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Soirées d'intégration en médecine : le bizutage a-t-il vraiment disparu ?

Début septembre, le procès de trois étudiants accusés de bizutage et complicité de bizutage suite à la mort en juillet 2021 d’un étudiant en deuxième année à Lille, a remis sur le devant de la scène les dérapages et excès bien connus des soirées d’intégration en médecine. Mais derrière l’omerta et les secrets bien gardés des carabins, le bizutage perdure-t-il réellement ?

02/10/2024 Par Pauline Bluteau
Enquête
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"On imagine souvent que les soirées d’intégration en médecine, c’est de l’alcool pendant une semaine. Mais pas du tout : on a des soirées, c’est vrai, mais aussi des sorties bowling, roller, patinoire, jeu de piste, Cluedo géant, randonnée, film-pop corn, etc. et tout se passe très bien !", énumère Lucie*, externe en médecine à Nice. Plutôt introvertie et timide, l’étudiante se souvient avoir appréhendé son arrivée en deuxième année de médecine. "Je ne me droguais pas, je ne fumais pas, je buvais peu et je n’avais pas envie de changer ma façon d’être pour mes études. Mais j’avais quand même envie de m’intégrer. Quand on m’a proposé de me déguiser en gode géant pour une soirée, j’ai refusé et on ne m’a pas discriminée pour autant." Lucie l’assure, elle n’a subi aucun bizutage. "On se met beaucoup de pression en deuxième année pour être accepté et se faire des amis. J’ai été agréablement surprise, je pense que les mentalités ont changé."

Les témoignages comme celui de Lucie, il en existe beaucoup. La plupart des étudiants en médecine interrogés au sujet de leur intégration en deuxième année évoquent de simples jeux entre deuxième et troisième années. À Montpellier, les défis à relever sont même "un peu sérieux", détaille Elie Ghattas, étudiant en quatrième année de médecine, vice-doyen étudiant de la faculté et président de l’ADEMMOOS, l'association des étudiants. "Pendant une semaine, les étudiants travaillent en petits groupes pour présenter des événements par exemple, expliquer la réforme du deuxième cycle. En même temps, il y a quelques animations placées, cette année, sous le signe des films Disney : on a des chars, des déguisements et des jeux type tir à la corde. Le dernier jour, les deuxième année choisissent leur parrain-marraine."

On est donc loin des soirées "trash" et "controversées", comme l’affirme aussi Hugo*, lecteur anonyme d’Egora et dont l’intégration s’est déroulée en 2019. L’étudiant affirme avoir "très bien vécu" sa soirée, assez "encadrée" à son goût. "Je pense que cela peut être sympathique de parfois parler de la possibilité de réaliser des intégrations de manière responsable pour tous."

"On fait tout pour qu’il n’y ait pas d’abus"

Des soirées qui se déroulent sans encombre, les associations étudiantes, aussi appelées "corpos" de médecine, organisatrices des événements d’intégration, y tiennent. "Le but est de rencontrer la promotion du dessus et de connaître l’histoire de la faculté de médecine, explique Elie Ghattas à Montpellier. C’est important pour nous d’organiser différents événements susceptibles de plaire à tous. On insiste pour que tout soit réglementé et qu’il n’y ait pas de discriminations vis-à-vis de ceux qui ne participent pas. On veut avant tout des promos soudées !"

À Limoges, l’ACE2MPL l’affiche même clairement sur son site Internet : "Le bizutage est interdit par la loi [voir encadré], il est donc interdit lors du WEI. Dans le cas où un petit malin s’adonnerait à ce jeu, les sanctions seront lourdes." Thomas Tesseyre, président de l’association le confirme : lors du "week-end de cohésion", il n’y a "aucune obligation". Avant le week-end, chaque étudiant liste ses limites comme ne pas toucher à ses cheveux, ne pas consommer d’alcool, ne pas se déguiser… Une liste que le parrain de l’étudiant connaît lui aussi. "Ensuite, on a un service de sécurité, de secours, nous ne servons pas d’alcool licence IV donc ça se limite à de la bière et du vin. On fait tout pour qu’il n’y ait pas d’abus mais avec 400 personnes à gérer, c’est parfois difficile", admet-il.

Pour gérer ce type d’événements, l’Association nationale des étudiants en médecine de France (Anemf) -dont dépendent souvent les corpos- a plusieurs préconisations. "Dans la majorité des universités, les associations organisent des amphis de prévention pré-WEI pour parler des risques", détaille l’association. L’association propose aussi des formations au sujet des discriminations, des violences sexistes et sexuelles et du bizutage. "Les personnes formées sont les ‘trusted people’. Elles sont capables de réagir face à des étudiants en situation de détresse. Dans les fêtes, on les reconnaît à leur diadème, des ailes de fée, un brassard… Ils ont aussi un numéro de téléphone pour recevoir des appels plus anonymes si besoin."

Des week-end d’intégration dans le viseur

Résultat, "on est à 1.000 lieux de ce que l’on entend parfois sur les soirées en médecine", proteste Léonie Gastrin, étudiante en troisième année de médecine et élue étudiante à l’université de Bretagne Occidentale à Brest. Pourtant, lorsque l’on interroge les doyens, tous restent sur leur garde. "Aucun doyen n’est tranquille, on est tous préoccupés par ce processus d’intégration", avance le Pr Olivier Palombi, doyen de la faculté de médecine de l’Université Grenoble Alpes. Lorsqu’on lui téléphone, le week-end d’intégration de ses étudiants s’est terminé la veille. "J’avais de l’appréhension pour ce week-end parce qu’ils étaient en dehors de la fac, dans un camping en Ardèche et parce qu’on est au courant de rien. Mais pour l’instant, je n’ai eu aucun retour", confie le doyen.

L’affaire lilloise est encore dans l’esprit de certains doyens. Recensant ces dernières années pas moins de deux décès, trois blessés graves et deux dénonciations de viols survenus dans le cadre d'événements d'intégration à la fac de médecine de Lille, un rapport de l’Inspection générale de l'Education, du Sport et de la Recherche (IGESR) pointe les défaillances de l’université et la responsabilité du doyen de l'UFR médecine, le Pr Marc Hazzan, qui devra d'ailleurs être entendu par le tribunal de Lille en février prochain sur la mort de Simon Guermonprez. "C’est très difficile ce qu’il se passe à Lille, plaide le Pr Benoit Veber, président de la Conférence des doyens de médecine et également doyen à l’université de Rouen Normandie. Ces soirées ne sont pas cautionnées par les universités mais comment les interdire ? On prévient nos étudiants mais on ne peut pas les empêcher, nos moyens d’action sont limités."

"Nous n'avons pas à les autoriser ou non"

Car les craintes des universités vont bien au-delà du bizutage, déjà interdit depuis 1998. Ce sont bien les festivités en elles-mêmes qui posent problème. À Rouen, le doyen s’assure que le WEI soit sécurisé. "On préconise d’éviter les lieux où il y a des plans d’eau, même de 30 cm, à cause des noyades, on leur demande de mettre en place des zones sécurisées pour les jeunes femmes… Mais encore faut-il que les organisateurs viennent nous en parler en amont !", constate Benoit Veber.

Dialoguer, prévenir, informer : ce serait les seules cartes que les doyens ont entre leurs mains pour que les événements festifs se déroulent dans de bonnes conditions. "Les WEI – que les étudiants préfèrent appeler rencontres inter-promotionnelles, je crois qu’ils y tiennent -, se déroulent en dehors de la fac. Aussi, nous n’avons pas à les autoriser ou non, explique la Pre Françoise Botterel, vice-doyenne de la faculté de santé à l’Université Paris-Est-Créteil. En revanche, tous les étudiants qui y participent signent une charte pour confirmer qu’il n’y aura pas de débordements. Et le doyen reçoit les organisateurs pour discuter de certains éléments (alcool, substances psycho-actives, violences sexistes et sexuelles, soumission chimique…). On parle aussi du bizutage pour rappeler que c’est interdit. Mais comme on n’est pas sur place, on ne sait pas ce qu’il s’y passe vraiment."

Le bizutage, une définition large

L'article Article 225-16-1, modifié par la loi du 27 janvier 2017 relative à l'égalité et à la citoyenneté, évoque le bizutage en ces termes : "Hors les cas de violences, de menaces ou d'atteintes sexuelles, le fait pour une personne d'amener autrui, contre son gré ou non, à subir ou à commettre des actes humiliants ou dégradants ou à consommer de l'alcool de manière excessive, lors de manifestations ou de réunions liées aux milieux scolaire, sportif et socio-éducatif est puni de six mois d'emprisonnement et de 7 500 euros d'amende".

À Grenoble, Olivier Palombi a eu du mal à se laisser convaincre par l’association étudiante organisatrice du WEI. "Je crois qu’ils ont tardé à venir m’en parler parce qu’ils avaient peur que je l’interdise." Une décision que l’université de Grenoble avait déjà prise à l’encontre des étudiants en kiné après que deux d’entre eux soient arrivés "à poils dans l’amphi". En médecine, l’intégration des 250 étudiants en deuxième année dure une semaine et est basée sur le volontariat. "Ils réalisent des gages par groupe. Certains se mettent dans la compétition et d’autre sont plus pépères. Les étudiants peuvent changer de groupe en fonction de l’ambiance", précise le doyen. S’habiller en tenue de soirée pour aller en cours, se raser les cheveux, faire un shampoing à la crème fraîche… Autant de défis qui ne doivent pas perturber les cours. La semaine se termine par l’événement tant attendu, le WEI. "Je me suis assuré que les organisateurs avaient tous suivi une formation de l’université sur la prévention, j’ai rédigé une lettre ouverte soutenant l’intégration à condition qu’elle respecte les individus et nous avons organisé un cours d’1h30 autour de la prévention pour les deuxième année. Je ne vois pas comment on peut faire mieux", estime le doyen grenoblois.

"Les deuxième année ont dû embrasser un rat mort"

Mais les dérapages ne sont jamais loin. Dans certaines universités, plusieurs commissions disciplinaires sont organisées à la suite de débordements, constate l’Anemf. "Certains actes ne sont plus d’actualité, les mentalités ont changé, les soirées en médecine sont plus safe. Mais je mentirais en disant qu’il n’y a plus de bizutage parce qu’il en restera toujours une forme avec des personnes qui n’en ont pas conscience. C’est pour cela qu’il faut continuer à faire de la prévention", appuie une membre du bureau national. Une association étudiante le confirme aussi : "Le bizutage a l’air d’exister dans certaines facs, on en entend parler".

Justine*, étudiante en médecine à Amiens, est même plus directe : "Le bizutage ? Ce serait faux de dire qu’il n’y en a pas !" Pour l’étudiante, sa faculté est même "connue pour ça". "Je ne voulais pas participer au WEI parce qu’on me disait que c’était un baisodrome et une beuverie. Je n’y suis pas allée et j’ai bien fait : les deuxième année ont dû embrasser un rat mort, se mettre à quatre pattes pour se faire balancer du poisson, aller chercher un pin’s avec sa bouche dans un seau à vomi… C’est choquant."

Beuveries et "vomi tactique"

Lors des WEI, sont aussi parfois conviés les confréries et les faluchards, plus connus pour organiser ces bizutages. Lors de sa deuxième année de médecine en région parisienne, Noé* découvre l’existence de la chasse aux pin’s. "Pendant le week-end, il faut récupérer le plus de pin’s et selon les associations, il y a des défis plus durs que d’autres. Par exemple : tenir une conversation en espagnol, quand on est bourré, c’est drôle mais c’était aussi lécher le sol, lécher des tétons. Bon, moi j’étais pas très pin’s", admet l’étudiant, désormais interne. Noé a aussi fait l’expérience du trashage : recevoir des "trucs dégueux comme des œufs, du poisson pourri, de la sauce tomate, de la farine" avant de se jeter dans un bain de mousse.

À Brest, rien de tout ça au programme. Pour autant, la présidente de la corporation des étudiants en médecine le confirme, "on reste des étudiants, on a envie de faire la fête et oui, il y a de l’alcool, beaucoup de musique, on danse beaucoup et on dort peu. Certains ne font que boire mais c’est vraiment une minorité. L’important, c’est que personne ne soit forcé." Mais certaines associations étudiantes vont plus loin en vantant la profusion d’alcool lors de ces événements d’intégration : "fumée illimitée", "thé aromatisé pour stimuler ton palais", "le monstrueux Kraken" ou encore la "Vodka Nesquik" au petit déjeuner lors du Bob MarWEI de Toulouse dont les publications sur les réseaux sociaux sont publiques. "C’est le moment de nous montrer que vous savez boire sans finir en PLS sur le trottoir", encourage l’association. Pendant son intégration, Noé se souvient d’ailleurs avoir appris la notion de "vomi tactique", "une technique sombre pour se faire vomir et reboire juste après".

"Il n'y a pas de gentil bizutage"

Mais selon l’étudiant francilien, son intégration n’avait "rien de méchant" et était même "bon enfant". Un bizutage qui ne dit pas son nom, c’est ce que déplore l’enquête sur les événements d’intégration publiée par l’Observatoire des violences sexistes et sexuelles dans l’enseignement supérieur le 16 septembre. Si 11 % des étudiants parlent de bizutage, ils sont aussi 19 % à estimer que forcer une personne à participer à des activités n’est pas considéré comme du bizutage. "Il n’y a pas de gentil bizutage car le principe même du bizutage est fondé sur les rapports de pouvoir et l’humiliation", appuie le rapport.

Certains étudiants se cachent aussi derrière la notion d’esprit carabin pour relativiser ces événements d’intégration. "Comme ce n’est pas évident d’être confronté à des tabous comme la mort ou la nudité, les étudiants ont un certain nombre de pratiques et de comportements qui permettent de lâcher la pression. Se rattacher à des coutumes et des traditions qui datent du début du 19e siècle est mis en avant pour légitimer ces comportements excessifs, analyse la Dre Emmanuelle Godeau, médecin de santé publique et enseignante-chercheuse à l’EHESP, qui rédigé une thèse d’anthropologie sur la formation coutumière et la construction symbolique des étudiants en médecine. Sauf que la société a évolué, les études de médecine se sont féminisées, la tolérance à l’égard du sexisme et du patriarcat a diminué et ces agissements finissent par tomber sous le coup de la loi. Cela ne peut plus rester secret désormais." Selon elle, se débarrasser de ces coutumes prend du temps parce qu’elles continuent à être défendues par les anciennes générations sous prétexte d’un esprit de corps. "Sortir ces jeunes de leur cocon familial douillet alors qu'ils abordent des études difficiles leur est indispensable, surtout maintenant que l'apprentissage de la médecine par compagnonnage a disparu dans nos CHU", défend ainsi un lecteur d'Egora en réponse à notre sondage. Sur les 147 professionnels de santé répondants, 53% jugent que les soirées d'intégration en médecine ne sont pas un problème.

Peu de voix s’élèvent encore pour parler du bizutage en médecine. De quoi attiser les soupçons vis-à-vis des soirées d’intégration, en général. "La société a une vision idéalisée du médecin et n’admet pas qu’il puisse déraper alors qu’on sait qu’il y a des comportements débridés depuis des années. Mais attention, avoir son jardin secret ne veut pas forcément dire que c’est malsain", persuade Olivier Palombi. "On a tous conscience que ces événements sont critiqués et on n’a pas envie que la presse déforme nos propos. Mais honnêtement, on n’a rien à cacher", s’avise l’Anemf. "C’est un peu une ambiance de secte le WEI donc on ne dit rien", poursuit Noé. "Je pense aussi que certains ont honte de ce qu’ils font et ne préfèrent pas en parler, estime Justine. Si j’ai accepté de parler c’est parce que je voulais aussi montrer qu’on pouvait s’intégrer sans passer par ces soirées et que finalement, ceux qui sont dans ces excès ne sont qu’une minorité."

 

*Les prénoms ont été modifiés pour préserver l’anonymat.

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