Deux mois après avoir décidé de déplaquer, Anne*, médecin généraliste en Auvergne, oscille entre colère et profonde lassitude. Pour elle, médecin de famille, c’était un rêve, “une vocation”. Cette ancienne employée de la fonction publique a décidé de se lancer dans les études de médecine sur le tard, à 32 ans. “J’en ai toujours eu envie. Mais, à 18 ans, quand j’ai eu mon bac, je devais être indépendante financièrement. Ce n’était pas compatible avec ces études”, regrette-t-elle. Suite à la guérison de sa fille, longtemps hospitalisée dans un service de cardio-pédiatrie, elle décide de se lancer. “Le médecin qui s’est occupé d’elle était formidable. J’ai senti renaître la vocation”, se rappelle-t-elle.
Quelque temps après, elle s’inscrit en Paces, en conservant son emploi à mi-temps et en gérant trois enfants en bas âge. “J’ai fait deux Paces, car j’avais eu sage-femme la première année, mais je voulais absolument médecine. J’ai recommencé.” Elle réussit, et jusqu’à la fin de la troisième année, continue de travailler à mi-temps dans la fonction publique. "J'ambitionnais, à l’époque, de devenir pédiatre. Mais, au gré de mes stages, je me suis dit que tout m’intéressait. Le meilleur moyen de voir de tout c’était de faire médecine générale.” Elle passe les ECN haut la main, et termine dans la première moitié du classement. Une position qui lui permet d’avoir un large choix de spécialités, mais elle ne change pas d’avis : ce sera médecine générale.
Installation dans un désert médical
“Je voulais être médecin de famille. Je savais d’emblée que je ne m’installerais pas à Marseille, où j’ai fait mes études. Je voulais être dans une petite ville, dans du semi-rural”, se souvient-elle. Pendant son internat, elle se met en quête, avec son mari, d’un lieu pour s’installer. Ils ciblent l’un des départements d’Auvergne, qu’ils affectionnent, et trouvent une maison à acheter. En parallèle, elle prospecte dans une ville du secteur et s’assure qu’il y a besoin de médecins, en prévenant qu’elle s’installerait en cabinet d’ici trois ans, le temps de terminer son internat. “Quand j’ai informé de mon arrivée, l’un de mes interlocuteurs à la mairie, la personne en charge de la santé, était médecin. Il m’a incitée à venir m’installer avec son collaborateur en me promettant qu’ils allaient m’accueillir et me transmettre leur patientèle, puisqu’ils avaient tous les deux plus de 60 ans”, raconte Anne. Sur le bassin, sept médecins étaient en exercice, pour près de 15.000 habitants : “J’étais ravie de me dire que j’allais être utile.”
Une fois diplômée et arrivée, c’est pourtant la désillusion. “J’ai déchanté”, témoigne la médecin. “J’ai découvert qu’il y avait beaucoup de jalousie, ainsi que des manières de travailler très différentes. Par exemple, moi je ne mets pas de gros antibiotiques pour un rhume. On n'était pas formés...
à la même école et on sentait que les patients ne comprenaient pas trop les messages quand ils voyaient différents médecins”, raconte-t-elle d’abord. Elle reçoit, en consultation, les patients que ses deux confrères n’ont pas le temps de voir. “Ils prenaient ombrage quand leurs patients voulaient revenir me voir moi, plutôt qu’eux. L’un deux surtout faisait des réflexions, lançait des pics”, poursuit Anne, qui suppose aujourd'hui que les praticiens n’étaient tout simplement pas prêts à lever le pied, puisqu’ils sont toujours en exercice, cinq ans après.
Consumérisme médical
À ces tensions, s’ajoutent celles avec certains patients. “Je me suis rendu compte qu’il y a un consumérisme médical incroyable. Les patients ne posent pas la question de savoir s’ils peuvent prétendre à quelque chose : ils viennent pour ce quelque chose”, s’agace-t-elle. “Soit ils s’auto-diagnostiquent, soit ils viennent pour de l’administratif : ‘je veux un arrêt de travail, je veux un dossier pour mise en retraite anticipée, je veux un dossier MDPH’”. Et de citer comme exemple : “J’ai dû expliquer à un patient diabétique qui voulait un dossier MDPH que son diabète était équilibré, qu’il n’était pas en situation de handicap et que donc, je ne pouvais pas lui faire son dossier”. Des cas comme celui-ci, Anne en a vu beaucoup d’autres, ses premiers mois d’exercice. “C’est la même chose pour la construction de douches à l’italienne, par exemple. Il existe la possibilité d’avoir 5.000 euros d’aides de l’Etat si on remplit plusieurs conditions, dont le fait d’avoir plus de 70 ans et un certificat. Eh bien, le patient ne se pose même pas la question de savoir s’il peut, ou pas. Il se dit : ‘J’ai 70 ans, j’y ai le droit’, alors que c'est une personne qui voyage, qui est en bonne santé”, se désole-t-elle encore. Elle cite encore ceux qui veulent une ordonnance pour se faire rembourser leurs chaussures anti-chute, qu’ils ont achetées avant même de savoir si l’ordonnance leur serait délivrée.
Rapidement, elle a le sentiment d’avoir fait neuf ans d’études pour “répondre aux exigences des patients”. Un sentiment renforcé par le chantage de ces derniers. “Si on ne leur accorde pas ce qu’ils sont venus chercher, cela engendre de la frustration. Les patients n’hésitent pas à passer à la vitesse supérieure si on ne va pas dans leurs sens”, a-t-elle pu constater. Insultes, menaces, chantage… En quelques mois, les agressions s’accumulent. Jusqu’à ce qu’un patient tente de la gifler. “Je le suivais pour une ALD suite à un cancer, qui n’était plus douloureux du tout. Sur une ordonnance bizone, j’ai inscrit du Doliprane dans la partie hors affection de longue durée car ce n’était pas en rapport avec sa pathologie. Pour lui, ça ne changeait pas grand-chose, mais il a piqué une colère terrible. J’ai pourtant précisé que sa mutuelle prenait tout en charge, il a envoyé sa main pour me donner une claque et s’est ravisé in extremis, à trois centimètres de mon visage”, lâche-t-elle, encore émue de cet événement.
Installation en exercice isolé
Elle décide de quitter le cabinet pour s’installer seule. “A la base, je n’ai jamais eu cette intention. Je sais que c’est très difficile.” Selon elle, le contexte socio-économique de la ville est à prendre en compte pour comprendre le rapport particulier aux patients du secteur. La désindustrialisation a entraîné une paupérisation de la population, le centre-ville s’est retrouvé à l’arrêt. Aujourd’hui, le taux de chômage est record.
Si Anne a tenté d’alerter ses collègues sur sa situation et son mal-être, elle n’a pas trouvé d’oreille attentive. “Il n’y avait pas une super...
entente entre confrères car c’étaient des médecins de l’ancienne génération, donc tout le monde travaille dans son coin, solo. De toute façon, quand on ose dire qu’on a des difficultés, on nous regarde d’un air un peu miséricordieux en disant : ‘ma pauvre, il y a qu’à toi qu’il arrive ça’ ou alors l’air de dire ‘si t’arrives pas à résister à ça, change de métier’. Bref une vraie omerta”, regrette-t-elle. En mars 2018, Anne s’installe donc dans son propre cabinet, situé en plein centre-ville. Ses patients ne la suivent pas, car l’endroit étant mal réputé, ils préfèrent rester aux abords de la commune. Seul un autre praticien est installé dans cette zone. Malheureusement, le rapport avec les patients empire. “J’ai récupéré des patients en grande difficulté. Certains n’ont pas le vocabulaire adéquat pour verbaliser ce qui ne va pas et peuvent monter tout de suite dans les tours et être agressifs”. Si elle songe un instant à quitter la ville, elle se ravise, tentant de se raisonner et de se dire qu’il faut persévérer. Alors qu’elle a investi beaucoup d’argent dans son cabinet, elle fait également le choix d’embaucher son mari comme assistant médical.
La médecin met donc toute son énergie au service de sa nouvelle patientèle. Sa commune se trouvant dans un désert médical et la pénurie de médecins étant importante dans la région, la tension sur la prise de rendez-vous se fait rapidement sentir. Au cabinet, elle fait le choix de fonctionner uniquement sur rendez-vous et laisse jusqu’à huit créneaux par jour pour des urgences. “Ça peut partir vite, parfois en 15 minutes ils sont pleins. Quand on leur explique que tout est plein, les patients exigent, menacent, injurient, s'énervent. Sincèrement, je ne pensais pas qu’on puisse parler comme cela à un médecin.” Même si la grande majorité de ses 1.500 patients se comporte correctement, les dérapages quotidiens de 20% d’entre eux l’épuisent.
La crise sanitaire envenime encore plus la situation. Si la commune est relativement épargnée, les habitants, eux, sont anxieux à l’idée d’aller travailler. La médecin les voit donc défiler pour des demandes de certificat de vulnérabilité. “Ils me faisaient du chantage. C’était à base de ‘je suis hypertendu. Vous vous rendez compte s’il m’arrive quelque chose, ça sera de votre faute, parce que vous allez me laisser travailler’ ."“C’est toujours dans l'intimidation, la culpabilisation, enchaîne-t-elle. On sent qu'on n'est pas maître, les patients décident et ont juste besoin de notre signature.”
Deux plaintes déposées par des patients
Se sentant déjà à bout, Anne doit faire face à deux plaintes. A l’automne, l’épidémie se propage rapidement à l’échelle de la ville. Elle reçoit chaque jour entre trois et huit patients Covid. “Un employeur d’une patiente a déposé plainte auprès du Conseil de l’Ordre parce que j’avais antidaté un certificat d’isolement Covid. Il s’agissait d’une patiente qui était en affection de longue durée, en reconnaissance de travailleur handicapé, qui était covidée et sous oxygène...
car elle n’avait pas consulté dans les temps. Quand je l’ai reçue, elle m’a demandé d’antidater le certificat. Résultat : l’employeur m’a attaquée pour certificat de complaisance”. Si l’affaire s’est terminée rapidement grâce à une commission de conciliation, pour Anne, ça a été la goutte d’eau. Le mois qui précède la conciliation, elle perd le sommeil et son énergie. Elle qui rêvait de pouvoir être au service de ses patients n’avait jamais envisagé de se retrouver dans pareille situation.
À peine remise de cet événement, une seconde plainte est déposée par une patiente. Cette fois, ce sont plusieurs lapins posés par cette dernière qui sont à l’origine d’un accrochage. “Un jour, cette personne appelle pour prendre rendez-vous pour sa fille. Je lui avais déjà signifié que je ne la reverrai plus, à cause de tous ses lapins. C’est mon mari qui prend le rendez-vous, et ne réalise pas qu’il s’agit d’elle”, raconte Anne. Quand il s’en rend compte, il rappelle la patiente et lui rappelle qu’elle ne peut plus venir consulter dans ce cabinet. “Elle s’est énervée, elle a commencé à devenir menaçante. Je décide donc de la rappeler et je comprends que sa fille a de la fièvre. Je lui ai dit qu’on pouvait considérer que c’était une urgence et qu’elle pouvait venir, mais qu’ensuite je ne serais plus en mesure d’être le médecin de la famille. Et là, elle me répond que de toute façon elle ne viendrait pas, et qu'elle allait porter plainte contre moi à la mairie, la gendarmerie et l’Ordre.”
La patiente dépose finalement un courrier de doléance auprès de l’Ordre. “Il n’y a pas de commission de conciliation, j’ai reçu un courrier me demandant de m’expliquer. J’ai passé un week-end à rédiger ma réponse. J’étais déjà épuisée et j’ai dû perdre du temps et de l’énergie à ce genre de choses…”, confie la médecin.
À bout, elle est arrêtée pour burn out. Mais elle est contrainte de reprendre, car sa prévoyance la lâche et ne couvre pas son arrêt. “Elle m’a sorti une clause… Pourtant, je paye 500 euros par mois, le meilleur forfait. Et je n’ai pas touché un centime.” Le sentiment de culpabilité, de ne pas être à la hauteur, s’accentue. Elle prend alors la décision de fermer son cabinet. “J’ai essayé. Mais je n’en veux plus.” Le lendemain de son retour, elle annonce à ses patients qu’elle fermera les portes du cabinet définitivement.
“Médecin générale, c’est une spécialité à part”
Revenant sur son parcours, Anne ne le cache pas, elle est pleine de regrets. “Je suis déçue de la médecine générale. Il y a une chose dont je suis certaine, c’est que si je devais re-cliquer pour choisir ma spé, je ne choisirais pas ça. Je voulais éventuellement être néphrologue, ça m'a passionnée pendant mes stages et je crois que ce serait mon choix aujourd’hui.” La médecin souhaite aussi retrouver son indépendance. “Être là pour soigner, ne pas faire un certificat parce qu’on me menace.” “Je pense sincèrement que c’est l'une des spécialités de médecine les plus difficiles. C’est une spécialité à part. Chaque patient qui vient, même une fois de temps en temps, c'est l’occasion de l’examiner, de s’assurer qu’il va bien. Certaines personnes ne se rendent pas compte que c’est ça l’important. Eux, ne voient que les remboursements : ils ne veulent que la signature.”
Avec le recul, elle réalise aussi que jusque-là, les patients n’ont pas été les seuls à lui dicter sa conduite. “On ne fait plus tellement de médecine. On n’est même pas considérés comme des médecins : dans mon quotidien, des assistantes sociales me donnent des ordres, le Samu nous appelle pour nous obliger à voir des patients. Parce que ça aussi je l’ai découvert : à Marseille, le 15 n’appelle pas les cabinets. Mais, là où je suis, ils nous disent que c’est notre patient et qu’on doit le voir, même si on n'a plus de place. On est à l’interface de tout, le fusible de tout le monde. Les confrères spécialistes nous parlent comme à des chiens et nous disent qu’on ne comprend rien, alors qu’en fait on a le bon diagnostic”, s’énerve-t-elle, ayant le sentiment d’avoir échoué à soigner et faire de la prévention auprès de ses patients. “Quand on est généraliste, on doit tout le temps ravaler sa fierté”, conclut-elle amèrement, estimant que les MG sont trop facilement à la merci de patients mal intentionnés, qui sont parfois très bien informés sur leurs droits et sur les devoirs du médecin. “C’est normal, mais il ne faut pas aller dans la mauvaise foi”, regrette la praticienne.
Après avoir prospecté dans le département, tenté un exercice mixte ville-hôpital, éreintée par ces années d’exercice sous tension, Anne a décidé d’opter pour le salariat.
*Le prénom a été changé, la médecin souhaite rester anonyme.
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