patient. Mais, dans ce cas, la copie du...

document ne sera plus gérée par les règles de gestion du DMP, mais pas celles du système local. Ainsi un document qui aurait été masqué à un acteur donné au sein du DMP pourra éventuellement lui être accessible au sein du dossier patient du centre de soins. La réaction paternaliste sera de balayer tout ceci en partant du principe que les soignants sont responsables, que les accès sont tracés, que le glaive de la loi menacerait ceux qui tenteraient d’accéder à des informations qui ne sont pas utiles à leur modalité de prise en charge du patient. Il reste que, en l’état, le seul conseil qu’on puisse donner à ceux qui ouvrent un DMP est de n’y accepter l’inscription d’aucune information de caractère intime.  

Mauvais acteur

L’un des rares éléments d’accord de toutes discussion sur la continuité des soins concerne le fait que le système ne doit pas être ouvert aux assureurs. C’est un principe éthique ; et pourtant le DMP a été confié depuis 2014 (après le constat d’échec, en 2013, du « DMP ASIP ») à la Caisse Nationale d’Assurance Maladie des Travailleurs Salariés (la CNAMTS, devenue CNAM depuis le 1er janvier 2018 après disparition du Régime social des indépendants (RSI) et des régimes étudiant). La France restant un pays jacobin, on arguera du fait que l’assurance obligatoire n’est pas vraiment une assurance… et que ce n’est pas parce qu’elle est opératrice du DMP qu’elle a accès aux données. Mais ce serait oublier la nature profonde de la CNAM et la façon dont elle a considérablement renforcé son contrôle sur le système de santé ces dernières années. Les médecins ont été les premières victimes ; en faisant stagner les indices qui permettent le calcul de leurs honoraires, la CNAM les a amené à compléter leur rémunération sous forme de primes à la performance. La notion de « pay for performance » (P4P) étant très décriée par ceux qui l’avaient déjà testée à l’étranger, le concept a été baptisé Rémunération sur objectifs de santé publique (ROSP). Le principe en est simple : le médecin reçoit une prime annuelle donc le montant est calculé en fonction de l’adéquation de sa patientèle à un inventaire à la Prévert d’indicateurs (suivi du diabète, de l’hypertension artérielle, étendue de la couverture grippale et du dépistage du cancer du sein, bon usage des antibiotiques, etc).


Si les indicateurs étaient valides, on pourrait supposer que cette façon d’inciter les médecins « au portefeuille » est vertueuse, mais plusieurs indicateurs posent problème, comme le dépistage précoce du cancer du sein, qui fait polémique depuis plus de dix ans et dont les études récentes convergent dans la démonstration qu’il ne sauve pas de vie, mais entraîne un surdiagnostic, donc un sur-traitement important. Dans un autre registre, le « bon suivi du diabète » était basé jusqu’à 2017 sur la normalisation d’indicateurs, comme l’hémoglobine glyquée (avec un objectif de 90 % de patients diabétiques type 2 avec un HbA1c inférieur à 8,5 % et 80 % avec un HbA1c inférieur à 7,5 %) ; le problème étant que tenter de normaliser un indicateur donné passe toujours par une augmentation du traitement, et éventuellement une diminution de la durée de vie (il serait cynique de penser qu’une démarche qui diminue temporairement les comorbidités au prix d’un abaissement de la durée de vie est une démarche financièrement vertueuse). Pour dire les choses plus simplement, il n’y a pas de raison qu’une patientèle soit statistiquement représentative, et faire pression sur les médecins afin qu’ils normalisent leurs patients ne peut se faire qu’au détriment de ces derniers. Pour qui n’est pas connaisseur du domaine, cette notion de « payement for performance » au détriment du patient peut paraître anodine ; en réalité elle est profondément destructrice de l’éthique du soin. Incitée financièrement par la CNAM, la médecine française a le chic pour adopter des concepts que les anglo-saxons ont abandonné après en avoir démontré les effets délétères ; c’est le cas du P4P, mais aussi de l’Evidence Based Medicine (EBM). Le récent mouvement #FakeMed a vu 124 médecins signer une tribune dans un quotidien national contre les pratiques non fondées sur des preuves, donc non scientifiques car leur efficacité n’a pas été démontrée par une étude clinique. On objectera que, si la médecine est considérée comme une science parce qu’on y applique à une personne donnée des résultats purement statistiques, c’est une étrange conception de la science car aucun d’entre nous n’est une personne statistique. Mais, diront les médecins, en exhibant le schéma consacré, les études cliniques ne sont qu’un des trois éléments de l’EBM, avec l’expérience clinique du praticien et les préférences du patient.

Pourtant, nous avons vu que la CNAM finance les médecins à hauteur de leur capacité à aligner les statistiques de leur patientèle aux recommandations… et, il faut le reconnaître, la majorité des médecins accepte ces règles. Les anglais se posent beaucoup plus de questions, allant même jusqu’à se demander si l’EBM n’est pas cassée  ; dans cet axe d’interrogation profonde, c’est l’importance de la décision partagée qui apparaît comme la justification première de l’EBM : All of these examples reveal a fundamental misunderstanding many have about EBP : that the rationale and justification for EBP relies on being able to demonstrate that EBP somehow should lead to better clinical outcomes. This common misunderstanding pervades the current scientific discourse around EBP and impedes how, as a society, we should practice medicine. EBP is about taking care of individuals and is not about the insensitive use of population-based evidence. Tous ces exemples révèlent une incompréhension fondamentale qu’ont de nombreuses personnes de la pratique basée sur les preuves (EBP) : que la théorie et la justification de l’EBP sont basées sur sa capacité à démontrer que l’EBP devrait, d’une certaine façon, mener à de meilleurs résultats cliniques. Cette incompréhension classique se répand dans le discours scientifique actuel autour de l’EBP et entrave la façon dont, en tant que société, nous devrions pratiquer la médecine. L’EBP traite de la prise en charge des individus et ne traite pas de l’incitation à des pratiques de santé publique. Pour prolonger le propos, l’auteur explique que l’EBM dans un cadre de décision partagée peut même aggraver les statistiques publiques en prenant pour exemple la discussion avec un patient sur l’intérêt de prendre une statine. Sachant qu’une statine réduit de 25 % le risque relatif de crise cardiaque et d’AVC dans les 5 ans, on s’interroge sur son bénéfice pour un patient dont le risque est évalué à 4 %, et qui serait donc ramené à un risque absolu de 3 % sous statine. Face à une réduction si faible du risque absolu face à l’obligation de prendre un médicament tous les jours pendant 5 ans, avec les risques d’effets secondaires afférents, on peut imaginer que de très nombreux patients décideront de ne pas se faire prescrire de statine. En terme de santé publique, il y aura ainsi moins de patient dans le bras statistique « prise de statine », et si on admet que l’étude qui a justifié la mise sur le marché de cette classe de médicament est valide, le nombre de crises cardiaques et d’AVC augmentera, ce qui démontre qu’EBM et santé publique ne doivent pas être corrélées. Pour résumer, la CNAM renforce sa pression de rémunération sur objectifs de santé publique, et le DMP est présenté comme l’un des outils au service de cette politique de pilotage, alors que l’EBM, c’est à dire la partie scientifique de la médecine, devrait résolument tourner le dos à cette démarche. Puisque c’est la CNAM qui décide du contenu du DMP, ne vous attendez donc pas à y trouver un jour les outils de décision partagée susceptibles de donnent un sens au volet scientifique de la médecine.   Mauvais moment La "crise de sens" de l’EBM n’est pas, de loin, le seul problème que rencontre le domaine, et il se pourrait même fort bien que les docteurs en médecine soient en train de disparaître sous nos yeux. La proposition peut paraître excessive, mais leur groupe a tout d’une « espèce en danger » : une pyramide des âges décalée vers le haut, une reproduction lente et de piètre qualité et une inadaptation croissante à un biotope en évolution rapide. La pyramide des âges des médecins est préoccupante, avec une moyenne d’âge de plus de 50 ans et les classes d’âge les plus nombreuses dans la tranche 55-65 ans. Les départs en retraite vont mécaniquement peser sur des actifs déjà débordés.

Former un médecin prend du temps ; beaucoup de temps, typiquement 10 ans après bac pour un médecin débutant, et on dit qu’il faut dix ans de plus pour qu’il maîtrise parfaitement son art. Trop de temps si on considère que les études médicales restent consacrées à apprendre par cœur des quantités considérables d’information dans un monde où, comme l’explique parfaitement Michel Serres, toute la connaissance est en ligne, et il faut surtout savoir chercher et analyser.

Ce conservatisme de la formation médicale ne prépare pas le médecin à s’insérer dans la société de l’information, d’autant moins que la notion de secret médical isole la médecine dans un univers clos peuplé de standards endémiques qui sont très en retard sur les outils du web et de l’industrie, à la façon des lémuriens isolés à Madagascar et ainsi détachés de la branche évolutive des primates. Pour le dire de façon caricaturale (mais pas tant que ça), quand les ingénieurs sont désormais capables de concevoir des avions en 3D puis de les tester virtuellement en vol, le médecin reste doté d’outils dont la conception remonte aux années 80 du siècle dernier. Ainsi, la médecine rate le virage numérique car elle fonctionne naturellement en silos (chaque centre de soins constitue un silo, et, s’il regroupe plusieurs spécialités, chacune forme un silo d’informations au sein du silo géographique – souvenez-vous du dossier comme optimisation du rapport signal/bruit pour un point de vue spécifique) et se contente donc de logiciels qui gèrent une information locale destinée à alimenter des fonctions de gestion et de bureautique. Un jeune praticien hospitalier me vantait récemment son système d’information hospitalier comme étant très bien conçu car il permettait de tout faire avec Word ! La médecine est ainsi isolée dans un bras mort de la société de l’information mais, après tout, on pourrait imaginer que ça ne gêne pas son bon fonctionnement - après tout l’emblème sacré y reste un un huis-clos, le fameux « colloque singulier ». Ce serait oublier que la société évolue, bénéficie d’un confort et d’une espérance de vie nouveaux et que la génération du baby boom prend de l’âge. Conséquence de cette transformation sociétale, les consultations pour problèmes chroniques (qui ne guériront pas mais doivent être suivis au long cours) deviennent plus fréquentes que celles qui traitent de pathologies aiguës (qui guérissent ou entraînent le décès) ; c’est ce qu’on nomme le « virage chronique ». Comme le suivi des patients chroniques est par essence de la gestion du risque en équipe pluridisciplinaire (incluant le patient et ses aidants), on imagine bien que les motifs qui déconnectent la médecine de la société de l’information expliquent également pourquoi elle rate sous nos yeux le virage chronique, une évolution métier aussi cruciale que le fût la naissance de la clinique bien décrite par Foucault. Avec une organisation qui reste forgée par l’aigu, il est à peu près certain que la qualité des soins va dramatiquement diminuer, à la fois par manque de médecins et par leur inadaptation aux enjeux modernes. On peut se demander s’il ne faudrait pas dans l’urgence former des bac + 5 (des « maîtres en médecine »), soigneusement tenus à distance des CHU, donc à l’aise avec les technologies modernes et le travail en équipe. Il reste que, au moins pour les dix ans à venir, il faudra « faire avec » les docteurs en médecine et, n’en doutons pas, avec des docteurs en médecine en crise, car surchargés de travail, et mieux équipés pour décrocher les primes de l’assurance maladie afin de compléter leur rémunération que pour contribuer à l’équipe pluridisciplinaire qui entoure chaque patient. Autant dire que le DMP, qui, avec sa logique documentaire, les arrime dans les pratiques anciennes (au lieu de contribuer à une démarche explicite commune, chacun fait « au mieux » et rend compte de sa propre vision du contexte et de ce qu’il a fait), constituera une gêne supplémentaire. Le premier inconvénient est évident : un patient chroniques doté d’un DMP portera virtuellement avec lui des milliers de documents, tous susceptibles de contenir des informations opposables, en cas de problème, au médecin qui sera réputé les avoir lu en détail, puisqu’il avait accès au DMP. Comme ce médecin ne pourra jamais consacrer une semaine à l’étude attentive de cette prose, et que l’interfaçage du DMP avec son propre logiciel conçu il y a trente ans ne lui facilitera pas la tâche, il ne touchera probablement pas au DMP. De toute façon, les médecins étant déjà chroniquement débordés et bientôt débordés de chroniques, l’alternative est de consulter le DMP ou d’écouter et examiner le patient. De façon pragmatique, le DMP ne constituera donc pas un outil métier, mais un réservoir de documents (essentiellement bureautiques, majoritairement en PDF) inutile mais opposable en cas de problème (« vous auriez pu lire le document qui mentionnait... »). Le second inconvénient est indirect. La superbe campagne promotionnelle de la CNAM a fait bondir le taux d’ouverture des DMP... mais que va-t-il se passer lorsque ces patients, à qui l’assurance maladie a vendu le DMP comme « un merveilleux système qui procure un gain de chances » (et pourrait même leur sauver la vie ; la CNAM ne recule devant rien), verront que le médecin ne l’utilise pas ?

Combien comprendront que, dans les conditions actuelles, tout ce qui n’aide pas directement le médecin lui est une gêne ? Combien lui tiendront grief de ne pas jouer le jeu ? En tout cas, le DMP a de fortes chance de créer un abcès entre le patient et le médecin – d’autant plus que ce dernier, qui n’a pas d’approche théorique sur ce qu’est le DMP et garde une culture numérique essentiellement documentaire n’aura certainement pas les arguments les plus convaincants pour expliquer que c’est tout bonnement un mauvais composant puisqu’il s’imagine bien souvent, au contraire, qu’il pourrait être utile s’il était « mieux fait », ou « si les autres faisaient l’effort d’y mettre les informations qui me sont utiles » ou « s’il contenait des synthèses ». Pour le dire autrement, l’ensemble du domaine médical s’est organisé dans un cadre de pathologies aiguës où un système collectif n’avait pas d’utilité car l’échange de lettres et de comptes rendus suffisait à guider le parcours de soins. Un système collectif est donc soit inutile, soit conçu pour basculer dans un nouveau paradigme, auquel cas, il sera initialement perturbant puisque porteur de nouveaux concepts et rendant obsolète les logiciels existants. Le DMP, qui reste ancré dans l’univers documentaire, est interfaçable avec les logiciels existants et prétend au statut de « dossier de santé électronique » est très rassurant pour les médecins... mais, puisque dénué de tout ce qui pourrait les guider dans une évolution indispensable, va donc accélérer leur disparition.

 

Conclusion

Réservoir neutre, donc inutile pour l’aigu et sans valeur ajoutée pour le chronique, le DMP est conçu comme un « déversware » documentaire et, n’ayant pas été conçu à cette fin, sera bien incapable de constituer l’artefact qui permettrait un travail d’équipe pluridisciplinaire. Il est mis en œuvre par l’assurance maladie au moment où cet organisme déploie une stratégie de « pay for performance » qui est potentiellement contradictoire avec une médecine moderne basée sur la décision partagée. Promu comme un produit de grande consommation par la CNAM à l’occasion de sa nième tentative de lancement, il ne peut qu’aggraver bien inutilement la crise médicale, en opposant un médecin qui n’en a pas l’utilité et un patient qui, puisqu’il en est doté, a été sensible à une publicité de lancement qui en fait un outil susceptible de lui sauver la vie. Le DMP va à nouveau échouer ; les raisons sont historiques, ont été pointées dès l’origine du projet, mais n’ont jamais été opposables à une commande d’état qui s’entête dans l’erreur faute d’avoir jamais reconnu les véritables raisons de ses échecs. Aujourd’hui, le DMP est inclus dans le « dogme du secteur santé-social » et l’ensemble des projets administratifs dans le domaine doivent l’inclure comme un composant socle. Nous entrons dans un hiver, probablement durable, de l’intelligence du domaine.

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