"J’ai peut-être idéalisé le métier" : médecin de famille, pourquoi j’ai jeté l’éponge

08/11/2023 Par Louise Claereboudt
Témoignage
Après 17 ans à Saint-Martin-d’Hères (Isère), la Dre Sandrine Gignoux va quitter en décembre prochain le cabinet qu’elle a monté. Une décision difficile à prendre pour celle qui rêvait d’être médecin de famille depuis son plus jeune âge. Mais la dégradation de ses conditions de travail, et plus largement le délitement du système de santé, ne lui permettaient plus de prendre en charge correctement ses patients. "Ce n’était plus supportable, je n’y arrivais plus", explique-t-elle à Egora. A 49 ans, elle s’ouvre "à de nouveaux horizons". Témoignage. 

 

"Petit à petit, j’ai assisté à la dégradation du système de santé." Sandrine Gignoux a tout juste 33 ans lorsqu’elle s’installe à Saint-Martin d’Hères, près de Grenoble. Depuis la maternelle, elle rêve d’exercer un jour la médecine générale. Elle s’est donné les moyens. Après avoir réussi son concours de P1 en 1994, et milité en deuxième année pour augmenter le numerus clausus – "au plus bas niveau", elle accède à l’internat. Le rêve est à portée de main. Elle enchaîne les stages tout en élevant ses deux filles. Sa thèse en poche, elle monte son propre cabinet. C’est la consécration. Deux consœurs la rejoindront dans cette aventure, ainsi qu’une secrétaire et une infirmière Asalée. "Je crois que j’ai commencé mon activité à une période propice. Le système de santé n’allait pas trop mal, c’était même le meilleur du monde", se souvient-elle, nostalgique. Puis tout a dégringolé. 

Les conditions de travail sont devenues petit à petit "intolérables". La Dre Gignoux éprouve de plus en plus de difficultés à accomplir son devoir envers ses patients. "En tant que médecin traitant, on a un contrat. On est responsables de la santé des personnes que l’on suit. On peut prendre du recul par rapport à cela – moi je n’y arrive pas tellement – mais on a cette responsabilité. Or, on ne nous donne pas les moyens de faire ce travail", regrette la médecin de 49 ans, qui a créé un "lien" avec ceux qu’elle soigne. "On reçoit un patient qui a des idées suicidaires, on ne peut pas l’adresser à un psychiatre ; on en envoie un autre aux urgences, il ressort parce qu’il n’y a plus de place ; quand vous prescrivez des antibios ou des médicaments contre la bronchiolite, il n’y en a plus...", liste-t-elle, exaspérée.  

 

 

Et la situation dans laquelle la médecine libérale se trouve ne cesse de s’enliser, assure-t-elle, poursuivant : "Cette année, j’ai adressé deux jeunes enfants aux urgences pour des suspicions d’appendicite. Ils ont failli ne pas être opérés parce que l’hôpital a tenté de négocier pour les renvoyer chez eux. On a même essayé d’envoyer l’un d’eux à Lyon ! Les parents ont refusé, mais à chaque fois, on est sur le fil... Je n’ai pas envie de supporter la perte de mes patients parce que le système de santé s’effondre ! Ce n’est pas supportable, je n’y arrive pas." Pour celle qui est arrivée dans le métier à l’époque où les médecins étaient en nombre suffisant, c’est la déconvenue.  

 

"La goutte d’eau qui a fait déborder le vase"  

Comme elle l’a fait durant toute sa carrière, la Dre Gignoux décide de se battre pour défendre la médecine qu’elle aime. Elle veut crier à qui veut bien l’entendre ce qu’il se passe dans les cabinets de ville. Le mouvement Médecins pour demain est créé au même moment, fin août 2022, par la Dre Christelle Audigier, généraliste lyonnaise. L’heure des négociations conventionnelles entre les syndicats et l’Assurance maladie approche. Sandrine Gignoux se lance alors à corps perdu dans le mouvement de mobilisation et de grèves successives initié par le collectif. Sa consœur, la Dre Mathilde Petit, de dix ans sa cadette, l’accompagne – habitée par la même détresse. Ensemble, elles foulent les rues parisiennes et lyonnaises pour "dénoncer" l’inaction politique face au désarroi d’une profession, éreintée par la lutte contre le Covid.

 

 

Comme des milliers de confrères, l’espoir d’un sursaut politique persiste. "Et puis en fait, rien. On n’a pas été reçus", coupe-t-elle aussitôt, amère. Au Parlement, un autre front se prépare. Les propositions de loi coercitives en particulier de régulation à l’installation des médecins libéraux affluent. Mais l’énergie du corps médical, elle, s’amenuise. "C’est la goutte d’eau qui a fait déborder le vase." La généraliste cesse de se dire que les politiques ignorent la souffrance de la profession. "Je me dis que finalement, ils ne veulent pas agir. Ou peut-être qu’on ne peut rien faire, tout simplement…", explique-t-elle, résignée. "J’ai accepté de dire que rien ne changerait…" 

 

"Mes chers patients, je pars" 

Elle prend alors une décision radicale : en décembre, elle fermera le cabinet qu’elle a monté à la sueur de son front, après 17 ans d’installation. "Si les choses ne changent pas autour de nous, la seule solution, c’est de changer soi", se dit-elle. La praticienne annonce la nouvelle à ses patients* dans une lettre, qu’elle a également publiée sur son compte LinkedIn. "Mes chers patients, je pars… Je vous aime, mais je pars…", écrit-elle. L’émotion est palpable. La Dre Gignoux explique ce qui l’a poussée à partir pour de "nouveaux horizons". "Le médecin généraliste est devenu le couteau suisse de notre système de soin défaillant qui tend vers une médecine à deux vitesses. Cela m’épuise, m’attriste et je ne suis malheureusement pas optimiste sur la suite." Et d’ajouter : "les décisions politiques ne me permettent plus d’envisager l’évolution de la pratique du métier de médecin de famille comme je l’entends." 

   

 

La généraliste, également maître de stage universitaire, déplore par ailleurs de ne pas avoir été soutenue par la commune dans sa recherche de locaux plus grands, et ce, malgré plusieurs sollicitations "depuis quatre ou cinq ans". Ses consœurs souhaitaient accueillir elles aussi des internes, et toutes les trois envisageaient de recruter un assistant médical. Mais "la mairie nous disait qu’il n’y avait rien. On nous a aussi proposé deux locaux de 50 m²… séparés par une route. On avait un peu l’impression qu’on se foutait de nous", raconte la médecin. Impression renforcée lorsqu’elle a appris en l’an dernier que "la mairie avait vendu 1 300m² au groupe SoMed et qu’un gros centre médical allait donc être créé à l’emplacement d’anciennes usines qui ont été rasées". C’est la douche froide. 

 

 

"On n’avait plus de perspectives d’améliorer nos conditions de travail dans la commune", regrette la Dre Gignoux. "Il est impossible que je revienne sur ma décision", ajoute la médecin, qui est passée en mi-temps au cabinet en septembre dernier pour démarrer une nouvelle activité de santé scolaire pour la ville de Grenoble. Elle confie toutefois se sentir coupable de laisser ses patients, n’ayant pas réussi à trouver un successeur. "Mais en même temps, je ne sais plus comment faire…" La généraliste a aussi pris cette décision pour se protéger. "J’ai vu tellement de confrères autour de moi aller mal – l’une de mes collègues a fait un burn out, ça m’a servi de leçon pour m’arrêter avant… Je sais de toute façon que si je vais mal, je ne pourrais pas soigner mes patients correctement. Donc ça n’a pas de sens de continuer…" Aujourd’hui, "si je vais bien, c’est que j’ai pris la bonne décision", assure-t-elle. 

Sa consœur, la Dre Petit, s’est, elle aussi, résolue à quitter le cabinet pour prendre un poste aux urgences pédiatriques du CHU de Grenoble. Pour les mêmes raisons. "On s’est beaucoup investies, on a grillé beaucoup d’énergie l’an dernier, ça nous a épuisées. Si les négociations conventionnelles [qui s’apprêtent à redémarrer, NDLR] n’aboutissent pas, je crains que de nombreux médecins fassent comme nous…" Sur les réseaux sociaux, Sandrine Gignoux observe "beaucoup de colère, un ras-le-bol général. Des médecins sont à bout. Pas mal décident carrément de se déconventionner. Je comprends : chacun fait le choix qu’il peut faire, c’est de la survie. Mais ça fait peur, car on va vers une médecine à deux vitesses. Quelque part on nous pousse à ça", déplore-t-elle. 

 

"J’étais tout le temps en colère" 

À l’annonce de son départ, la plupart des patients ont fait preuve de bienveillance : "C’est encore plus émouvant et encore plus difficile." "Je pense qu’ils n’étaient pas étonnés. Ils voyaient bien que ça n’allait pas, ils ont suivi mes mouvements de grève. Certains m’ont dit : ‘Vous étiez tout le temps en colère’, souffle-t-elle. C’est vrai, j’étais tout le temps en colère : à la maison, au cabinet… Contre tout. Aujourd’hui, je suis encore en colère contre la situation, mais j’ai pris du recul", ajoute-t-elle. En plus de son activité en santé scolaire, la médecin aimerait faire des remplacements, "pour soulager mes collègues" tout en n’ayant plus "la charge" du suivi des patients. "J’aime beaucoup la médecine générale et la clinique, je n’ai pas envie de perdre ça." 

La Dre Sandrine Gignoux ne se dit pas "désillusionnée" par le métier. "Ma fille est en 5e année de médecine. Je la vois passionnée et je partage sa passion, assure-t-elle. J’ai plutôt l’impression qu’on ne reconnaît pas notre travail à sa juste valeur. On est souvent dénigrés, rabaissés, pas valorisés… C’est plutôt triste. Mais j’aime toujours faire de la médecine, ça me stimule et me motive." Mais elle veut désormais l’exercer "de manière sereine". "Petite, j’étais attirée par le côté médecin traitant. Peut-être que j’ai trop idéalisé ce métier… Aujourd’hui, ça ne correspond plus à mon idéal, je préfère aller vers d’autres choses", confie-t-elle, la voix apaisée. 

 

*La Dre Gignoux indique avoir 800 patients médecin traitant, sans compter les enfants. 

4 débatteurs en ligne4 en ligne
Photo de profil de Fabien Bray
5,8 k points
Débatteur Passionné
Médecins (CNOM)
il y a 1 an
Cette histoire est d'autant plus dérangeante que beaucoup la vivent. Notre société ​​​​​​​​a remplacé la protection sociale par un assistanat à tous les niveaux, financé par la génération actuelle et
Photo de profil de Jean Francois Granger
265 points
Débatteur Renommé
Médecins (CNOM)
il y a 1 an
Je connais bien le Dr S. GIGNOUX. Nous avons fait nos études ensemble à la fac. C'est vraiment une battante, une fille bien. Sans doute un excellent docteur. Tout ce qu'elle exprime je le ressens tell
Photo de profil de Christophe Herbillon
205 points
Débatteur Renommé
Médecins (CNOM)
il y a 1 an
Je ressens la même immense colère, le même dégoût, la même humiliation...et à bientôt 65 ans je quitte le navire...sans successeur bien sûr. Je n'ai aucun remords, ayant juste essayé de bien faire mo
 
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