Prescription de lunettes et de lentilles par les orthoptistes : pourquoi les ophtalmologues voient rouge
"Mesure électoraliste", "atteinte grave", "catastrophe sanitaire", "médecine à deux vitesses". Depuis la présentation du projet de loi de financement de la Sécurité sociale pour 2022, les ophtalmologues ne décolèrent pas. Dans une dizaine de villes de France, telles Brest, Rennes, Besançon ou encore Marseille, les internes en ophtalmologie ont même engagé un mouvement de boycott des choix de stage du prochain semestre. "Pour que les internes prennent le risque de se retrouver six mois sans stage, c'est que la situation est grave", souligne Nicolas Kitic, interne en 3e année, et trésorier de l'Association nationale des jeunes ophtalmologues (Anjo), fer de lance de ce mouvement, qu'il dit "très suivi".
En cause, l'article 40 du PLFSS 2022. Examiné à partir de mercredi par la commission des Affaires sociales de l'Assemblée nationale, il autorise l'orthoptiste à "réaliser un bilan visuel et prescrire des verres correcteurs et des lentilles de contact oculaire", selon des modalités fixées par décret, "sans prescription médicale et sans être placé sous la responsabilité du médecin". Il permet aussi à ces auxiliaires médicaux de "réaliser chez l’enfant le dépistage de l’amblyopie et celui des troubles de la réfraction, selon des critères d’âge fixés par décret".
Transfert de compétence
Le Gouvernement justifie cette mesure par un accès aux soins "qui demeure difficile en France, a fortiori dans certaines régions médicalement sousdenses". En s'attaquant aux délais de rendez-vous, il entend donc "compléter la réforme du '100% santé' qui a déjà permis une meilleure prise en charge des lunettes'".
A l'origine de ce transfert de compétence, qui va bien plus loin que n'importe quelle délégation de tâche jusqu'ici mise en œuvre entre ophtalmologues et orthoptistes, le rapport Igas sur la filière visuelle, publié en janvier 2020. Alors que 35% des adolescents et un adulte sur 10 portent des lunettes ou des lentilles de contact, "la filière visuelle reste structurée autour du passage obligatoire, et qui est consommateur de temps médical, au cabinet de l’ophtalmologiste, y compris pour les troubles les plus simples, ceux de la réfraction, à la différence des solutions que beaucoup de pays ont mises en œuvre", déplorent ses auteurs.
Pourtant, la filière a fait preuve d'innovation, concède l'Igas, en développant le "travail aidé" via la collaboration avec les orthoptistes voire l'embauche d'assistant médical ou d'infirmière au cabinet, qui concerne aujourd'hui les trois quarts des quelques 6000 ophtalmologues en exercice, et le développement de protocoles organisant les délégations de tâche. Des mesures ont également été adoptées par les pouvoirs publics pour dégager du temps médical, comme la possibilité pour les opticiens (2007), puis pour les orthoptistes (2020), de renouveler ou d'adapter les équipements optiques et l'allongement de la durée de validité des ordonnances de correction visuelle à 5 ans (contre 3) pour les 16-42 ans.
Mais pour l'Igas, le bilan de ces mesures est à "relativiser", les délais d'attente pour un rendez-vous demeurant "excessifs dans la quasi-totalité des régions" et le nombre de patients supplémentaires vus chaque année (300.000) ne compensant pas l'augmentation des besoins (500.000). Le modèle "traditionnel" qui fait de la consultation...
chez l'ophtalmologue un "passage obligé" a atteint ses "limites", considèrent les inspecteurs.
Tout en recommandant de poursuivre sur cette voie et de continuer à soutenir la démographie des ophtalmologues, l'Igas pose un ultimatum dans son rapport : "si les délais de rendez-vous ne baissent pas significativement avant la fin de l'année 2021", il faudra autoriser la primo-prescription des verres correcteurs "pour les patients âgés de 16 à 42 ans", avec une faible correction de la vision (+- 2 dioptries) par les opticiens-lunetiers et les orthoptistes, "sur la base d’un examen de la réfraction et des critères d’inclusion et d’exclusion actuellement pratiqués pour le renouvellement avec adaptation". Deux millions de patients par an seraient concernés.
Pour le Syndicat national des ophtalmologistes français (Snof), cette proposition constituait dès le départ un "casus belli" avec le ministère. "Nous avons discuté avec eux sur une dizaine de propositions, mais nous leur avons dit à plusieurs reprises que nous étions opposés à cette prescription et cette autonomie de l'orthoptiste, qui vise tout simplement à démédicaliser l'offre de soin. Ils n'en ont pas tenu compte", déplore le président du syndicat, le Dr Thierry Bour. Le fait que le PLFSS ne précise pas le cadre de sa mise en œuvre ni les limites d'âge des patients concernés ne fait que rendre la chose encore plus inacceptable pour le syndicat. Alors que jusqu'ici, "toutes les avancées avec les orthoptistes ont été faites avec l'appui de la majorité de la profession", cette fois "il y a un rejet massif", met en garde Thierry Bour.
26 jours pour obtenir un rendez-vous
D'abord, le syndicat ne partage pas le diagnostic du ministère. En quelques années, grâce au travail aidé notamment, la spécialité est parvenue à diminuer les délais d'attente des rendez-vous. La dernière enquête du Snof, menée par l'institut CSA en septembre 2021*, a révélé un délai médian de 26 jours pour les consultations périodiques (21 jours sur internet), contre 42 jours en 2019 et 66 jours en 2017. Bien loin des 80 jours mis en avant par le Gouvernement, sur la base d'une étude publiée par la Drees en 2018 (d'après des données de 2017).
Onze régions sur 13 voient ainsi les délais considérablement s'améliorer, comme la Bretagne (-97 jours) ou la Normandie (-52 jours), souligne le Snof. Le taux d'obtention des rendez-vous est également plus favorable, ajoute le syndicat : +5% de rendez-vous obtenus par rapport à 2019. Plus de la moitié (52%) des rendez-vous sont donnés à moins d'un mois et seulement 3% à plus de 6 mois. En cas d'apparition de symptômes, la moitié des rendez-vous sont obtenus dans un délai de 8 jours. "Si nous continuons dans ce sens, la problématique des délais de rendez-vous sera réglée d’ici deux à trois ans", conclut le président du Snof.
Quant à l'argument démographique, il ne tient pas d'après le syndicat. "Avec la baisse des départs en retraite et l’arrivée de nouveaux diplômés, le nombre d’ophtalmologistes renoue avec la croissance dès 2022", avance le syndicat, en contradiction sur ce point avec les projections de la Drees. Reste que "si on arrive à baisser les délais des rendez-vous alors qu'on est au maximum des départs en retraite, c'est ce que nous avons mis en place jusqu'à présent fonctionne", insiste Thierry Bour, qui voit en ce transfert de compétence une "mesure électoraliste".
Surtout, alerte Nicolas Kitic de l'Anjo, "c'est une atteinte grave à la santé publique". "La délivrance d'une correction optique sans examen clinique par un médecin ophtalmologue est une perte de chance immense pour de nombreux patients", met en garde l'Anjo dans un communiqué. Car la consultation pour baisse d'acuité visuelle est la porte d'entrée vers...
le dépistage des pathologies oculaires : 10 à 15% des consultations de renouvellement de lunettes permettent de diagnostiquer à temps une maladie. "Le diagnostic de normalité peut paraître simple mais impose de vastes connaissances médicales de ce qui n'est pas normal avant tout", insiste l'Anjo, qui juge que cette mesure va "favoriser l'apparition de pathologies à un état très avancé (glaucome agonique, atteintes irréversibles du diabète, kératocône…) et des complications liées aux lentilles car de nombreuses pathologies ne sont pas symptomatiques et d'évolution insidieuse (tension dans l'œil, DMLA, glaucome à pression normale, mélanome et cancer oculaire…)". Pour le Snof et l'Anjo, soutenus par le CNP d'ophtalmologie, les orthoptistes, de niveau licence (bac+3) ne sont ni formés, ni équipés. "L'internat d'ophtalmologie dure 6 ans, ce n'est pas de la rigolade", lance Nicolas Kitic. "Est-ce que cela vaut le coup de voir quelqu'un qui connaît rien pour réduire les délais d'attente?"
Du côté des orthoptistes, en revanche, l'article 40 est accueilli favorablement. Autoriser la primo-prescription autonome de correction pour les patients jeunes avec faible puissance de lunettes est dans "la suite logique" des délégations et protocoles mis en place ces dernières années, considère Mélanie Ordines, présidente du Syndicat national autonome des orthoptistes (SNAO). Reste à "border" le tout en fixant les limites d'âge et de correction, en fonction des risques d'apparition de pathologie. "Ça correspond à notre demande, face à un texte un peu trop ouvert. Nous avons rappelé que nous avions toujours été des partenaires historiques des ophtalmologues. Au moindre doute, on enverra chez un ophtalmo", rassure-t-elle. "Dans les cabinets, ce sont les orthoptistes qui font la préconsultation et font des examens complémentaires (champ visuel, OCT…) s'ils trouvent quelque chose. On sait quand il y a quelque chose qui cloche", martèle-t-elle. "Nous dire qu'on n'est pas formés, ça veut dire que ça fait quinze ans que vous allez chez l'ophtalmo et que vous ne sortez pas avec les bonnes lunettes."
Mieux que rien?
Pour la représentante des orthoptistes, la mesure ne peut qu'améliorer l'accès aux soins dans la mesure où les patients âgés de 16-42 ans, volontairement ou non, se rendent peu chez l'ophtalmologue. "Quand ils commencent à avoir une baisse de la vue, ils vont commander directement une paire de lunettes sur Internet, ou vont directement chez l'opticien ou chez le médecin généraliste. Dans les déserts, quand il y a un an et demi de délai, comme à Poitiers, mieux vaut qu'ils viennent nous voir pour qu'on puisse les orienter en urgence en cas de problème qu'attendre encore", fait valoir Mélanie Ordines. Quant au dépistage de l'amblyopie et des troubles de la réfraction chez l'enfant, qui concerne quelques 4.5 millions de patients, un accès direct à l'orthoptiste permettrait de pallier les difficultés démographiques en pédiatrie et en médecine générale.
De plus, la démographie joue en effet en faveur des orthoptistes, souligne la jeune femme. "Aujourd'hui nous sommes 5800, nous serons 8000 dans cinq ans et 15 000 dans dix ans." Mais "pour que les orthoptistes s'installent dans les déserts, il faut qu'ils soient moins dépendants du prescripteur", insiste-t-elle.
Le Snof, lui, privilégie d'autres mesures pour traverser le désert démographique : ouvrir au moins 200 postes d'internat par an, développer la télé-expertise entre paramédical et médecin pour déployer les protocoles, ou encore développer les cabinets secondaires.
Reste à savoir quelle voie empruntera le législateur. Le Snof a entamé un travail de lobbying des parlementaires pour obtenir le retrait de cette mesure. En parallèle, un préavis de grève va être déposé à compter du 22 octobre.
* par téléphone auprès de 2627 ophtalmologues exerçant en dehors des hôpitaux et de 1978 spécialistes qui offrent la possibilité de prendre rendez-vous en ligne.
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