Gilles Lazimi avance vers nous d’un pas léger. Du bout du couloir, on devine un regard amical derrière de grosses lunettes noires. Une poignée de main bien franche et nous entrons dans son cabinet. Les murs sont tapissés d’affiches colorées des multiples campagnes de prévention qu’il a menées depuis un peu plus de 30 ans. Des dessins d’enfants complètent le décor de la pièce, petite mais chaleureuse. Un véritable sanctuaire. Le généraliste est à l’aise. Il a l’habitude d’être sollicité par des journalistes. À peine assis derrière son bureau, il se met à raconter spontanément son arrivée à Romainville, cette ville de la "banlieue rouge", 1989. Au sortir de la faculté de médecine de la Sorbonne – anciennement université Pierre-et-Marie-Curie, le jeune médecin enchaîne les remplacements, puis pose sa plaque dans le 20e arrondissement de l’Est parisien, place Gambetta. Il connaît bien ce coin de la capitale pour y avoir grandi avec ses parents, après leur départ du Maroc lorsqu’il avait à peine deux ans. Ses premières années d’exercice sont joyeuses, mais le jeune Gilles Lazimi rêve d’autre chose, d’une relation thérapeutique délestée des "contingences administratives et pécuniaires". Six mois après son installation, la ville de Romainville lui propose d’intégrer son centre municipal de santé (CMS). Le généraliste ne connaît pas la commune, qui fait partie de la "couronne des villes communistes", mais saisit aussitôt ce qu’il voit comme une opportunité. Il lâche son cabinet du 20e, que son épouse généraliste reprendra pour le CMS. "C’était un vieux centre de santé, qui avait ouvert en 1936. On faisait de la chirurgie il y a très longtemps, on a soigné les blessés de la guerre d’Espagne", raconte-t-il, passionné. Quelques mois après son arrivée, il en devient le directeur. Un poste qu’il gardera jusqu’en 2014, date à laquelle la ville inaugure en grande pompe son nouveau CMS : deux fois plus grand, plus moderne, et dessiné par l’architecte Catherine Fermand. Le Dr Lazimi cède la direction à un confrère, ancien interne, pour se consacrer à la clinique et à ses activités extérieures, notamment les actions de prévention. "Je suis salarié et fier de l’être. Je suis content de travailler dans une structure municipale, polyvalente, en équipe", martèle le généraliste, qui se montre "très reconnaissant envers la ville". "Tout ce que j’ai pu faire, c’est parce que j’ai été soutenu." Les années Sida, la claque Lorsqu’il met les pieds à Romainville, à la toute fin des années 1980, "c’étaient les années Sida", se souvient-il. Et la naissance des premiers réseaux de prise en charge de patients. Naturellement, le Dr Lazimi les intègre. "Ce qui m’intéressait dans la médecine, c’était de pouvoir faire de la clinique – d’être au contact du patient dans une relation proche, de la prévention, et d’être à l’extérieur. Ne pas avoir que la casquette du soin, de la prescription, du symptôme-diagnostic-traitement. Il fallait absolument que j’aie un autre aperçu." Le généraliste crée un centre de dépistage avec une association. "On travaillait avec les hospitaliers ce qui nous avait permis à nous, généralistes, de suivre les patients HIV, de prescrire sous l’égide des hospitaliers." Pour le jeune praticien, "c’est une période fondatrice". Il réalise que ce qu’on lui a appris à la fac "ne correspond pas à la réalité". Les "yakafokon", les "discours de prévention", "ne s’appliquaient pas".
Le jeune médecin, actif dans les collèges et lycées, se sent un peu démuni. "Le discours officiel ‘il faut mettre un préservatif’ n’avait pas de sens comme ça." Il se prend une vraie "claque" lors d’un séminaire organisé par la direction générale de la Santé avec l’agence française de lutte contre le Sida et la Société de formation thérapeutique du généraliste (SFTG), réunissant des patients, associations et des médecins. "Nous médecins, on s’en est pris plein la gueule… à juste titre. On nous fait comprendre qu’on ne connaissait rien aux problèmes liés à la sexualité, à l’homosexualité, à la difficulté de mettre un préservatif, de prendre un traitement, de parler de sa vie… On a découvert un monde, c’était un gros choc." Gilles Lazimi sort de ce séminaire changé. Dans son cabinet, il s’efforce de "comprendre l’autre", de "faire avec l’autre". Il adopte le credo de Gandhi : "Tout ce que vous faites pour moi sans moi, vous le faites contre moi." "La médecine paternaliste ne marchait pas." "On a perdu beaucoup de patients avec le VIH, c’était très difficile. Petit à petit, on a réussi à convaincre les patients de prendre des traitements, de l’annoncer à leur conjoint. C’est notre plus en tant que généralistes, on connaît les patients." Le médecin applique cette méthode aux patients toxicomanes, "avec qui on était maltraitants". "On refusait de les voir, on refusait les prescriptions. Avec Jean Carpentier, on a commencé à prescrire les traitements de substitution, à tenir compte de la souffrance des gens, à ne pas penser qu’un patient toxicomane, c’est un dealer, un escroc, un délinquant, mais à réfléchir sur le pourquoi de la prise de produits. C’était fondateur." Une posture qui n’est pas partagée par tous… "Quand je me suis installé en Seine-Saint-Denis, j’ai été convoqué à l’Ordre des médecins, comme tout jeune praticien. Je suis tombé sur un confrère qui m’a dit quelque chose qui m’a choqué en voulant me conseiller : ‘Attention à ces patients qui viendront vous demander des prescriptions de stupéfiants, attention à ces femmes qui viendront vous demander des certificats pour faire plonger leur conjoint’", se rappelle le généraliste, encore sidéré...
"J’ai fait tout le contraire, et heureusement…", sourit le Dr Lazimi. "Le contraire", et bien plus encore… Les premières campagnes Le généraliste s’investit corps et âme au service d’une médecine sociale, solidaire, dans son cabinet, et en dehors. " À partir de là, j’ai fait plein de campagnes sur le VIH", explique-t-il. Il se lève de sa chaise et fouille dans le placard à l’entrée de son cabinet. Il en ressort d’autres affiches que celles placardées sur les murs, notamment sa première campagne. C’était en 1994 : "Rester séronégatif, aujourd’hui, c’est possible", portant le message "utiliser une seringue neuve et ne pas la partager" – à l’époque, "les toxicomanes étaient les plus touchés par le VIH en Seine-Saint-Denis". "Je ne peux malheureusement pas tout conserver…", regrette le généraliste.
Un an plus tôt, il avait fait poser des habitants de Romainville pour promouvoir le préservatif. "Ça avait eu un écho national", indique fièrement le Dr Lazimi. En 1997, il milite avec la Dre Emmanuelle Piet, sa "partenaire de combat", pour développer le préservatif féminin. À l’époque, l’épidémie de VIH se développait "de façon importante auprès des femmes" mais aucune campagne de prévention ne s’adressait à elles. Les deux acolytes veulent y remédier. Ils envoient à tous les généralistes et gynécologues de Seine-Saint-Denis cinq préservatifs féminins, peu connus et appréciés, "pour qu’eux les utilisent dans leur couple, ainsi que d’autres préservatifs pour les proposer à leurs patientes". Peu de temps après, il a été commercialisé, "mais de façon confidentielle". Cette action est très importante dans le parcours de Gilles Lazimi, qui décide au début des années 2000 de se former à la gynécologie à l’hôpital Tenon. À la fac, il avait hésité à choisir cette spécialité - "ou la cardiologie", mais avait finalement préféré la médecine générale, parce qu’il voulait prendre en charge "les gens" dans leur globalité. La vie des femmes Lui aussi décide de proposer des préservatifs féminins à quelques patientes séropositives : "J’ai été perturbé par les réponses de deux patientes. L’une d’entre elles m’a fait comprendre qu’elle rencontrait des difficultés à proposer le préservatif féminin, parce qu’en tant que femme, elle n’était pas entendue, parce que les relations sexuelles étaient imposées plus souvent aux femmes. À l’époque, ça me semblait aberrant. En creusant, j’ai appris qu’elle avait été victime de violences et qu’elle l’était toujours d’ailleurs. La contamination HIV était intervenue dans ce cadre." La deuxième patiente, elle, avait vécu un inceste. C’est la deuxième claque que le généraliste reçoit. "D’un seul coup, ça m’éclaire sur les difficultés d’être une femme, de vivre sa sexualité comme un homme." Cet échange intime, confidentiel, avec ces deux patientes intervient à un moment où le Dr Lazimi "galère" dans le suivi médical de certaines femmes. "Je galère sur des tableaux cliniques, et dans la relation. Ça ne se passe pas toujours bien, parfois avec l’équipe aussi. Les patientes génèrent un peu de rejet". Il commence à poser la question à ces femmes qu’il suit : "Avez-vous été victime de violences verbales, psychologiques, physiques ou sexuelles ?" "C’est le fil d’Ariane." Aujourd’hui, il interroge systématiquement ses patientes.
Il découvre qu’un grand nombre de femmes qu’il suit parfois depuis des années ont été victimes de violences, et que ces violences ont impacté leur santé : dépression, stress post-traumatique, tentative de suicide, fibromyalgie, alcoolisme, prise de médicaments, et autres conduites à risques. Il fait le lien. "Comme elles ne peuvent pas parler, c’est le corps qui parle." Cette "révélation" va "changer ma vie, ma relation avec mes patientes, ma prescription", confie-t-il. Durant ses études, "jamais" Gilles Lazimi n’avait été confronté à ces problématiques, "ou très peu". "Il y avait aussi des stéréotypes sur les femmes. On nous disait qu’elles se plaignaient trop, qu’elles étaient hystériques, que si elles étaient victimes de violences, elles étaient forcément coresponsables." "Il a fallu déconstruire tout ça pour arriver à penser dans le vrai sens : rien ne justifie les violences, aucune victime n’est responsable des violences qu’elle subit, et on a tous un rôle à jouer : dans le cabinet médical, à l’extérieur …", rappelle le Dr Lazimi, qui s’engage alors dans des associations féministes comme SOS femmes 93 ou le collectif féministe contre le viol (CFCV). Il se bat pour briser cette "chape de plomb sociétale" qui emprisonne les femmes. Et coordonne une première campagne de sensibilisation en 2004. Au premier jour de la campagne, il reçoit une patiente à 9h au cabinet. "Elle était diabétique, dépressive, hypertendue, et était en larmes. Quand je lui ai demandé ce qu’il se passait, elle a regardé l’affiche de la campagne que j’avais mis au mur et m’a dit, ‘moi aussi’". 9h15, une deuxième patiente se présente, "maniaco-dépressive, suivie en psy au CMP". "Personne ne lui avait posé la question, moi non plus… Elle me dit : ‘moi aussi, ça s’est arrêté quand il est mort’." Parce que les chiffres sont parfois plus parlants, le Dr Lazimi entreprend une étude de repérage dans son cabinet. Les résultats sont stupéfiants : "50% des femmes disaient avoir vécu des violences – toutes confondues, une sur trois des violences physiques, une sur cinq des violences sexuelles, dont 12 incestes." D’autres études réalisées plus tard en France entière confirmeront ces données. Au total, il conduira et coordonnera "une dizaine d’études" sur le sujet. "Quand on pose la question, on a des réponses", assure le généraliste. Il enchaîne les actions, réalise une première campagne télévisée sur le viol, puis le viol conjugal, la pédocriminalité et l’inceste. Stop à la fessée Ces expériences le mènent tout droit vers la cause des enfants. "Je m’aperçois qu’ils ne sont pas indemnes des violences que subissent leurs mères." Il intègre d’autres associations, (Innocence en danger, la Fondation pour l’enfance ou encore Stop violences éducatives ordinaires). À Romainville, avec le soutien des élus et d’autres soignants, il monte une Maison des parents, pour les aider dans leur parentalité. Père de trois enfants – des jumelles qui ont aujourd’hui 38 ans et un fils de 30 ans – il sait "que ce n’est pas facile d’être parent". "On n’a pas été formés à l’être. Il ne faut que culpabiliser les parents, mais les aider, les accompagner", soutient le Dr Lazimi. Parce que "75% des maltraitances commencent par des violences éducatives ordinaires", le généraliste en fait un cheval de bataille. "90% des parents sont bienveillants, mais utilisent ces méthodes. 50% des parents commencent à frapper leurs enfants avant 2 ans et 75% avant 5 ans." À cette époque, la France peine légalement à protéger les mineurs. Gilles Lazimi entreprend un lobbying "puissant et fort" pour que la proposition de loi relative à l’interdiction des VEO – aussi connue sous le nom de "loi anti-fessée" – soit votée...
Le Gouvernement émettra un avis de sagesse. Et la loi sera promulguée en juillet 2019. "Le texte dit que l’autorité parentale s’exerce sans violences physiques ou psychologiques." Une victoire pour le généraliste qui fut l’une des chevilles ouvrières. "C’est maintenant dans le Code civil, c’est lu dans les mariages. On attend maintenant des mesures d’accompagnement, on mène encore ce combat, fondamental", appelle-t-il, opiniâtre. Electron libre Ces engagements hors de son cabinet lui valent d’être considéré comme un "spécialiste des violences". Un titre qui ne lui convient guère : "Je suis généraliste avant tout. C’est un sujet qui m’intéresse, comme je me suis intéressé au Sida, aux problématiques de toxicomanie ou d’éducation." Sa connaissance des problématiques lui permet néanmoins d’entrer en 2013 au Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes. "Najat Vallaud-Belkacem m’avait proposé d’être membre." Il le restera jusqu’en 2019, avant d’être renommé en mars 2022 pour un nouveau mandat. Il copréside la commission santé, droits sexuels et reproductifs avec Emmanuelle Piet - "Manu". Dans ce cadre, il enchaîne les auditions, participe à la rédaction d’une flopée de rapports sur les inégalités de santé, les IVG, la santé des femmes en situation de précarité, sur les violences obstétricales et gynécologues, etc. "C’est génial d’avoir la chance de participer à ces choses-là." Le généraliste échange avec les pouvoirs politiques, tentant de faire bouger les lignes, car "le soin, c’est politique et la politique, c’est du soin". "La politique m’intéresse, le pouvoir non", s’empresse-t-il d’ajouter. "Je suis un électron libre et je suis heureux de l’être." Le Dr Lazimi considère que "c’est un plus d’être actif dans la communauté, dans la sphère sociale. Ça donne du sens à notre métier". S’il n’était pas prédestiné à devenir médecin – il l’a fait au départ pour échapper au service militaire profitant du sursis accordé par la loi Debré aux seules études de médecine, le généraliste pense qu’il avait déjà en lui cette fibre sociale. "L’intérêt pour les gens m’a été transmis par ma famille. On a hébergé beaucoup de personnes qu’on a aidées", se souvient le Dr Lazimi, dont les parents ont fui précipitamment le Maroc pour venir en France. Pour lui, les médecins ont un "rôle" à jouer dans la société, au service de l’autre. "On est aux premières loges, on a un rôle d’éclaireur à jouer au niveau syndical, au niveau des sociétés savantes, ou de la ville où on exerce, estime-t-il. Si on est arc-boutés sur notre exercice fermé, on ne va pas pouvoir aider. On est des vigies, on peut dire quand il y a un problème." C’est aussi pour cette raison que le Dr Lazimi s’est engagé à désobéir, comme 3500 autres confrères, si l’aide médicale d’Etat venait à être supprimée par le Parlement. "C’est important qu’on prenne position, on ne peut pas laisser des gens sans soins sous prétexte qu’ils n’ont pas de papiers !", s’insurge l’homme, plein d’empathie. Mais "il ne faudrait pas qu’on nous fasse jouer tous les rôles non plus", tient à préciser le Dr Lazimi. Par exemple, "demander aux médecins de signaler les femmes victimes de violences n’a pas de sens, c’est le rôle de la police et de la justice de les protéger. Ce qu’elles ne font pas. C’est comment on détourne la focale…"
Transmettre Après avoir lui-même déconstruit tout un tas de stéréotypes, le généraliste a souhaité transmettre à ses futurs confrères, les sensibiliser, leur apprendre par exemple "qu’on n’examine pas un organe, mais une personne". Après avoir "tapé pendant longtemps à la porte de la faculté", le généraliste, qui était déjà maître de stage, a été sollicité en 2007 pour enseigner à la faculté de médecine de la Sorbonne. Le Dr Lazimi y donne des cours sur les violences faites aux femmes, la transsexualité, la maltraitance des enfants, les problèmes déontologiques ou encore les inégalités de santé…. Ses sujets de prédilection. Il devient ensuite maître de conférences associé puis professeur associé. Aujourd’hui, s’il a quelque peu réduit son activité au cabinet, le Dr Gilles Lazimi est toujours chargé d’enseignement au département de médecine générale du site Saint-Antoine (Paris 6). "J’adore ça. On reçoit tellement aussi des étudiants", s’émeut le praticien, qui a vu défiler dans son cabinet des dizaines et des dizaines de jeunes. La fierté se lit dans ses yeux : "Les internes d’aujourd’hui sont formidables. Ils sont bien meilleurs que nous, ils sont mieux formés, ils ont une approche beaucoup plus ouverte de la médecine. Ce que nous, médecins plus âgés, n’avons pas reçu, on a tenté de leur transmettre. Je suis fier, car ils sont formidables." Se dégageant de son bureau, le Dr Gilles Lazimi enfile son casque de vélo. L’heure tourne. Il doit se rendre au Collège de médecine générale avant d’assister, dans la soirée, à un gala de l’ONU femmes France, dont il est aussi membre. À 66 ans, le généraliste ne compte pas abandonner le combat "même s’il y a eu des progrès depuis vingt-cinq ans". "Voir des femmes victimes de violences aujourd’hui épanouies, c’est absolument génial !" Il n’est pas non plus prêt à raccrocher la blouse. "Je veux continuer à consulter, d’entretenir cette relation avec le patient, et d’enseigner, tant que je le pourrai", sourit-il. "Je suis un boulimique", lâche-t-il en souriant, avant de nous quitter.
1957 : naissance au Maroc
1976-1977 : entrée à la faculté de médecine
1989 : installation au centre de santé de Romainville (Seine-Saint-Denis)
2007 : chargé d’enseignement à la faculté de médecine Sorbonne Université jusqu’à ce jour
2013 : première nomination au Haut Conseil à l’égalité
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