Sur les réseaux sociaux, les critiques vont bon train, et la liste des compagnies d’assurances et des mutuelles dont les pratiques sont jugées « abusives » s’allonge un peu plus chaque jour. Depuis quelque temps déjà, les médecins se sont saisis de ce canal pour dénoncer des abus, excédés par les demandes auxquelles ils sont confrontés : ils reçoivent, très fréquemment, des patients qui, pour faire valoir leurs droits, leur demandent de remplir, signer ou contresigner des certificats, formulaires ou questionnaires de santé provenant de leur assurance ou de leur mutuelle. Il existe cependant deux situations dont les enjeux sont différents : avant la signature d’un contrat entre une personne et l’assureur, et après cette signature, lorsque, par exemple, l’assuré tombe malade. Dans le premier cas, le patient doit remplir les documents demandés pour constituer son dossier, avec l’aide du médecin si besoin, « mais c’est le patient qui écrit, insiste le Dr Richard Talbot, généraliste à Saint-Hilaire-du-Harcouët (Manche) et membre de la Fédération des médecins de France (FMF). Si le patient a déclaré une pathologie, le médecin peut éventuellement, s’il l’estime compatible avec la déontologie, donner des précisions sur ce risque pathologique déclaré par le futur assuré. »
Les pratiques, jugées « abusives » par bon nombre de soignants, apparaissent essentiellement après la signature du contrat quand, à la suite d’un sinistre, l’assurance doit honorer sa part du contrat. Il arrive alors que des compagnies d’assurances demandent au médecin, par l’intermédiaire de son assuré, de signer des documents préremplis et de fournir un résumé de l’ensemble du passé médical du patient. Une démarche que bon nombre de médecins jugent inacceptable et contraire au respect de leurs obligations déontologiques. « Certaines assurances mettent beaucoup de mauvaise volonté et veulent connaître tout un tas de choses. Pas pour savoir ce qu’il se passe exactement, mais pour déceler la pathologie que le patient n’a pas déclarée, même si ça n’a strictement aucun rapport avec son problème actuel, et ainsi ne pas prendre en charge les frais », constate Richard Talbot. Une responsabilité engagée « On n’a ni le droit de déclarer ces informations dans le dos du patient ni le droit de contresigner, surtout si le patient a oublié des éléments dans sa déclaration. Ça engage notre responsabilité, prévient le généraliste syndiqué. Quelle que soit notre opinion – si on a l’impression que les assurés essaient d’arnaquer l’assurance, par exemple –, ce n’est pas notre problème. Le secret professionnel est là dans l’intérêt du patient, afin de le protéger. » Installé depuis cinq ans à Outreau (Pas-de-Calais), le Dr Michaël Rochoy, médecin généraliste, affirme avoir « toujours connu ça ». Depuis quelque temps, il a entrepris de répondre par courrier à toutes les compagnies d’assurances qui effectueraient ces demandes et d’en informer le conseil départemental de l’Ordre des médecins. En janvier 2020, après avoir prolongé l’arrêt d’un patient ayant été victime d’un accident de travail, le médecin est sollicité par ce dernier pour remplir une attestation médicale réclamée par son assureur, SMAvie. Sur le document, il est demandé de renseigner les « antécédents distincts de l’affection justifiant de l’arrêt de travail actuel ». La signature et le cachet du médecin sont également requis. Or, lui a répondu le conseil départemental de l’Ordre, « la réglementation prévoit le versement d’indemnités journalières sur la base du seul arrêt de travail ».
Une énième requête qui pousse Michaël Rochoy à alerter le procureur de la République de Boulogne-sur-Mer. « Les médecins généralistes – déjà occupés à faire du soin – n’ont pas vocation à être des contrôleurs pour assureurs et mutuelles », écrit-il dans son courrier, que nous avons pu consulter. Le procureur lui aurait répondu que le pôle santé du parquet de Paris était déjà au courant*. « J’en ai eu ras le bol à force de lire toujours et toujours la même chose », confie-t-il. Et pour cause : le généraliste, ancien chef de clinique des universités de Lille, joint par téléphone, énumère une dizaine de sociétés d’assurances qui lui ont demandé des informations confidentielles sur ses patients, en général dans le cadre d’une indemnisation pour arrêt de travail. « Le fait de faire cette demande de listing des antécédents pour savoir si oui ou non on va vous payer, c’est quand même partir du principe que tout le monde ment ! », dénonce fermement le praticien outrelois, très engagé. Contacté par egora, le groupe SMAvie assure qu’il ne souhaite pas que ces démarches « constituent une menace vis-à-vis du respect du secret médical ». « Nous avons besoin d’informations complémentaires pour instruire les dossiers », se défend l’assureur, indiquant par ailleurs que le médecin n’a « pas d’obligation de signer le document », et ce même si la mention « signature et cachet du médecin » figure sur le document présenté au Dr Michaël Rochoy. Un devoir d’information Souvent, ces mêmes abus se produisent aussi à la suite du décès d’une personne, lorsque les ayants droit veulent faire valoir leurs droits. Car ce sont parfois les compagnies qui contactent directement les médecins. « J’ai souvenir d’un contrat décès, dans le cadre d’un décès par suicide, où la compagnie refusait de verser la prime aux ayants droit parce que je ne voulais pas noter que le patient s’était suicidé, se rappelle le Dr Marcel Garrigou-Grandchamp, généraliste à Lyon. J’avais pourtant écrit “décès sans rapport avec les clauses d’exclusion” [d’après le code des assurances, le suicide est couvert au titre de l’assurance en cas de décès, seulement “à compter de la deuxième année du contrat”, NDLR]. » L’Ordre des médecins est formel à ce sujet. Dans un document destiné aux praticiens intitulé « Assurances : questionnaires de santé et certificats », l’instance stipule qu’il n’appartient pas au médecin « de répondre à des questions ayant trait au suicide, à l’homicide ou à un fait volontaire de l’assuré ». Dans ce cas, le médecin peut répondre aux ayants droit qu’ils peuvent se procurer le procès-verbal de police du constat et l’adresser s’ils le souhaitent à l’assurance. L’Ordre indique également que le médecin « n’a pas à remplir, signer, apposer son cachet ou contresigner un questionnaire de santé simplifié ni à rédiger un certificat l’obligeant à détailler les causes du décès ou les antécédents de la personne décédée ». Il ne doit pas répondre directement à l’assurance, mais peut fournir aux ayants droit un certificat indiquant, sans autre précision, que le décès résulte d’une cause naturelle ou d’un accident. Plus largement, concernant les diverses demandes des assurances, le praticien peut assister son patient dans le remplissage d’un questionnaire de santé. Il peut lui indiquer « les éléments médicaux qui répondent aux demandes de l’assurance, l’éclairer sur les conséquences de la divulgation d’informations médicales en se gardant absolument de se rendre complice de fraude ou de dissimulation quelle qu’elle soit ». Il peut également lui remettre, à sa demande, copie des informations figurant dans son dossier médical (voir encadré sur la loi Kouchner). Libre à ce dernier de les transmettre ou pas à l’assurance. Le médecin est aussi là pour lui rappeler « la nécessité de déclarations complètes et sincères », poursuit le Cnom. Ces recommandations, établies en 2015 à la suite de discussions avec les représentants des assurances, et mises à jour en décembre 2019, ne semblent toutefois pas être prises en compte par l’ensemble des compagnies. « Il n’y a pas eu d’évolution pour le moment », reconnaît le Dr Anne-Marie Trarieux, présidente de la section Éthique et déontologie du Conseil national de l’Ordre des médecins, qui précise toutefois qu’une « analyse à un an des difficultés qui remonteraient était prévue et va être effectuée ». Ce qui permettra de « décider des éventuelles démarches à engager ». Le groupe SMAvie, mis en cause par Michaël Rochoy, le reconnaît également : il n’a toujours pas établi de politique fixe au sujet de la demande de signature du médecin. « Aujourd’hui, c’est un des points qui est encore en mouvement. On comprend le point de vue des médecins, on a entendu le point de vue du conseil de l’Ordre, il faut maintenant que nous prenions une position », explique le groupe d’assurances, certifiant toutefois prendre l’affaire « très au sérieux ». Contactée par egora, la Fédération française des assurances (FFA) certifie, de son côté, avoir transmis les recommandations de l’Ordre à ses membres. Comment alors expliquer que ces abus aient toujours lieu ? "Du mal à dire non" Selon plusieurs sources, la persistance de ces abus s’expliquerait en partie par le fait qu’une « majorité » de médecins continueraient à accéder aux demandes en signant ou en remplissant toutes sortes de documents. Le Dr Richard Talbot rapporte, par exemple, que « 90 % de [ses] confrères remplissent ces certificats ». Certains parce qu’ils craignent que leur patient ne comprenne pas leur refus. « Beaucoup ont un peu la tête dans le guidon, se préoccupent plus de la médecine que de la réglementation ou tout simplement par empathie ont beaucoup de mal à dire non au patient qui leur demande un papier dont le but est justement de lui faire obtenir des avantages, constate-t-il. C’est pour ça que les assurances continuent joyeusement de les demander. Elles ne voient pas pourquoi elles s’en priveraient puisqu’il suffit de les demander et elles les obtiennent. » Le Dr Dominique Thiers-Bautrant, gynécologue et secrétaire adjointe de l’URPS ML Paca, en a fait l’amère expérience. Il y a plusieurs mois, elle s’est battue pour que sa patiente enceinte, exerçant en libéral et arrêtée au 7e mois de grossesse, obtienne des indemnités journalières de la part de sa complémentaire santé. Celle-ci aurait toutefois refusé de payer si la praticienne ne remplissait pas de certificat d’incapacité de travail. Selon la gynécologue, la patiente aurait dans un premier temps refusé d’accéder à la demande de la complémentaire en joignant les références légales, mais la société lui aurait répondu qu’elle ne verserait pas d’indemnités sans réponse… « Cette affaire ne s’est pas très bien terminée, regrette Dominique Thiers-Bautrant. Ma patiente a fini par craquer : elle est allée voir son médecin traitant, qui lui a signé ce certificat. Elle m’a téléphoné en me disant qu’elle était désolée de ne pas avoir pu mener cette fronde. » "Otage" Dénonçant une tentative d’extorsion d’informations confidentielles, la gynécologue souhaiterait que les usagers s’emparent du sujet et que les pouvoirs publics interviennent. « Les assureurs prennent les gens en otage ! », s’insurge-t-elle. Et déplore par ailleurs que les médecins soient « tout seuls » pour gérer ces situations. « Il faut que les consignes soient claires ! réclame-t-elle. Je suis encore étonnée de voir que sur Twitter, les médecins continuent de demander ce qu’ils doivent faire. » Si l’Ordre des médecins recommande de « renvoyer le patient, ou l’assurance selon le cas, au rapport du Conseil national, et de conseiller au patient, si la difficulté persiste, de s’adresser au médiateur des assurances », cela ne suffit pas toujours pour débloquer les demandes de leurs patients, notent plusieurs praticiens. Déplorant le manque d’actions concrètes du Cnom, Michaël Rochoy a choisi, pour sa part, de remplir les documents en faisant une croix sur la partie « résumé du passé médical ». « Je ne remplis pas les choses qui me paraissent illégales. Je réponds, je signe, je tamponne. Ce n’est pas bien, reconnaît-il. Mais je ne délivre aucun secret médical. C’est un peu comme si je m’engageais à ce que le patient n’ait pas d’autres antécédents. Ce qui est faux. C’est juste que je ne les révèle pas. » Lorsque les demandes deviennent incessantes et que l’indemnisation tarde, certains patients n’ont parfois pas d’autre choix que d’engager un véritable rapport de force avec l’assureur. C’est ce que conseille le Dr Richard Talbot lorsqu’il n’y a pas d’autre issue possible. « Habituellement, ça débloque tout, puisque les assurances savent parfaitement qu’elles ne sont pas dans leur droit, affirme le généraliste. Il y a quelques années, un patient diabétique décède un matin, probablement en raison de son diabète ou d’un infarctus. C’est moi qui ai signé le certificat de décès. Les assurances ont enquiquiné sa veuve pendant au moins un an et demi. Je leur ai renvoyé au moins trois fois mon courrier type indiquant que Monsieur X était bien mort à telle heure, tel jour, c’est-à-dire tout ce que le conseil de l’Ordre et la jurisprudence m’autorisent à leur dire, avec l’appui des textes. À la fin, j’ai dit à la veuve de consulter un avocat, et là, ils ont fini par payer. » Même constat pour le Dr Garrigou-Grandchamp. Dans l’affaire de l’assurance qui refusait de payer les ayants droit après le décès par suicide, le généraliste leur a conseillé de prendre un avocat : « La famille a été payée dans les dix jours qui ont suivi. » « Les assurances se permettent beaucoup moins de choses dès l’instant où il y a un avocat dans la boucle », confirme de son côté Me Élodie Bosseler, avocate spécialisée en droit de la santé et indemnisation du préjudice corporel et en droit pénal. Selon elle, la seule solution pour que cessent ces démarches serait que les médecins refusent « clairement » de signer, les assurances tentant de leur côté le tout pour le tout. Un avis que partage Richard Talbot : « Si la majorité des médecins ouvrent les yeux et se mettent à refuser de remplir ces papiers, les assureurs vont changer leur fusil d’épaule. Ils chercheront toujours un moyen de ne pas payer les sommes qu’ils doivent, mais ils trouveront une autre voie. » * Contacté, le parquet de Paris n’a pas été en mesure de nous confirmer cette information. Le procureur de Boulogne-sur-Mer n’a de son côté pas donné suite à notre demande.
« Le médecin traitant doit être très prudent par rapport à la divulgation de ces informations qui pourraient se retourner contre lui sur une notion éventuellement de violation du secret médical, même si le patient est, entre guillemets, d’accord pour transmettre ces informations. En pratique, un patient ne peut pas délier le médecin de cette obligation au secret », précise Nicolas Loubry, juriste. Ce dernier énumère trois types de plaintes possibles dans ces dossiers : une plainte ordinale devant le conseil de l’Ordre, une plainte civile « pour demander éventuellement des dommages et intérêts » ou une plainte pénale pour violation du secret professionnel avec des risques de peine d’amende. « Les peines de prison sont beaucoup plus rares », précise-t-il.
LA LOI KOUCHNER DE 2002
Selon le Dr Richard Talbot, les assureurs prétendent souvent que la loi Kouchner oblige le médecin à délivrer les informations demandées. Or la loi Kouchner n’indique à aucun moment une quelconque obligation du médecin à remplir, signer ou contresigner un certificat ou questionnaire de santé. Cette loi Kouchner du 4 mars 2002, relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé, stipule que le patient a le droit d’avoir accès à son dossier médical : « Toute personne a accès à l’ensemble des informations concernant sa santé détenues par des professionnels et établissements de santé, qui sont formalisées et ont contribué à l’élaboration et au suivi du diagnostic et du traitement ou d’une action de prévention, ou ont fait l’objet d’échanges écrits entre professionnels de santé, notamment des résultats d’examens, comptes rendus de consultation, d’intervention, d’exploration ou d’hospitalisation, des protocoles et prescriptions thérapeutiques mis en oeuvre, feuilles de surveillance, correspondances entre professionnels de santé, à l’exception des informations mentionnant qu’elles ont été recueillies auprès de tiers n’intervenant pas dans la prise en charge thérapeutique ou concernant un tel tiers. »
La loi instaure également la possibilité aux ayants droit d’avoir accès au dossier médical du défunt, dans certaines circonstances, « sauf volonté contraire exprimée par la personne avant son décès », peut-on lire à l’article L1110-4 du code de la santé publique. Toutefois, le médecin devra, au préalable, bien s’assurer de cette qualité d’ayant droit, de concubin ou de partenaire lié par un pacte civil de solidarité conformément aux articles L1110-4, L1111-7 et R1111-7 du code de la santé publique.
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