Achat de patientèle : "Nous pensions tous, à l'époque, récupérer cet investissement"

06/11/2019 Par Aveline Marques
C'est un temps que les moins de 20 ans ne peuvent pas connaître. Il y a quelques années, un jeune médecin devait presque toujours racheter la patientèle d'un ainé pour pouvoir s'installer. Pour débourser la "somme réglementaire", beaucoup ont dû prendre un crédit et travailler d'arrache-pied pour le rembourser. Un effort financier aujourd'hui réduit à néant pour ces généralistes.
 

"Je ne recherche pas les chiffres, car c'est trop déprimant…" Comme le Dr Isabelle Schaller, généraliste en Ile-de-France, vous avez été nombreux à répondre à l'appel d'Egora et à témoigner d'une époque révolue : celle où un jeune médecin devait souvent racheter la patientèle d'un confrère pour pouvoir s'installer. "A cette époque, il était possible également de créer sa patientèle et de nombreux confrères ont opté pour ce choix, rappelle le Dr Pierre Frances, généraliste à Banyuls-sur-Mer (Pyrénées-Orientales). Cependant, il fallait vivre une période de galère en acceptant des gardes durant les fêtes, en évitant de froisser les patients refoulés des autres cabinets… et tout cela, au final, pour vivre chichement deux à trois ans."   "C'était le passage imposé" A 30 ans, après quatre années passées à remplacer, le Dr Frances s'est décidé à sauter le pas et à racheter une patientèle. "Parmi les possibilités offertes, trois avaient retenu mon attention : une à 100 km de Paris avec la nécessité d’une gestion d’une propharmacie, une seconde sur Lorient, et la troisième là où j’exerce actuellement", raconte-t-il. Le jeune généraliste essuie deux refus : une situation impensable aujourd'hui pour les jeunes médecins, qui n'ont plus que l'embarras du choix. Mais en 1994, le rapport de force est inversé : "Mon prédécesseur m'a expliqué qu'il avait plusieurs candidats sur les rangs...

 mais j'étais le plus jeune, et il trouvait plus juste de me donner la possibilité de m'installer", se souvient-il. Le jeune médecin verse au jeune retraité (bénéficiaire du Mica) la "somme réglementaire à cette époque", soit "la moitié du chiffre d'affaires de l'année précédente". "En compensation, le médecin retraité devait céder son matériel (c'est d'ailleurs sur ce point que la somme était comptabilisée au niveau fiscal) et avait pour obligation de suivre le successeur durant une période de quelques semaines", précise le Dr Frances. L'effort financier n'est pas négligeable, mais le jeune médecin d'alors l'accepte sans broncher : "c'était le passage imposé".   "J'ai mangé de la vache enragée" Le Dr Schaller, quant à elle, a dû souscrire deux crédits : le premier pour racheter la patientèle en 1988 ; le second, trois ans plus tard, pour acheter une partie du local professionnel. "J'ai mangé de la vache enragée, comme on dit, avec les impôts à payer, car rien n'était déductible. Travail 12 heures par jour, garde de nuit et de week-end, se souvient-t-elle. J'ai survécu, mais je ne me suis pas enrichie." 350 000 francs. C'est la somme déboursée par le Dr Valérie Ganne, en 1997, pour son installation à Rouen. En euros constants, cela équivaut à 70340 euros. "J'ai fait un prêt sur 7 ans, capital non déduit des impôts… J'ai stoppé après 15 ans d'exercice en 2013 pour être salarié médecin conseil*. J'ai cherché un repreneur pendant un an à l'époque, nous n'étions plus que deux au cabinet. Personne n'a voulu reprendre malgré un CA assuré (mais secrétaire, loyer, charges…). Je donnais, je ne vendais pas", se désole-t-elle. Un sort partagé par nombre de lecteurs. "J'ai attendu deux ans, je ne demandais rien concernant 'la clientèle', j'espérais juste retirer quelques centaines d'euros pour...

le loyer d'un cabinet propre et spacieux complètement équipé, témoigne FCDOC. Alors j'ai opté pour une distribution suggérée vers les confrères alentour. Nous étions 17 médecins généralistes dans ce secteur, Ils sont 6 maintenant." "Bien évidemment, nous pensions tous à l'époque récupérer cet investissement, a priori sans aucun risque, et même fortement conseillé pour débuter, à notre départ à la retraite, souligne Bozboz. Qui, en 2019, avec le niveau de nos retraites, cracherait sur une demi-annuité de la moyenne du BNC de ses 3 dernières années d'activité ?".   "Cérémonie funèbre" Mais aujourd'hui, les généralistes s'estimeraient déjà heureux de trouver un successeur pour leurs patients. "Si je trouve quelqu'un pour reprendre la suite, gratuitement, je serai contente de ne pas laisser mes patients sans médecin", insiste le Dr Schaller. FCDOC, lui, a vécu son départ sans successeur comme une "cérémonie funèbre" : "Mes patients me serraient la main comme on présente ses condoléances." "Mes pauvres patients, ils tremblent déjà en suspectant ce qui va leur tomber dessus", renchérit Liberty8, qui lui avait opté pour la création de patientèle en 1984. "Je partirai en 2021, soit dans un an et demi. Je ne cèderai à personne. Personne ne reprendra des locaux locatifs avec deux dérogations handicap, un étage raide. J'ai donc acheté 0, fermeture soit valeur 0 en 2021, donc 0 de plus-value. Au moins, pas d'impôts à payer...", relève-t-il. Ce qui chagrine Bozboz, "ce n'est pas particulièrement le fait que je partirai comme tant de confrères et de consœurs sans revendre ma patientèle, c'est que symboliquement cela signifie que la médecine générale ne vaut plus rien", déplore-t-il. "La perte financière de notre investissement (le plus souvent emprunté) de départ, que la majorité d'entre nous avons ou allons subir, n'engendre que très peu d'articles, quasiment aucune prise de position des syndicats, comme s'il était honteux en médecine de voir la réalité en face, de constater et d'admettre que nos patientèles ne valent plus rien, que notre métier (financièrement) ne vaut plus rien !" "Heureusement que la médecine générale apporte des satisfactions autres que financières", philosophe le Dr Schaller. Et de conclure : "Je ne crois pas que nos politiciens se rendent compte de notre vie, de notre investissement."   *"Et je le dis ici, il existe des médecins conseils honnêtes, empathiques, qui aiment la médecine d'expertise, qui voient et examinent des patients et savent la difficulté actuelle de la médecine libérale", tient-elle à souligner.

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