Moquées, spoliées... ces femmes oubliées qui ont fait l'histoire de la médecine

09/12/2023 Par Louise Claereboudt
Histoire
Elles s’appelaient Marie, Trotula, Madeleine, Hersende, Nettie… Ces femmes ont vécu à des époques bien différentes, mais toutes ont marqué l’histoire de la médecine par leur talent, leurs connaissances, leurs travaux. Pourtant, ces savantes se sont heurtées à de multiples obstacles : tantôt discréditées, tantôt moquées - leur sexe était considéré comme "inférieur" - et parfois spoliées de leurs découvertes scientifiques. Dans Les Sœurs d'Hippocrate (éd. Les Arènes), paru en octobre dernier, le Pr Jean-Noël Fabiani-Salmon s'emploie à "rétablir la vérité" en dressant leur portrait. Une façon de remercier celles qui ont courageusement bravé l'autorité patriarcale de leur époque pour faire avancer la médecine. 

  Elles ont permis de grandes avancées scientifiques et ont ouvert la voie aux jeunes filles voulant embrasser des études de médecine... mais leur nom demeure, à ce jour, méconnu. Dans Les Sœurs d'Hippocrate, ces femmes qui ont fait l'histoire de la médecine, le Pr Jean-Noël Fabiani-Salmon raconte le destin de 21 savantes qui ont défié les préjugés - et parfois les lois - pour exercer leur art. Certaines ont fait le choix de se travestir pour être autorisées à soigner, d'autres ont été traitées de sorcières, d'hystériques. Alors que "l'étude des sépultures féminines préhistoriques conduit les spécialistes à penser que des femmes ont joué un rôle prédominant dans les domaines du soin et de la guérison dès le Paléolithique", celles-ci ont trop longtemps été empêchées de pratiquer par les hommes - à qui ce domaine était réservé. Il a fallu attendre 1875 pour qu'une première femme française - Madeleine Brès - devienne médecin, grâce à l'appui de l'impératrice Eugénie. Les obstacles n'ont pas pour autant disparu après : quelques femmes ont notamment été dépossédées de leurs découvertes scientifiques et oubliées au profit de confrères malintentionnés. "Le but de ce livre est de reconstituer, malgré des données tronquées et partielles, l'aventure de ces femmes qui ont laissé dans l'Histoire la trace lumineuse des comètes qu'elles représentent, au nom de toutes leurs sœurs oubliées ou enfouies dans les ombres du temps", écrit en préambule le Pr Jean-Noël Fabiani-Salmon, qui a dirigé le service de chirurgie cardiovasculaire de l'Hôpital européen Georges-Pompidou (AP-HP), avant de se consacrer à l'enseignement de l'histoire de la médecine ainsi qu'à l'écriture de multiples ouvrages. Nous avons décidé de mettre en lumière trois de ces Sœurs d'Hippocrate.   

Agnodice d'Athènes

Elle est née en 325 avant JC, à une époque où les généraux d'Alexandre Le Grand, décédé deux ans plus tôt, se bagarrent le partage de l'empire. À Athènes, rappelle Jean-Noël Fabiani-Salmon, la guerre a considérablement affecté la démocratie. C'est dans ce contexte que la jeune Agnodice grandit avec le rêve de devenir un jour médecin. Dans cette société, "étudier était interdit à la gent féminine". "Le divin Hippocrate (mort soixante-dix ans plus tôt, en 377 avant notre ère) avait bien répété que les femmes ne devaient s'occuper que des accouchements et que seule la maïeutique restait leur domaine de prédilection", écrit l'auteur. Qu'importe, Agnodice persiste, et informe son père, "un citoyen respecté de la ville", de son projet : elle va se travestir pour contrer les règles qui l'empêchent d'accomplir son destin. Son père l'envoie à Alexandrie, en Égypte, où personne ne la connaît. Hérophile de Chalcédoine y enseigne la médecine. Agnodice se fait appeler Miltiade. Passionnée par la gynécologie et l'obstétrique, Agnodice travestie est reçue première à l'examen de l'école de médecine d'Alexandrie.

Elle rentre à Athènes en conservant son identité de jeune médecin, qui se montrera rapidement brillant dans son domaine : les accouchements et le traitement des maladies des femmes. "La réputation de Miltiade dépassa bientôt les murs de la ville pour attirer les patientes de tout le Péloponnèse", écrit Jean-Noël Fabiani-Salmon. Cette notoriété lui attirera très vite les foudres de ses confrères masculins, qui convoquèrent l'Aréopage (tribunal suprême d'Athènes), accusant Miltiade de profiter de son statut de médecin pour séduire ses patientes. Agnocide risquait la peine de mort. Face aux magistrats, elle finit par ôter son vêtement pour révéler son identité, un geste censé la disculper. Mais cette révélation l'exposa à d'autres sanctions puisqu'une femme ne pouvait être médecin à Athènes. Elle fut interdite d'exercer. Ses patientes crièrent à l'injustice et manifestèrent devant l'assemblée. "Dès le lendemain, les archontes revenaient sur leur décision et rétablissaient Agnodice dans ses droits et dans son métier de médecin. [...] D'ailleurs, un an plus tard, le Conseil votait la loi qui permettait aux jeunes filles d'étudier la médecine...", raconte l'auteur des Sœurs d'Hippocrate.

Comme Agnodice, d'autres femmes se sont fait passer pour des hommes afin d'atteindre leur but : c'est notamment le cas de Margaret Bulkley, alias Dr James Barry, grand chirurgien et inspecteur général des hôpitaux militaires de l'armée britannique. Née à Cork, en Irlande, en 1789, elle avait décidé de prendre une identité masculine, déterminée à faire des études de médecine. "Au prix d'un travestissement permanent tout au long de sa vie, Margaret Bulkley fut la première femme médecin du 19e siècle, mais en tant qu'homme", rétablit le Pr Fabiani-Salmon, qui lui a consacré un chapitre.

 

Trotula de Salerne 

Neuvième siècle de notre ère. Agnodice d'Athènes n'est plus, et les femmes qui veulent devenir médecins font toujours face à d'importants obstacles. Nous sommes au Moyen Âge, période à laquelle se développe la "médecine monastique" et la notion de charité. Le savoir est presque exclusivement cantonné aux couvents. En Italie, à Salerne - place forte économique, commerciale et culturelle - sort toutefois de terre la première école occidentale de médecine. Laïque et ouverte aux femmes, qui plus est. Deux siècles plus tard (XIe), l'école rayonne. Des étudiants et étudiantes débarquent de toute l'Europe pour espèrer y être admis. Fille d'une riche famille italienne, Trotula de Ruggiero veut, elle aussi, l'intégrer. À l'époque, les femmes sont toujours placées sous la tutelle de leur mari ou de leur père. Trotula, mariée à un médecin qui enseigne dans la prestigieuse école, obtient l'accord de ce dernier pour entamer des études de médecine. D'autres femmes ont, avant elle, intégré l'école de Salerne. Mais Trotula se démarquera, écrit le Pr Fabiani-Salmon.

Durant ses études, elle rencontre le moine-médecin Constantin "l'Africain" du monastère du Mont-Cassin (Italie)*. Après des premiers pas assurés, Trotula prend en charge les femmes qui trouvent en elle une oreille attentive. Cette dernière s'essaie rapidement à l'enseignement, puis à l'écriture. "C’est alors que Trotula, bravant les réticences des lettrés de l’école, s’essaye aussi à l’écriture et décide de compiler toutes ses expériences dans de gros traités comme De passionibus mulierum curandarum, qui reprend et complète toutes les observations d’Hippocrate en décrivant principalement les phénomènes physiologiques des menstruations et des grossesses", écrit Jean-Noël Fabiani-Salmon. Elle écrit ensuite Traitement des femmes malades avant et après l'accouchement. A l'époque, les chiffres de la mortalité maternelle et infantile au cours des accouchements sont effarants...

Après avoir eu Trotula comme élève, Constantin L'Africain la considère désormais comme son maître, tant elle brille par son intelligence, mais aussi sa technique. "Quand un périnée explose au cours d'un accouchement", elle "le répare pour éviter toute douleur résiduelle ou tous risques de fistules". Outre les accouchements et les maladies gynécologiques, qui n'intéressent pas les hommes de cette époque, la praticienne ira plus loin que la médecine pour rendre service aux femmes [voir interview du Pr Jean-Noël Fabiani-Salmon, ci-dessous, NDLR]. Celle qui dirigea de longues années l'école de Salerne après y avoir été élève a, elle aussi, dérangé. On essaya de réduire son talent et son intelligence à néant. Ses écrits et son existence-même seront remis en question à maintes reprises au fil des siècles : "Elle ne fut jamais un médecin, mais une matrone qui n'a jamais pu écrire une ligne", déclarait en 1985 John Benton, selon qui Trotula n'a jamais existé... Symbole de l'effet Matilda.

 

 

Suzanne Noël

Suzanne a 30 ans lorsqu'elle est reçue au concours d'externe des hôpitaux, en 1908. Son mari, le jeune dermatologue Henri Pertat, lui avait permis de passer son baccalauréat puis d'entrer à la faculté des sciences. Pour son premier stage, elle est affectée dans le service d'Hippolyte Morestin, pionnier de la chirurgie maxillo-faciale, "qui opère une enfant défigurée par une horrible cicatrice de brûlure", sous les yeux de Suzanne. Bluffée par le résultat, Suzanne Noël a une révélation : elle sera chirurgienne esthétique. Appliquée, Suzanne Noël est reçue 4e sur 67 au concours de l'internat. Et emprunte dans un premier temps la voie de la dermatologie.

Sa rencontre avec la célèbre tragédienne Sarah Bernhardt, en 1912, va la conforter dans son choix. A cette époque, toute la presse parle de l'intervention chirurgicale qu'a subie la star à Chicago, aux Etats-Unis, et de sa beauté. Intriguée, Suzanne, qui s'est déjà essayée à la technique du lifting, sollicite un entretien avec l'actrice, qui lui accorde "Sarah Bernhardt me reçut d’une façon charmante et m’expliqua ce qui lui a été fait aux États-Unis. Miller lui avait prélevé une simple bande allant d’une oreille à l’autre dans le cuir chevelu… Si le résultat avait été assez efficace pour le haut de la face, en atténuant les rides du front et en effaçant les pattes-d’oie, il n’avait en rien modifié le bas du visage", rapporte Paula J. Martin dans Suzanne Noël: Cosmetic Surgery, Feminism and Beauty in Early Twentieth-Century France.

Sarah Bernhardt accepte que Suzanne corrige le bas de son visage. "L’intervention a lieu en 1912 sous anesthésie locale, à mains nues sans masque ou blouse stérile. C’est un succès", raconte dans son livre le Pr Jean-Noël Fabiani-Salmon. Il poursuit : "À partir de 1913, Suzanne pratique de petites interventions à visée esthétique et réparatrice sur des patients de l’hôpital Saint-Louis et développe dans son propre appartement une chirurgie ambulatoire pour des malades qu’elle opère sous anesthésie locale. Il s’agit en particulier de liftings du visage qu’elle réalise en plusieurs étapes par une succession de petites incisions grâce à des instruments qu’elle a elle-même dessinés."

Lorsque la guerre éclate, la médecin décide de donner du sens à sa pratique. En 1916, elle rejoint Hippolyte Morestin au Val-de-Grâce. Ensemble, ils réparent "les gueules cassées". Suzanne se montre particulièrement douée. Devenue veuve en 1918, elle se marie à un autre médecin, André Noël. Ce dernier se suicide après le décès en 1922 de leur fille, morte de la grippe espagnole. Après cela, la médecin passe sa thèse en 1948 et embrasse la cause féministe. Elle milite entre autres pour que les femmes obtiennent le droit de vote. Dans un cabinet installé dans son appartement, elle reçoit des femmes de toute classe sociale - elle ne fait pas payer les plus pauvres - tentant, par son art, d'aider à leur émancipation.

  *médecin devenu moine au monastère du Mont-Cassin. A l'issue de nombreux voyages, ce dernier a notamment entrepris de traduire les grands médecins arabes.  

 

"Certaines femmes ont sans doute été complètement supprimées de l’Histoire"

Egora : Pourquoi avoir entrepris ces portraits de femmes ayant marqué l’histoire de la médecine ?

DR

Pr Jean-Noël Fabiani-Salmon : Il y a quelques années, j’ai écrit L’incroyable histoire de la médecine. Un livre qui retrace l’histoire de la médecine depuis la Préhistoire jusqu’à nos jours. Quand j’ai terminé l’écriture, j’ai discuté avec mon éditeur qui m’a dit : "il n’y a pas beaucoup de femmes là-dedans". Et il avait raison… Il y en avait effectivement peu. J’ai pris cette remarque comme une gifle. Je me suis dit que j’irai à la pêche pour savoir si j’ai oublié des femmes, si certaines n’ont pas été mises en évidence, ou si le système les a volontairement masquées.   Dans votre livre, vous parlez de l’effet Matilda, du fait que des hommes ont tenté de s’approprier les exploits de femmes de science que l’on a malheureusement oubliées... A-t-il été difficile de "rétablir la vérité", de retrouver leur trace ? Pour certaines, oui. Certaines femmes ont sûrement été complètement supprimées [de l’histoire de la médecine]. Quand on se penche sur le destin de Trotula de Salerne, la femme qui a dirigé l’école de Salerne pendant longtemps, on se rend compte que ce n’était pas n’importe qui, c’était une savante. Or, elle a été volontairement limitée. On a dit "ça n’est qu’une sage-femme", "elle ne sait pas bien écrire le latin, quelqu’un d’autre a écrit le livre à sa place" ou encore "elle ne pouvait pas faire des opérations"…  Et j’en passe. A la fin du 20e siècle, certains historiens disaient même qu’elle n’avait pas existé. Cela va loin ! Heureusement, Monica Green, historienne du Moyen-Age, a montré que non seulement Trotula de Salerne avait existé, mais que ses textes en gynécologie et obstrétique ont été enseignés durant tout le Moyen-Age.   En tant que professeur d’histoire de la médecine à la faculté, faites-vous désormais le récit de ces femmes ? Bien entendu. Quand je donne mes cours d’histoire de la médecine à la faculté, j’en parle. Surtout que certaines sont des femmes que j’ai connues personnellement durant ma carrière. Je pense notamment à Marthe Gautier, décédée en avril 2022, dont l'histoire m’a particulièrement touché. On lui a volé une découverte fondamentale : celle de la trisomie 21. C’est une injustice absolument honteuse !

Avez-vous été marqué par une personnalité ? Oui, par Trotula de Salerne, parce que c’était une femme exceptionnelle, vivant au XIe siècle. Elle était curieuse, intelligente. Paraît-il qu’elle était la plus belle femme de son temps. C’est elle qui interrogera Constantin l’Africain*, qui revient de ses grands voyages, sur ce que font les Arabes dans le domaine de la médecine. D’autre part, elle s’intéresse aux femmes de son temps – que personne n’écoute. Trotula va aussi écouter leurs soucis de beauté, leurs fards. C’est vraiment une féministe de l’an 1000 !   Vous avez été chef du service durant plusieurs années avant de vous consacrer à l’enseignement. La place des femmes en médecine a-t-elle évolué ? J’avais à peu près 300 personnes dans mon service de chirurgie : des femmes, des hommes. Il y avait évidemment des conflits. Il fallait essayer de faire vivre tout ce petit monde ensemble. La façon dont les gens s’expriment aujourd’hui n’a rien à voir avec la façon dont ils s’exprimaient il y a 30 ans. Les choses ont changé : il y a beaucoup plus de respect, beaucoup moins de machisme… même s’il y a toujours quelques relents !      

Les Soeurs d'Hippocrate, ces femmes qui ont fait l'histoire de la médecine (éd. Les Arènes), de Jean-Noël Fabiani-Salmon, illustré par Laetitia Coryn.                    

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7 commentaires
9 débatteurs en ligne9 en ligne
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Débatteur Passionné
Médecine générale
il y a 1 an
 "Il a fallu attendre 1875 pour qu'une première femme française - Madeleine Brès - devienne médecin" Mais dès le Moyen-âge, la faculté de Montpellier était ouverte aux étudiantes.
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Débatteur Passionné
Médecins (CNOM)
il y a 1 an
eh oui_ je me suis inscrite en médecine en 1968 en cachette de mon père qui ne voulait pas que ses filles soient médecins . Ma soeur ainée en est devenue folle et toxicomane et prof de sciences malgré
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12,1 k points
Débatteur Passionné
Chirurgie générale
il y a 1 an
"la femme est le prolétaire du prolétaire" ENGELS
 
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