“Les préfectures font simplement leur chiffre d’OQTF avec nous, pour le compte de ceux qui sont au-dessus”, lâche Malik*, amer. Âgé d’une quarantaine d'années, ce généraliste d’origine algérienne a reçu, comme de nombreux praticiens à diplôme hors Union européenne (Padhue) ces derniers mois, une obligation de quitter le territoire français (OQTF) en juin dernier. Après deux masters - un de recherche et un en santé publique - et plusieurs autres diplômes universitaires réalisés en France et alors qu’il exerce actuellement dans un service d’oncologie d’un CHU, ce médecin étranger ne s’attendait pas à être sommé de partir du jour au lendemain. “Sur le coup, je n’ai même pas stressé. C’était tellement gros, que je pensais que ce serait vite résolu”, explique-t-il.
Malik est arrivé en France en 2015, aspirant à faire de la recherche. Après avoir travaillé au CNRS et à l’Inserm, il se tourne vers la recherche clinique. Au début de la crise du Covid, il décide de postuler en tant que faisant fonction d’interne (FFI) en unité Covid et rejoint par la suite un service d’onco-pneumologie. Comme les autres Padhue, il doit régulièrement fournir à sa direction un justificatif de titre de séjour. “Pendant le confinement, j’ai refait une demande. La procédure avait été dématérialisée à cause de la crise sanitaire. Ça m'arrangeait, je n’avais plus à aller à 4 heures du matin faire la queue devant la préfecture”, plaisante-t-il. Pendant plus d’un an et demi, il ne reçoit que des récépissés de traitement de dossier. “J’ai dû en recevoir sept différents. Ça m'étonnait, mais tant que j’avais un papier qui justifiait mon séjour, ça allait.”
Sa situation bascule le 27 juin 2022. “Mon administration hospitalière me demande de leur envoyer le nouveau récépissé. Je me suis donc connecté sur mon espace en ligne pour le télécharger… et là, j’ai vu que j’avais reçu une OQTF le 3 juin. Il me restait trois jours, jusqu’à la fin du mois, pour faire un recours.” Les raisons de cette décision le surprennent. “Après mon master, j’ai passé un autre diplôme universitaire (DU). La formation était en présentiel mais avec le Covid, des cours ont été dématérialisés. Au moment de faire mon dossier de renouvellement, je n’avais pas encore ma note de mémoire car elle devait nous être rendue trois mois plus tard. J’ai donc demandé un relevé où il était bien indiqué que ma note serait fournie ultérieurement”, raconte-t-il. Ce sont pourtant ces arguments que l’administration a utilisés pour justifier d’une obligation de quitter le territoire. “Ils ont considéré que je n’avais pas obtenu mon diplôme…. que j’ai eu ! Ils ont aussi estimé que mon mémoire avait été invalidé, alors que j’ai eu 16 ou encore que le DU était en distanciel même si c’était en présentiel”, tempête-t-il. “Tout était faux.”
L’hôpital ferme une dizaine de lits
Sans récépissé à jour, impossible pour Malik de continuer à travailler. “Mon employeur m’a dit qu'il ne pouvait pas me garder. Je ne pouvais plus venir à l’hôpital car je n’étais plus en règle.” Il prend un avocat et se lance dans un recours. L’audience est fixée au mois de septembre et le tribunal administratif tranche en sa faveur : la préfecture est sommée d’annuler l’OQTF et de lui fournir un titre de séjour. Mais elle prend son temps… Il lui faudra encore un mois pour obtenir son justificatif. “Toutes mes économies sont passées dans ces trois mois d’attente sans pouvoir travailler. Je me suis endetté, j’ai dû contracter un emprunt. Maintenant, je prends toutes les gardes que je peux pour m’en sortir.”
Comme lui, Yacime*, originaire du Niger, se bat depuis un an pour faire renouveler son titre de séjour. “La préfecture me dit que j’ai fait mes deux ans de stagiaire associé et que c’est fini. On a plus besoin de moi”, raconte tristement ce spécialiste de la chirurgie thoracique. Rien ne le prédestinait pourtant à exercer en France. “J’ai été diplômé en 2020 au Niger. J’ai voulu venir ici pour perfectionner mes connaissances car là-bas, il s’agit essentiellement de chirurgie ouverte alors qu’en France, on fait de la chirurgie endoscopique ou coelioscopique.” Au bout d’un an, il décide de rentrer dans son pays d’origine, où un poste lui avait été promis au début de ses études. “Mais il n’a jamais ouvert par manque de moyens. Quand tu es chirurgien, si tu n’opères pas, tu perds la main. J’ai donc décidé de revenir en France”, poursuit-il. Il s’inscrit dans une faculté de médecine en 2020 pour pouvoir postuler à des postes de FFI et intègre un grand hôpital du Sud.
“J’ai finalement reçu un courrier le 3 avril dernier qui m’informe que j’ai terminé ma période autorisée en France et que je ne peux plus renouveler mon titre de séjour. Il n’y a aucun argument dedans, c’est vide”, déplore le médecin, qui a immédiatement fait appel. “Je souhaite juste changer mon statut de praticien associé pour celui de FFI, qui est un statut étudiant et est géré différemment. Si le recours ne fonctionne pas, je rentre chez moi. Je serai sommé de quitter le territoire tout en laissant mon poste vacant, et mon équipe…”, souffle-t-il. “Si j’avais l’EVC, tout serait plus simple.”
Inégalité des chances
Mises en place en 2020, les épreuves de vérification des connaissances (EVC) encadrent l’intégration des Padhue dans les hôpitaux français par un concours à la suite duquel les lauréats doivent effectuer une phase de consolidation obligatoire de deux ans dans des terrains de stages attribués selon le classement. Objectif affiché par le Gouvernement : permettre une meilleure répartition des médecins étrangers sur le territoire français pour, notamment, venir en aide aux établissements en pénurie de personnel soignant. “Il y a moins de 11% de candidats pris. Sur les 4400 candidats de l’édition 2021, seules 500 personnes se sont vu proposer des postes”, indique Rafik*, médecin de la douleur d'origine algérienne, en France depuis 12 ans. “Il n’y a pas eu d’édition en 2020 ni en 2022, c’est donc absurde de conditionner notre autorisation d’exercice à un concours si arbitraire et mal géré. D’autant qu’il y a beaucoup moins de places que de Padhue actuellement en exercice”, juge-t-il. “Il y a un déséquilibre entre les médecins qui sont actuellement sur le territoire français et travaillent dans les hôpitaux et les autres médecins étrangers qui ne sont pas encore là et qui préparent les EVC de loin”, abonde Yacime. “Pendant qu’on est sur place en train de bosser 12 heures par jour dans notre service, avec des chefs qui ont validé nos compétences et notre profil, les autres qui ne sont pas en France ont du temps pour préparer le concours et peuvent in fine mieux se classer et obtenir les postes tandis que nous, on doit tout quitter”, regrette-t-il. “Je ne comprends pas que le fait de travailler ici et d’être intégré depuis des années ne soit pas un atout. C’est presque l’inverse.”
Tous espéraient alors que la loi Stock leur permettrait d’accéder à une intégration professionnelle facilitée. Promulgué en 2020, ce texte devait faciliter les conditions d’accès au plein exercice de la médecine en France, “en conservant une procédure d’autorisation pour veiller au niveau de compétence et assurer l’équivalence des diplômes” et légaliser la situation de nombreux Padhue qui exerçaient en dehors de tout cadre légal. “Sur le papier, c’est ça”, ironise Rafik. “Mais pour en bénéficier, il faut respecter tout un tas de critères comme avoir fait au moins deux ans en équivalent temps plein entre le 1er janvier 2015 et le 30 juin 2021 dans des établissements bien précis.”
Au fil du temps, le décret a été repris par le ministère de la Santé. “Il y a eu plusieurs niveaux d’application. Dans une première version, il fallait avoir travaillé entre ces dates dans un établissement de santé exclusivement sur un métier qui correspond à ce pour quoi on postule. Par exemple : un médecin sur un poste de médecin. Coordinateur, ça n’était pas pris en compte.” Par la suite, le décret a été révisé pour ajouter à la liste, les établissements de santé et les établissements médico-sociaux. “En gros, ils ont élargi parce qu’ils se rendaient compte qu’ils oubliaient du monde mais la date d’application des décrets ne permettait pas d’inclure les expériences passées”, rapporte Rafik. Alors que le traitement des “dossiers Stock” aurait dû être terminé au 31 décembre dernier, un décret a prolongé exceptionnellement la période jusqu’au 31 avril afin de traiter les 2200 demandes. “En fait, à chaque fois, les autorités ont laissé des personnes sur la touche même en ajoutant de nouveaux critères”, complète le médecin. Jusqu’à créer une “zone grise”...
Zone grise
“Ce sont ceux qui n’ont pas pu passer les EVC parce qu’il n’y avait pas de concours organisé à cause du Covid et tous ceux qui n’ont pas pu être intégrés à la loi Stock mais qui exercent en France depuis plusieurs années”, explique Rafik. “C’est mon cas. J’ai travaillé 10 ans dans des structures associatives, pas comprises dans les critères Stock. Elles l’ont été plus tard mais ce n’était pas applicable sur des décisions passées. Je n’ai pas pu repostuler, mon dossier était clos”, soupire-t-il.
Conséquence : tous les médecins dans le même cas que Rafik, Yacime ou Malik, qui ne rentrent plus dans aucun cadre légal, sont en situation de grande précarité, alertent Tarek et Aïcha, pharmaciens biologistes et membres du syndicat Supadhue, qui estiment à environ 1000 le nombre de praticiens concernés. “Comme il y a du flou, beaucoup repartent. Ils ont peur d’être expulsés.” Une situation d’autant plus mal vécue qu’une grande majorité a prêté main forte pendant le Covid. “Il y a clairement eu des facilités de recrutement, on a promis des naturalisations accélérées. Les Padhue étaient assez compétents pour bosser seuls en autonomie pendant la crise sanitaire et ils ne seraient plus assez compétents maintenant pour rester ? Alors que ce sont les mêmes ?”, pointe Aïcha, rappelant au passage que la ministre déléguée chargée de l’Organisation territoriale et des Professions de santé, Agnès Firmin Le Bodo, avait elle-même rappelé que les Padhue étaient “une chance pour soulager notre système de santé” le mois dernier.
L’organisation pointe aussi du doigt un défaut de communication et de transparence entre les ministères de la Santé et de l’Intérieur et les préfectures. Comme en témoigne le cas d’un autre Padhue, aidé par le syndicat de Tarek et Aïcha : “Mon contrat a été renouvelé en tant que stagiaire associé avec un avis favorable du ministère, mais la préfecture refuse de renouveler mon titre de séjour qui expire bientôt. La raison avancée est que j'ai déjà bénéficié d'un visa de six mois et de trois titres de séjour de six mois en tant que stagiaire associé, et que ce statut ne peut être utilisé au-delà de deux ans”, fait-il savoir. “C’est une vraie galère, confirme Tarek. Il n’y a aucun échange entre ces deux instances, cela dépend des préfectures mais certaines ne sont pas au fait des dernières autorisations.”
“On peut toujours gruger”
Dans les hôpitaux, la situation embarrasse… Beaucoup d’administrations comptent sur ces Padhue pour faire tourner leurs services. “J’avais prévu de ne pas prendre de congés cet été pour assurer le service, illustre Malik. Comme l’OQTF est tombée fin juin, ma collègue ne pouvait pas gérer plus de 30 lits seule. Décision a donc été prise d’en fermer une petite dizaine.” Alors, les directions imaginent des combines pour continuer à pouvoir employer ces Padhue de la “zone grise”. Dans certains établissements, les médecins étrangers qui n’ont ni les EVC, ni titre de séjour leur permettant d’être embauchés sous un “statut officiel” sont par exemple recrutés par des entreprises de consulting, moins regardantes, et ensuite mis à disposition des hôpitaux en tant que “consultants”. “On a des consultants en cardiologie, en oncologie… qui sont des médecins dont le contrat est caduc car ils n’ont plus de titre de séjour à cause de la préfecture. C’est l’absurdité d’un système qu’on peut toujours gruger”, résume Tarek. Parfois, la situation est si tendue que ce sont les établissements employeurs eux-mêmes qui font la démarche auprès de la préfecture afin d'accélérer et de permettre la validation de la procédure.
Rafik, lui, n’a eu d’autre choix que de partir aux Antilles. “Au 31 décembre, à cause de ce fameux décret, je n’aurais plus été en règle et je n’aurais plus eu le droit d’exercer… sauf si je partais aux Antilles. Il y a eu des textes spécifiques qui ont été publiés pour les DOM-TOM à cause du manque de personnel. Leur situation démographique est compliquée, et elle l’a encore plus été à cause du Covid.” Le praticien a donc bénéficié d’une autorisation exceptionnelle d’exercice de 18 mois, comme 30 autres confrères Padhue, et a déménagé avec sa femme et ses enfants. “Je sais que j’ai ça pendant 18 mois, mais après il faudra que je repasse les EVC, en espérant être classé en rang utile et que le concours ait lieu”, poursuit-il, insistant sur le caractère précaire de sa situation malgré ses plus de 10 ans d’exercice en France. “Ça fait 12 ans que je suis là, je n’ai toujours pas la garantie d’exercer tranquillement. J’ai la chance d’être Français aujourd’hui, j’ai été naturalisé, mais il me faut la reconnaissance de mon diplôme donc les EVC. C’est kafkaïen, car cela revient à dire ‘on veut de vous comme Français, mais on ne veut pas vous reconnaître comme soignant’”, s’énerve-t-il. A l’issue de cette période probatoire, s’il n’a pas les EVC, Rafik devra changer de métier.
“Ce que nous demandons, c’est l’inclusion de ces Padhue qui ont de l’expérience et qui ont fait leurs preuves dans la loi Stock car ils cochent les mêmes critères”, plaide Aïcha. “Ou alors, il faut une dérogation exceptionnelle pour tous ces médecins, comme ce qui a été fait dans les DOM-TOM. Nous ne sommes pas non plus fermés à une validation des dossiers directement par les ARS, qui sont mieux au fait de la pénurie de personnel soignant dans leurs territoires”, ajoute-t-elle. Pour Malik, il faudrait aussi pouvoir transformer l’EVC en un examen de validation. “Beaucoup de candidats qui exercent en France sont en train de tenir les services, assurent des gardes. Certains ont des activités de recherche, de publication… Et on nous demande de préparer un concours si arbitraire que même des praticiens français auraient du mal à avoir ? C’est absurde”, juge le médecin. “Ça permettrait aussi de récompenser notre engagement pendant le Covid”, ajoute Yacime.
En l’état, si rien ne change, ils songent à quitter la France. “Je n’y ai jamais autant pensé que sur ces huit derniers mois malgré le fait que j’ai toute ma vie ici”, confie Malik. “Si je n’ai pas les EVC, je pense que je rentrerai. Je ne peux plus me permettre à 35 ans d’attendre encore avec ce salaire et de mettre ma vie entre guillemets à cause d’une erreur de l’administration. Je me suis suffisamment investi : j’ai deux masters, six diplômes universitaires et mon doctorat de médecin”, réfléchit-il. “Si je retourne au Niger, c’est pour ne pas opérer. Ça me déprime. Un chirurgien qui n’opère pas n’est pas un chirurgien… J’ai envie de pratiquer ce qui me passionne”, soupire de son côté Yacime. “L’hôpital est en souffrance. On est en sous-effectif partout. La charge de travail est tellement importante que quand tu vois l’activité du service et que tu veux prendre ton repos de garde, tu n’oses pas partir… alors tu y retournes, pour ne pas laisser tes collègues seuls. Bonjour la récompense.” “On comprend que le Gouvernement veuille surveiller les étrangers qui arrivent, mais quid de ceux qui sont justement déjà là ? Qui sont en fonction aujourd’hui ? Se passer d’une main d'œuvre aussi qualifiée, c’est une aberration. Surtout dans le contexte actuel”, conclut le représentant de l’association Supadhue.
*Les prénoms ont été modifiés
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