Viande pourrie, mort par balle, drogue… le quotidien infernal des généralistes d’un quartier d’Evreux 

06/05/2021 Par Louise Claereboudt
Le ras-le-bol est général. Depuis plusieurs années, les médecins du quartier de la Madeleine, à Evreux (Eure), font face à des incivilités grandissantes. Ils côtoient violence et drogues, qui rendent leur quotidien pénible voire dangereux. Face à cette situation qui ne fait qu’empirer, une dizaine de professionnels de santé ont obtenu, non sans difficultés, l'autorisation de s’installer dans une maison de santé multidisciplinaire qui va être construite à quelques centaines de mètres. Un soulagement pour ces soignants qui, pour beaucoup, restent attachés à ce quartier populaire. 
 

Septembre 2020. Une violente bagarre se déclenche en face du cabinet du Dr Sandra Confais, devant un bar-presse. A ce moment-là, la généraliste, installée depuis 17 ans dans le quartier de la Madeleine, ne se rend pas compte de ce qui est en train de se passer. “Je recevais deux patients, donc je n’avais pas prêté plus attention que cela aux bruits. Au moment où mes patients ont voulu partir, on s’est rendu compte qu’il y avait un attroupement, mais on ne voyait pas bien ce qu’il se passait, raconte le praticienne qui fait alors entrer un autre patient. Quelqu’un a alors fait irruption en tambourinant à la porte en me disant que c’était un scandale que je ne sois pas sortie aider, qu’il allait faire fermer mon cabinet.” Lorsqu’elle sort pour comprendre la situation, il est déjà trop tard. Un jeune homme est allongé au sol, blessé par balle. Il décèdera à l’hôpital. 

Dans ce quartier d’Evreux, les médecins sont confrontés depuis plusieurs années à une escalade de la violence et des incivilités. “En 26 ans, les choses se sont aggravées”, constate le Dr Messaouda Marguier, 56 ans, originaire du quartier. “Il y a des moments d’accalmie. Mais il y a des moments où c’est insupportable. C’est vrai qu’il y a des incivilités dans tous les cabinets, mais chez nous, c’est pire.” Rodéos, deal sous les fenêtres des cabinets… Malgré son optimisme, la généraliste supporte de moins en moins cette situation. “Quand vous avez des gens juste derrière vous qui sont en train de parler, de rire, de la musique à fond… Je vous assure que pour vous concentrer et avoir un interrogatoire et un examen avec le patient devant vous, c’est très compliqué”, déplore-t-elle. 


Sans compter les agressions et menaces. “Je me fais agresser verbalement régulièrement, souvent parce que je suis en retard, confie la généraliste. Je me suis fait traiter de connasse par exemple.” Le Dr Marguier rapporte qu’elle a aussi failli “se faire taper dessus”. “C’était pour une histoire d’IST. J’avais fait une prescription d’antibiotiques au conjoint de ma patiente. Cette dernière a dit à son compagnon que je lui avais dit qu’il l’avait trompée. Je ne me serais jamais permis de dire une telle chose. Il est venu et a voulu me frapper. Heureusement que ma collègue est apparue à ce moment-là. Ce jour-là, je me suis dit que plus jamais je ne ferai d’ordonnance au partenaire.” 

 

Caméra et pneus crevés 

Suite à ces multiples incidents, le Dr Marguier et ses associés ont décidé d’installer une caméra dans la salle d’attente de leur cabinet. “C’est génial, assure la praticienne, plus rassurée. Quand un patient hausse le ton, je dis ‘arrêtez, vous êtes filmé. Si vous continuez, je porte plainte’.” Une démarche à laquelle la praticienne a déjà été contrainte de recourir il y a plusieurs années, venant tout juste de déménager dans son cabinet actuel, gênée par les nuisances des dealers du quartier auxquels elle allait demander, sans succès, de faire moins de bruit. “Un jour, on m’a dit ‘Si tu n’es pas contente, c’est à toi de partir...

Nous, on ne partira pas’”, raconte-t-elle, expliquant avoir régulièrement appelé la police municipale… “Jusqu’au jour où ils ont crevé mes pneus.” L’obligeant ainsi à porter plainte. “Ils n’ont jamais été retrouvés… mais ils sont toujours là”, ironise-t-elle.  A 56 ans, la généraliste, qui dispose d’une patientèle de 2.900 personnes, assure avoir fini par se détacher de ces épisodes d’incivilités et se raccrocher “au bon” pour tenir. Mais cette situation a indubitablement bouleversé sa façon d’exercer et son rapport avec les patients. “J’en ai tellement marre que je vais plus vite en consultation. Je garde moins longtemps les gens. On a l’impression qu’on devient moins empathique. Je suis moins gentille à cause de ce ras-le-bol général”, reconnaît-elle.  


“L’union fait la force” 

Partageant son quotidien difficile avec ses confrères et consœurs de la commune de l’Eure (l’un des départements les plus touchés par la désertification médicale), le Dr Marguier porte depuis plus de trois ans un projet de pôle multidisciplinaire de santé dans le quartier de la Madeleine, “profondément convaincue que l’union fait la force”. Un combat qu’elle a avant tout mené pour ses patients. “Ils sont aussi attachants, c’est pour ça que je me bats et que je reste dans le quartier. Je pourrais n’en avoir cure, et prendre ma retraite à 62 ans, mais je me dis que je ne peux pas les abandonner.” 

Un projet auquel a souhaité se joindre le Dr Sandra Confais, très attachée à ce quartier mais lassée par l’environnement stressant de son cabinet et la saleté ambiante. “Je partage une arrière-cour avec tous les commerces du centre commercial dans lequel je suis installée. Il y a notamment une boucherie qui ne faisait pas récupérer sa viande par les canaux habituels et il y a longtemps eu de la viande pourrie qui traînait dans les poubelles. Ce n’est plus le cas mais c’est toujours très sale”, rapporte la quinquagénaire. 

Cela n’a pas été une mince affaire pour trouver un lieu qui permette à la dizaine de professionnels de santé (généralistes, infirmières, kinésithérapeute, podologue, etc.) motivés d’exercer au sein du quartier. “On nous a proposé un premier local, mais on s’est rendu compte que c’était infesté de rats, raconte le Dr Marguier. Ensuite, on nous a proposé un terrain, mais les patients nous ont dit de ne surtout pas aller là-bas car l’été il y avait des barbecues géants, des rodéos etc.” Après une énième déception concernant un bâtiment dont le désamiantage aurait pris cinq ans - “beaucoup trop” -, la mairie leur a présenté un terrain situé de l’autre côté du boulevard bordant le quartier. 

Mais le projet de maison de santé, estimé à plus de 2 millions d’euros, n’a pas convaincu certains élus, lors de sa présentation en conseil communautaire, le 13 avril dernier. “On a une délibération qui nous a été présentée en conseil sans qu’on sache quel était le mode de contractualisation avec les médecins associés au projet, quelles seraient les modalités économiques de gestion et de perception éventuellement de loyer à l’avenir, explique Guillaume Rouger, élu LREM. Si c’est l’argent public qui finance, on doit quand même avoir possibilité de discuter sur le fond du projet, ses contours, son design et ses objectifs.” 

Le conseiller municipal estime que l’implantation, de l’autre côté du boulevard - forme de “frontière urbaine”, pose problème....

“On est dans un quartier de 10 à 12.000 habitants, confronté à des tensions sociales, des problématiques de radicalisation, à un recul des valeurs républicaines permanentes, qui ne sont pas le sujet des médecins, mais qui sont des paramètres à prendre en compte. Cette maison médicale va contribuer à extraire du quartier 8 médecins généralistes pour les positionner dans une structure qui, quoi qu’on en dise, est à l’extérieur du quartier.” Il souhaite maintenir “une médecine de proximité”, assurant toutefois être un “ardent défenseur de la liberté d’installation des médecins” et “favorable à ce mode d’exercice pluridisciplinaire”. Le projet a toutefois été voté.   


Attirer les jeunes médecins 

Pour le Dr Marguier, exaspérée, ces quelques mètres qui séparent le quartier de la Madeleine du futur pôle ne vont en rien éloigner les patients du soin. “Tous les gens des villages alentour vont pouvoir venir chez nous. Cela va permettre une mixité sociale.” Cette dernière argue également que cette structure et ce nouveau mode d’exercice pourront permettre l’arrivée de jeunes médecins dans la commune, alors que de nombreux praticiens vont partir à la retraite. “Si on n’a pas un environnement sécurisant, agréable, on n’aura personne”, estime la praticienne, également maître de stage. 

Un avis que partage l’Ebroïcienne d’origine Maëva Barhoum, 28 ans, remplaçante et ancienne interne du Dr Marguier. “C’est le projet de pôle qui m’a fait rester”, assure la jeune femme qui devrait passer sa thèse début 2022, mais espère d’ores et déjà pouvoir trouver sa place dans le dispositif. Il n’était pas envisageable pour elle de laisser ses patients, à qui elle s’est attachée, sans médecin. La généraliste qu’elle remplace partant prochainement à la retraite. “La plupart des médecins du projet ont la cinquantaine, il faut prévoir le futur. Ce pôle pourra faire venir d’autres médecins”, dit-elle. 

Cette dernière se dit “convaincue” par l’exercice coordonné. “Cela permettra une meilleure prise en charge des patients et qu’on soit moins stressés, indique la jeune femme. Les patients qu’on a sont très lourds [en termes de pathologies, de traitement, d’observance], parfois on est un peu dépassés et il nous faut une tierce personne pour avoir un avis ou les déshabiller.” 

Les professionnels de santé devraient pouvoir investir les lieux fin 2022, se réjouit le Dr Messaouda Marguier, optimiste pour la suite. “De toute façon il y aura le calme, car il n’y a pas de business.” 

 

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