Il est 14 h. À peine installé, le planning de la maraude sanitaire de Médecins du monde affiche déjà complet. Sur 30 tickets ouverts pour les consultations, Abdou, bénévole chargé de l’accueil, en a déjà attribué près de 25. « On peut parfois en distribuer plus que de capacité, s’il y a des besoins urgents », précise-t-il, avec un clin d’oeil rassurant. Comme chaque lundi, l’organisation a pris place dans le quartier de la Chapelle, dans le XVIIIe arrondissement de Paris, une zone géographiquement proche de plusieurs campements d’exilés. Devant le camion bleu et blanc étoffé de deux barnums de consultations médicales, une trentaine d’hommes patientent au gré des vibrations du métro parisien, qui passe juste au-dessus. Si Abdou reconnaît un ou deux « habitués » avec qui il échange un check et un sourire – « c’est le plus important », glisse-t-il –, la plupart sont des primo-arrivants : des personnes qui viennent tout juste d’entrer en France pour demander l’asile, le plus souvent après un long périple migratoire, dangereux et fatiguant tant physiquement que psychiquement. Et les services proposés par Médecins du monde constituent bien souvent le premier accès à la santé pour une majorité. Ici, l’accueil est dit « inconditionnel ». Ce lundi-là, l’équipe de l’ONG est composée de deux médecins bénévoles, d’une infirmière et de trois interprètes, dont un arabophone et deux traducteurs de pashto et de dari (les deux langues les plus parlées en Afghanistan). « Les Afghans sont ceux qui demandent le plus l’asile en France depuis 2018. Ils constituent une majeure partie de la population des campements à Paris et en Île-de-France », souligne Paul Alauzy, coordinateur de la veille sanitaire dans la capitale chez Médecins du monde. « Et l’essentiel, c’est qu’on puisse leur parler, parce que sinon on ne peut pas soigner correctement. D’où l’importance des interprètes pendant la maraude », ajoute Laurent Mignot, médecin cancérologue retraité et bénévole à l’ONG depuis 2014. « Il se gratte, mais ne veut pas que je regarde » Pour ses consultations, sous un barnum fermé, le médecin dispose d’une petite table et de quelques cartons remplis de médicaments de première nécessité. Il va enchaîner les visites pendant trois heures, alternant la compagnie d’un interprète pashto/dari ou arabophone. Ce lundi-là s’apprête à cruellement ressembler aux précédents : « On a encore des cas de gale, ça ne s’arrête jamais », glisse Laurent Mignot. En consultation depuis à peine cinq minutes, le médecin appelle sa collègue Lise Lavillonnière à la rescousse. Elle est dermatologue, et donc plus à l’aise lorsqu’il s’agit de patients présentant les signes de maladie cutanée. « Il se gratte, mais il ne veut pas que je regarde », interpelle-t-il. « Si c’est la gale, il se gratte le dos, les coudes et les parties intimes », lui rétorque machinalement la dermatologue, elle aussi en pleine consultation. Pour ce patient-là et cinq autres qui suivront, les médecins noteront bien une suspicion de gale. Et ils suivront une procédure précise mise en place avec d’autres acteurs sociaux, dont le Samu social ou encore l’Armée du salut. Un peu plus tard, face à Wajid, un Afghan de 23 ans, qui annonce d’emblée être venu à cause de démangeaisons, Laurent Mignot enchaîne tout un tas de questions sur son lieu de vie, ses symptômes... Le jeune homme répond qu’il dort dans la rue, dans un camp proche de la mairie de Clichy. « Cela fait plusieurs semaines que je me gratte, surtout la nuit, et ça m’empêche de dormir », confie-t-il, expliquant être arrivé sur le territoire français il y a cinq mois, après un long voyage depuis l’Afghanistan. Après une brève auscultation, le médecin lui tend plusieurs documents, sous les explications de l’interprète. L’un est une ordonnance pour un traitement complet contre la gale, à base d’ivermectine. L’autre est une fiche de renseignements traduite en dari, indiquant comment se rendre à la Halte humanitaire de Paris, située à proximité du Louvre, dans le Ier arrondissement, pour être pris en charge. Ce lieu, géré par l’Armée du salut et mis à disposition par la Mairie de Paris, permet un accueil de jour pour les personnes exilées. Un ensemble de services culturels, informationnels et sanitaires y sont proposés, dont une permanence médicale trois fois par semaine, gérée par une mission du Samu social, mandatée par l’ARS Île-de-France. En l’espace de quelques mois, le Samu social est devenu une référence dans la prise en charge des cas de gale. « On traite la maladie de façon complète et facilement accessible pour les exilés », détaille Maxime Chéron, responsable de la mission Migrants au sein du Samu social de Paris. « Lorsque le diagnostic est confirmé, on délivre une première dose d’ivermectine, qui est adaptée au poids de la personne, poursuit Mathilde Garé, médecin infectiologue à l’hôpital Bichat et coordinatrice médicale de la mission du Samu social. On leur donne aussi la seconde dose, à prendre sept jours plus tard, car on n’est jamais sûr de les revoir… » Au traitement par voie orale s’ajoute un autre pour les plaies, un don de vêtements propres afin que les patients puissent laver ceux qu’ils portent et les désinfecter dans un sac poubelle, ainsi qu’une petite bombe de perméthrine, à pulvériser sur leurs affaires… À la Halte humanitaire, des douches sont également à disposition. « Tout cela limite le risque de réinfection », ajoute l’infectiologue. Difficile de laver son duvet, sa tente, son duvet en plein hiver... Pour autant, tous les acteurs sociaux l’admettent : leurs actions ne suffisent pas à enrayer une telle épidémie chez les personnes exilées qui vivent dans la rue. « Pour vous et moi, la gale est une maladie bénigne, assez simple à traiter, souligne Maxime Chéron. Mais dès lors que vous vivez dans la rue, dans un camp avec de la promiscuité, le traitement n’est pas compatible. » Et pour cause : la gale reste une maladie contagieuse qui touche non seulement le corps mais aussi l’environnement. Et les deux doivent impérativement être traités pour éviter la réinfection. Lorsque l’on vit dans la rue, il est difficile de laver et désinfecter son duvet, sa tente et ses vêtements, notamment en plein hiver… Un constat que partage l’ARS Île-de-France : « Les conditions de vie précaires dans la rue mettent malheureusement en échec les traitements médicamenteux quand les personnes n’ont pas la possibilité de traiter leur environnement (matelas, sacs de couchage, couvertures, vêtements, etc.) parallèlement à la prise du traitement. » Pendant longtemps, les différentes associations et les ONG qui viennent en aide aux exilés ont eu du mal à communiquer sur l’épidémie de gale dans les populations d’exilés vivant dans la rue. « On craignait une stigmatisation. On avait peur qu’ils soient accusés de ramener la gale en France, confie Paul Alauzy. Or, bien souvent, ils attrapent la maladie sur le chemin de l’exil, voire à leur arrivée sur notre territoire. Ce sont les conditions dans lesquelles on les accueille qui sont déterminantes. » Les conditions de vie précaires de la rue favorisent ainsi le développement de l’épidémie, surtout lorsque des campements se constituent, notamment s’il s’agit de mégacampements. « Tant que les campements perdurent, il y aura de la gale », insiste Maxime Chéron. Plusieurs acteurs sociaux l’affirment : le nombre de suspicions de cas de gale a doublé entre 2018 et 2019, au rythme de l’apparition de nouveaux campements. Et l’épidémie a ralenti lorsque celle du Covid-19 est apparue, en 2020. Et pour cause : « La France avait une politique de mise à l’abri systématique à cette période, notamment dans les gymnases et les hôtels désertés, se souvient Mathilde Garé. C’était plutôt positif, et cela a empêché la formation de grands camps. Mais depuis le début de l’année 2022, et le retour à une activité normale, notamment concernant le tourisme, le nombre de places d’hébergement disponibles a décru, ce qui a favorisé la création de nouveaux campements… » À la Chapelle, jusqu’à 800 personnes se sont « installées » sous le métro à l’automne dernier. À Ivry, le camp des mineurs isolés a pu héberger, pour sa part, jusqu’à 500 personnes. « Le grand froid de cette période a favorisé l’échange ou le partage de tentes et de textiles », commente Mathilde Garé. Une proximité qui a permis à la maladie contagieuse de circuler très vite, comme jamais auparavant. « En octobre et novembre 2022, pendant la maraude du métro La Chapelle, sur 35 consultations, on en orientait 25 sur une prise en charge de gale », assure Paul Alauzy. Une recrudescence des cas également observée par le Samu social. « À l’été 2022, on traitait une dizaine de cas de gale par mois. À partir de l’automne, c’était plus de 110 », confirme Maxime Chéron, ajoutant que près d’un quart des cas étaient surinfectés. Une problématique de santé publique Sur son site, le ministère de l’Intérieur précise qu’en attendant d’être affiliés à la protection universelle maladie (PUMa)*, les demandeurs d’asile peuvent bénéficier de soins urgents (ceux dont l’absence mettrait en jeu le pronostic vital ou pourrait conduire à l’altération grave et durable de l’état de santé de la personne ou d’un enfant à naître, tous les soins d’une femme enceinte et d’un nouveau-né : les examens de prévention réalisés pendant et après la grossesse, l’accouchement ; les interruptions de grossesse, volontaires ou pour motif médical) mais aussi ceux « destinés à éviter la propagation d’une maladie à l’entourage ou à la collectivité ». Néanmoins, les services de santé de l’État en charge de cette mission semblent peu préparés, voire démunis, face à de telles prises en charge. En théorie, les demandeurs d’asile peuvent se rendre dans les permanences d’accès aux soins de santé (Pass), situées dans les hôpitaux, pour être pris en charge gratuitement par des médecins. Mais dans les faits, la plupart des Pass sont sous-dimensionnées par rapport à la demande, et n’ont pas toujours les traitements adéquats, notamment contre la gale, et plus particulièrement pour tout ce qui touche au traitement de l’environnement du patient. Alors, à l’automne, l’ARS Île-de-France, qui travaille avec la mission Migrants du Samu social, a monté une opération d’urgence sur le campement de la Chapelle, l’un des plus importants de la capitale à cette période-là. Objectif : traiter en même temps le plus grand nombre de cas de suspicion de gale. « Au départ, on avait comptabilisé et estimé que cela concernerait 112 personnes, se souvient Maxime Chéron. Mais le temps de réunir le matériel, dont les vêtements, on s’est retrouvé avec plus de 200 personnes potentiellement porteuses d’une gale le jour de l’opération. » Une semaine plus tard, l’épidémie flambait de nouveau, sans moyens suffisants pour recommencer l’opération. « La principale difficulté est l’accès à des traitements et à des vêtements en quantité suffisante », pointe le responsable de la mission Migrants. Or, face à la flambée des cas d’infection et de surinfection (1 cas sur 4, selon les médecins bénévoles), « aucun changement structurel » n’aurait été opéré par l’ARS… L’établissement public administratif aurait même refusé l’achat de vêtements neufs à distribuer aux exilés atteints de gale, car lesdits vêtements feraient partie d’un volet social qu’elle n’a pas vocation à couvrir, nous assurent plusieurs sources… Pourtant, dans le cas de cette maladie, ils sont cruciaux, presque tout autant que le traitement. L’agence régionale de santé assure, en outre, avoir « organisé les prises en charge sanitaires dans les centres d’hébergement au sein desquels, à plusieurs reprises, la préfecture a mis à l’abri des centaines de personnes migrantes ». « Urgent, cherche médecin pour soigner la gale » Fin novembre dernier, la charge épidémique au sein des populations exilées a commencé à décroître à Paris. La raison ? Le démantèlement du camp de la Chapelle, le 16 novembre, avec une orientation vers des centres d’hébergement en Île-de-France pour 760 personnes. Tandis que 200 autres réfugiés ont été orientés en région, notamment en Auvergne-Rhône-Alpes… Et à Lyon, très vite, les centres d’accueil et d’examen de la situation (CAES) se sont retrouvés débordés à leur tour par l’épidémie de gale. « Une partie de ce public qui arrivait de Paris était porteur de la gale, se souvient Marianne Colovray, adjointe de direction territoriale à l’association Forum réfugiés. Avec cette recrudescence de cas, nous avons eu un embouteillage dans la prise en charge des soins, notamment via les Pass. Nous avons donc alerté l’ARS Auvergne-Rhône-Alpes. » Mais là encore, l’établissement public administratif semble avoir eu du mal à gérer l’épidémie, notamment faute de personnels disponibles. « Urgent, cherche médecin pour soigner la gale. » C’est ainsi que débute le mail de la Croix-Rouge lyonnaise que reçoit Nicole Smolski, médecin généraliste retraitée et bénévole. Car l’association, alors mandatée par l’ARS Auvergne-Rhône-Alpes, éprouvait des difficultés à trouver des médecins disponibles pour traiter la gale. « À force de laisser s’entasser les migrants dans des campements sordides sous les ponts parisiens en ne laissant que les associations militantes s’occuper d’eux, puis en les dispersant sur le territoire français sans suivi sanitaire, cela devait arriver, s’agace-t-elle. Mais là où cela devient stupéfiant pour un pays comme la France – et cela montre bien que la crise a dépassé celle de l’hôpital –, c’est que Médecins du monde Lyon a repoussé la demande de l’agence régionale de santé de s’en occuper, car ils n’ont pas les moyens humains. Donc moyennant finances, l’ARS a délégué cette mission à la Croix-Rouge. » Laquelle a donc sollicité Nicole Smolski, bénévole auprès des mineurs étrangers isolés depuis le Covid-19. « J’ai trouvé ça édifiant que l’on demande à des médecins bénévoles retraités de prendre en charge la gale, parce que visiblement ça n’intéresse personne », regrette-t-elle**. Des dispositifs souvent saturés Ces difficultés de recrutement ont au départ freiné la mise en oeuvre de l’opération gale, confirme Marianne Colovray, mais celle-ci a finalement été « portée de façon coordonnée » : « En général, l’accès aux soins pour ce public d’exilés est très compliqué, car s’il existe des dispositifs, ils sont très souvent saturés », regrette-t-elle. Un problème « purement politique », selon les différents acteurs contactés, qui dénoncent une épidémie symptomatique de l’accueil. « On a tous eu un plaidoyer sur le bon accueil des réfugiés ukrainiens. Ce qui fait qu’aujourd’hui, lorsqu’ils arrivent à Paris, des centres de premier accueil les orientent d’office vers un hébergement, commente Paul Alauzy. Mais si vous êtes d’une autre nationalité, il n’y a pas de place pour vous et vous finissez sur un campement où, , vous pouvez attraper la gale et d’autres maladies liées à l’insalubrité, au froid… » Si, depuis, l’épidémie de gale a reculé, sans toutefois disparaître, en raison notamment d’arrivées moins massives et du démantèlement systématique des nouveaux campements, les acteurs sociaux ne sont pas dupes. « Tant qu’il n’y aura pas de solution d’hébergement, le problème de la gale va se poser », insiste Maxime Chéron. Une spirale sans fin, qui ne fait qu’aggraver une véritable problématique de santé publique. * Depuis le 1er janvier 2016, la couverture maladie universelle (CMU) a été remplacée par la protection universelle maladie (PUMa). Celle-ci donne le droit à toute personne qui travaille ou réside en France de manière stable et régulière à la prise en charge de ses frais de santé. ** La Croix-Rouge et Médecins du monde Lyon n’ont pas répondu à nos sollicitations
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