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Ces cabinets de médecine générale qui utilisent l'intelligence artificielle : "Cela permet de se concentrer sur ce qui est pertinent"

Le groupe de cabinets de médecine générale Ipso santé développe, depuis ses débuts, il y a une dizaine d’années, des outils  informatiques "maison" pour améliorer le quotidien des professionnels de santé et la qualité des soins. Dont un outil de prévention 
reposant sur l’intelligence artificielle.

18/11/2024 Par Adrien Renaud
Reportage Intelligence artificielle
IA

Trop souvent, l’intelligence artificielle (IA) en santé est source de promesses mirobolantes mais sans lendemain : de la fin du cancer à la médecine ultra personnalisée, bon nombre d’entrepreneurs vendent du rêve aux investisseurs mais fournissent finalement peu d’avancées concrètes aux professionnels de santé et aux patients. C’est une approche radicalement différente qu’a choisie la société Ipso santé, jeune entreprise qui rassemble six cabinets de médecine générale à Paris et à Lyon… et qui compte également une équipe de développeurs qui a bâti un système d’information cousu main, adapté aux besoins spécifiques de ses professionnels de santé : médecins généralistes, infirmières et sages-femmes. Et au lieu de chercher à "révolutionner les prises en charge", comme peuvent le claironner certaines start-up du secteur, l’équipe s’est attaquée à un problème modeste mais très concret : les questions de prévention à poser en consultation de médecine générale.

Depuis deux ans, le réseau de cabinets médicaux a intégré de l’intelligence artificielle dans le logiciel utilisé par les médecins généralistes. "Nous restons assez basiques, nous n’allons pas entrer dans des problématiques telles que les large language models [technologie sur laquelle sont fondés des outils de type ChatGPT, NDLR], le speech to-text, l’interprétation automatique d’électrocardiogrammes…, avertit le Dr Nicolas de Chanaud, médecin généraliste au cabinet Ipso santé de la rue Saint-Martin dans le 10e arrondissement de Paris et associé de l’entreprise depuis sa création. L’outil se contente d’aller chercher certaines informations dans le dossier du patient pour vérifier qu’on n’a pas oublié d’aborder certains sujets à vérifier régulièrement, même si ce n’est pas le motif principal de consultation : interroger le patient sur sa consommation d’alcool, prendre sa tension artérielle…"

Concrètement, l’outil se présente comme un module au sein du logiciel utilisé par les professionnels de santé pour gérer le dossier patient : le soignant y note, en texte libre, ses observations concernant 15 paramètres de prévention, et le système va chercher ceux qui sont à jour et ceux qui ne le sont pas. "C’est du traitement du langage naturel, détaille Gabriel d’Yvoire, responsable informatique et recherche au sein d’Ipso santé. Au lieu de créer un nouveau champ et de demander aux gens d’entrer de la donnée structurée, on analyse les prises de notes." En d’autres termes, quand le professionnel entre certains mots-clés, l’outil peut savoir non seulement si la question de prévention a été posée mais aussi déterminer la date à laquelle elle a été posée, et se rappeler au bon souvenir du praticien quand l’information doit être mise à jour. En 2023, l’équipe d’Ipso santé affichait un taux de dépistage du cancer colorectal de 80%, et 94% pour celui du cancer de l’utérus. Des chiffres plus élevés que les taux à l’échelle nationale, assure-t-elle, en partie liés à l’utilisation de l’IA pour accompagner les médecins en consultation.

L’outil, tel qu’il se présente actuellement, est le fruit d’un long travail de développement. "C’est un travail de data scientist. Nous avons identifié les mots qui pouvaient être des marqueurs de tel ou tel paramètre de prévention, et nous avons transformé ces mots-clés en donnée structurée, développe Gabriel d’Yvoire. C’est un travail assez itératif, avec une première version testée sur quelques paramètres par quelques praticiens qui ont fait des retours, qui ont suggéré des modifications, des ajouts de paramètres, etc." Et aux yeux du développeur, cela représente environ une année de travail pour une équipe de cinq ou six personnes, même si, bien sûr, celles-ci n’étaient "pas à plein temps" sur ce sujet, ajoute-t-il.

Pour éviter d’exaspérer les professionnels utilisateurs, les développeurs ont pris soin de concevoir les rappels adressés aux praticiens de la façon la moins intrusive possible. Le critère qui doit être mis à jour apparaît simplement dans une couleur différente sur l’écran. Le logiciel indique également le nombre de critères qui sont à jour, et le nombre de ceux qui doivent être actualisés. "C’est assez incitatif, sourit Gabriel d’Yvoire. C’est une forme de gamification qui pousse les médecins à avoir le score le plus élevé possible."

Évidemment, l’outil "ne peut fonctionner que si on a de la donnée", et donc pour des patients suivis de manière régulière, reconnaît Nicolas de Chanaud. Il n’aura donc que peu d’intérêt pour les nouveaux patients, mais peut faire gagner au praticien un temps certain pour les autres. "Imaginons que je reçois un patient qui s’est foulé la cheville. Je gère son problème et s’il me reste quelques minutes en fin de consultation, je peux regarder les deux lignes qui apparaissent en couleur pour mettre le dossier à jour, illustre le médecin généraliste. Cela permet d’avoir la bonne information au bon moment, de se concentrer sur ce qui est pertinent, et cela évite d’avoir à aller chercher dans le dossier patient."

 

"C’est impressionnant parce qu’on a l’impression que le logiciel comprend ce qu’on veut faire"

Du point de vue des utilisateurs, les résultats semblent très satisfaisants. "C’est impressionnant parce qu’on a l’impression que le logiciel comprend ce qu’on veut faire, mais en réalité, cela reste très simple", estime Nicolas de Chanaud. Ce que confirment plusieurs professionnels de santé. "Quand mes patients arrivent en consultation, tout a été en général bien cadré avec le médecin, explique Lucie Uguen, infirmière en pratique avancée (IPA) au cabinet de la rue Saint-Martin (Paris). Mais ces critères de prévention me permettent souvent d’ancrer la discussion sur les modes de vie, par exemple." Par ailleurs, ajoute celle qui est habituée à la prise en charge des personnes âgées, l’outil lui rappelle les éléments à avoir en tête quand elle reçoit des patients avec lesquels elle est moins fréquemment en contact. "Je ne suis pas spécialiste de la santé de la femme, par exemple, et je ne vais pas forcément penser à demander la date de la dernière mammographie, du dernier frottis…, reconnaît l’IPA. L’outil m’aide à rappeler aux patientes qu’il faut prendre rendez-vous, le cas échéant."

Même son de cloche du côté du Dr Victorien Lahsen. "Le gros avantage, c’est que si on n’a pas besoin de l’information, elle ne vous saute pas aux yeux et ne vous dérange pas. En revanche, si on va la chercher, elle est facilement identifiable, remarque ce médecin généraliste installé dans le cabinet de la rue de Montreuil, dans le 11e arrondissement de Paris. En fonction du sexe de la personne, de son âge, on voit immédiatement le nombre de critères qui sont à jour, ceux qui ne le sont pas, etc." Et le praticien de constater que l’outil a un intérêt autant pour les patients que l’on voit de manière très régulière, "mais toujours pour le même motif" et pour lesquels on peut par exemple "oublier de mesurer la tension pendant un an", que pour les patients qu’on ne voit que de manière épisodique, que l’on peut plus facilement rappeler si l’on constate, "en relisant les dossiers hors consultation", qu’il est nécessaire de faire un point.

Comme la plupart des usagers de solutions informatiques, Lucie Uguen et Victorien Lahsen aimeraient en demander davantage à l’ordinateur. "Ce que j’aimerais, c’est qu’il puisse, par exemple, me rappeler d’évaluer l’autonomie des personnes lorsque c’est pertinent, avec un score comme l’IADL [Instrumental activities of daily living, NDLR]", suggère l’infirmière. "Ce qui serait bien, c’est que l’outil puisse aussi aller chercher ailleurs que dans la partie prévention, par exemple dans les résultats d’examen, imagine le médecin généraliste. Si j’ai réalisé, par exemple, le dépistage du cancer colorectal d’une patiente, mais que je n’ai pas entré les résultats dans la partie 'Prévention', l’IA ne va pas aller les retrouver… Mais cela va venir, on avance petit à petit et l’outil va s’améliorer."

Autre suggestion : Victorien Lahsen souhaiterait également, à terme, que le logiciel puisse analyser les prescriptions médicales, et notamment "envoyer des alertes en cas d’interaction médicamenteuse possible". Autant de développements qui peuvent être envisagés, même si tout n’est pas forcément possible à court terme, assure Nicolas de Chanaud. Car l’outil est évolutif. "On a déjà ajouté des critères, on en a enlevé aussi, explique le cofondateur d’Ipso santé. On avait, par exemple, enlevé la spirométrie pour la BPCO, mais on va la réinjecter parce qu’on va pouvoir structurer l’information non structurée qui se trouve dans les comptes-rendus PDF, et le logiciel va, par exemple, pouvoir comprendre de quand date la dernière spirométrie." Le même travail est d’ailleurs en cours pour les résultats de biologie, précise le médecin généraliste.

Pourquoi Ipso santé préfère-t-il développer ses propres outils informatiques y compris en utilisant des technologies comme l’intelligence artificielle que l’on pourrait penser être l’apanage de structures de taille bien plus importante, au lieu d’utiliser les outils déjà disponibles sur le marché ? "C’est vrai que cela nous coûte beaucoup d’argent et cela représente beaucoup de travail : nous avons huit développeurs pour cinq cabinets, et on peut légitimement se poser la question", s’amuse Nicolas de Chanaud. Et pour comprendre la réponse, il faut d’abord entrer un peu dans la mécanique interne du modèle économique du réseau de cabinets médicaux, assure-t-il. 

"Aujourd’hui, l’entreprise salarie toutes les fonctions support, le matériel, les développeurs, etc., via un pourcentage du chiffre d’affaires de chaque cabinet, détaille le praticien. Ce pourcentage est assez élevé, plus élevé en tout cas que si on externalisait certaines choses vers des entreprises comme Doctolib ou autres." Mais, d’après lui, cette particularité s’explique par plusieurs facteurs. Tout d’abord, Ipso santé est appelé à grandir, avec plusieurs ouvertures de cabinets prévues dans les mois à venir dans différentes villes sur l’ensemble du territoire. Les coûts de développement seront donc prochainement amortis sur davantage de cabinets. Par ailleurs, ce mode de fonctionnement fait partie de son ADN, où "tous les praticiens sont des associés, il n’y a pas le médecin d’un côté, l’entreprise de l’autre", ajoute Nicolas de Chanaud. Les professionnels qui s’engagent dans cette démarche ont donc fait le choix d’un mode d’exercice qui leur permet de pouvoir utiliser des outils développés spécifiquement pour leurs besoins.

Et c’est peut-être là l’autre clé de compréhension de la démarche d’Ipso santé. "À ma connaissance, il n’y a pas d’outil équivalent à celui que nous avons développé pour la prévention", assure son cofondateur. "Je pense que les éditeurs de logiciels médicaux qui existent sur le marché sont un peu loin du terrain, tacle, de son côté, Gabriel d’Yvoire. Notre travail s’apparente à de l’horlogerie suisse, nous optimisons notre organisation grâce à une grande proximité entre les praticiens et les équipes de développement."

D’ailleurs, Nicolas de Chanaud l’assure : si des solutions répondant aux critères exigeants des professionnels de santé de l’équipe existaient sur le marché, l’entreprise les utiliserait. "Mais ce n’est pas le cas, sans compter que dans certaines situations, nous préférons faire les choses nous-mêmes de toute façon, soit pour des raisons stratégiques, soit pour des raisons de sécurité des données", ajoute-t-il.

 

"Nous voulons garder une indépendance totale vis-à-vis des cliniques ou encore des laboratoires"

Reste qu’avec cette stratégie, Ipso santé navigue sur une étroite ligne de crête, car le risque est d’avoir à se conformer à de lourdes obligations réglementaires. "On ne veut surtout pas tomber dans la réglementation sur les dispositifs médicaux", explique Nicolas de Chanaud. En effet, les dispositifs médicaux, dont font partie certains logiciels médicaux, doivent obligatoirement obtenir le fameux marquage CE, ce qui suppose d’avoir à constituer d’épais dossiers pour prouver la conformité de la solution, d’être évalué par un organisme notifié… C’est pourquoi l’outil développé par Ipso santé "ne prend aucune décision, ne fait aucune action tout seul et se contente de mettre une valeur en surbrillance", insiste le généraliste. Au praticien, ensuite, de prendre les décisions… et d’en assumer les responsabilités.

Mais cette approche modeste est-elle tenable sur la durée ? Ipso santé a, glissent ses fondateurs, été approché par des groupes privés pour savoir si ses outils étaient transposables dans d’autres entités. "Nous ne l’avons pas fait, nous voulons garder une indépendance totale vis-à-vis des cliniques ou encore des laboratoires", affirme Nicolas de Chanaud. Tout n’est cependant pas fermé, et ce dernier fait notamment état de discussions avec la Fédération des centres de santé qui auraient pu aboutir. Mais ces pourparlers ont été victimes de "blocages administratifs et politiques", regrette-t-il, notamment parce que bon nombre de décisions dans les centres de santé doivent être prises par les communes, qui peuvent avoir leur propre logique en termes d’achats…

Aujourd’hui, l’intelligence artificielle en médecine reste "prometteuse", assure Ipso santé. Car avant même le travail de diagnostic, elle pourrait avoir des utilisations plus modestes mais tout aussi utiles, comme synthétiser des dossiers patients ou rédiger des courriers d’adressage. Le réseau travaille également sur d’autres projets accompagnés par l’IA : "L’idée est de faciliter et de fiabiliser le travail des assistants médicaux, notamment avec un enjeu de classement automatique des documents reçus à l’accueil…", détaille Gabriel d’Yvoire. Avec toujours cet objectif d’alléger la charge administrative et de dégager du temps médical.

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