L’intelligence artificielle a déjà bouleversé nos vies. En médecine, en particulier, elle constitue un outil extraordinaire au service des praticiens et des patients, qui a le potentiel de sauver de nombreuses vies. Mais les enjeux et les risques sont multiples et sources de nombreuses inquiétudes, comme l’a détaillé au cours de la séance plénière des Journées nationales de médecine générale (12-13 octobre 2023), le Pr Jean-Emmanuel Bibault, médecin radiothérapeute à l’hôpital européen Georges Pompidou, à Paris.
Si l’intelligence artificielle (IA) a récemment connu un essor majeur, du fait de la croissance de la numérisation des informations médicales, et de l’évolution des capacités de traitement des algorithmes, son implication en médecine remonte à la fin des années 1960 et "les années 1970 ont été témoins des premières avancées tangibles en matière d’IA médicale", rappelle le Pr Bibault, notamment en chimie organique et en biomédecine. Puis, les premières applications médicales concrètes ont eu lieu concernant des conseils pour l’utilisation d’antibiotiques, le diagnostic et le traitement du glaucome, ou encore en médecine interne.
Un outil "transformateur"
Avec l’évolution rapide des technologies, l’IA offre déjà actuellement des avancées majeures dans le domaine médical. Cela concerne l’aide au diagnostic, à la décision, ou encore la prédiction de maladies et la médecine personnalisée, mais aussi la découverte des médicaments et la télémédecine. Les apports diagnostiques concernent particulièrement l’oncologie. Ainsi, par exemple, elle permet d’identifier des cancers pulmonaires à partir de scanners, des mélanomes à partir de photos, ou encore des cancers du sein, en divisant par deux, le temps nécessaire à la lecture de mammographies. D’autres applications sont aussi constatées pour le diagnostic d’anomalies pulmonaires sur radiographies, de rétinopathie diabétique à partir de l’analyse des fonds d’œil, ou encore pour la prise en charge des AVC.
L’IA est par ailleurs capable d’analyser des informations génomiques et d’autres données médicales permettant de prédire le risque de rechute d’un cancer, ou l’efficacité d’un traitement. C’est le cas, en particulier pour le cancer de la prostate, où une IA est capable de prédire les risques de décès - et donc l’utilité d’un traitement -, en prenant en compte plusieurs paramètres du patient.
A l’avenir, on peut même envisager que l’IA soit couplée à la robotisation pour pouvoir réaliser les interventions chirurgicales les plus simples. Des programmes de reconnaissance des instruments et gestes chirurgicaux sur vidéos sont déjà en cours.
Dans le domaine de la recherche, la place de l’IA est aussi importante. Elle permet d’anticiper l’efficacité d’une molécule, avant même les tests en laboratoire, contribuant à une meilleure évaluation du potentiel d’une molécule par les entreprises, et ainsi, un accès plus rapide à de nouveaux traitements.
Enfin, l’IA a logiquement tout sa place en télémédecine, et pourrait aider à lutter contre les déserts médicaux et à favoriser l’accès aux soins. "Récemment, il a été démontré que ChatGPT pouvait diagnostiquer 85 % des maladies d’un ensemble donné, tandis que les médecins n’en identifiaient que 65 %", indique le Pr Bibault. Pour ce spécialiste, "l’IA s’avère un outil transformateur dans le domaine médical, offrant des avancées majeures en matière de diagnostic, de traitement et de gestion des patients". Toutefois, "elle soulève des défis éthiques, techniques et cliniques qui nécessitent une attention rigoureuse".
Des limites
La question de la fiabilité des données est majeure. Or "l’efficacité de l’IA dépend grandement de la qualité des données avec lesquelles elle est créée. Si les jeux de données ne reflètent pas fidèlement la population ou comportent des anomalies, les conclusions de l’IA peuvent être erronées", souligne ainsi le Pr Bibault. Dans le cas de la détection du mélanome, par exemple, l’IA s’est révélée peu performante sur les peaux foncées, du fait de leur faible représentation dans les données initiales. Autre exemple, certains algorithmes développés aux Etats-Unis pourraient ne pas être efficaces sur des populations européennes.
La sécurité des données est un autre enjeu. Du fait de leur volume, elles constituent en effet un poids économique majeur ; et il existe un réel risque de fuite. "Si ces informations sont capturées par des individus malintentionnés, elles pourraient servir à des fins néfastes, comme l’usurpation d’identité ou la discrimination", détaille le Pr Bibault. Les dérives peuvent être nombreuses (estimation des préférences sexuelles sur analyse d’un visage, lecture des pensées d’une personne etc.).
La question de la responsabilité se pose aussi. Et à ce niveau, "la législation actuelle ne fournit pas de réponse tranchée", considère le spécialiste.
Un outil complémentaire pour les médecins
Sur le plan médical, la place croissante de l’IA est donc une réalité. Toute la question est de savoir comment les médecins vont se l’approprier. La peur d’une "déshumanisation des soins" est réelle. Cependant, en pratique, il est plus probable que l’IA vienne constituer un outil complémentaire aux médecins, sans s’y substituer, en particulier pour les tâches très techniques et fastidieuses ; ce qui les renforcerait, au contraire, pour la dimension humaine de la profession. En outre, une vigilance particulière doit être apportée aux risques d’accroissement des inégalités de santé entre les personnes qui pourront bénéficier de l’IA et les autres.
Il est donc impératif que les médecins soient formés à cette technologie - en particulier à reconnaitre les qualités d’un modèle d’IA. Ils doivent s’approprier ce nouvel outil, ne serait-ce que parce qu’ils sont les seuls à avoir prêté le serment d’Hippocrate, et donc à intégrer la notion de "bonne pratique". "La collaboration entre professionnels de santé, chercheurs en IA et décideurs est essentielle pour garantir une intégration responsable et efficace de l’IA en médecine, afin d’optimiser les soins tout en préservant la confiance et la sécurité des patients", conclut le Pr Bibault.
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