"Nous sommes devenus la poubelle de la médecine de ville" : 24 heures en "enfer" avec une urgentiste

03/12/2021 Par Dr Mathilde Winter
Urgences
Après une éprouvante garde aux urgences, le Dr Mathilde Winter, urgentiste dans le Vaucluse a eu besoin de coucher sur le papier ces 24 heures d'"enfer". Passionnée par son métier, la praticienne y décrit la lassitude et le désespoir d'exercer un métier qui a perdu sa reconnaissance et qui devient de plus en plus pénible à exercer, faute de moyens et de personnel.

"J’arrive en garde un samedi matin. En entrant dans le service, je sens déjà que la garde va être compliquée. Je vois des brancards partout dans les couloirs, des personnes en attente sur des chaises… J'entends une sorte de brouhaha entre les gémissements des personnes âgées dans des lits, les bips des scopes, les pas des infirmières qui essayent de faire le tour des constantes de toutes ces personnes qu’il faut surveiller en plus des nouvelles arrivées, à qui il faut faire des bilans, des pansements, des soins... Je me dirige dans le bureau médical et mon impression était bonne, le tableau est plein. Plus d’une vingtaine de personnes sont présentes dans l’enceinte des urgences et certaines sont là depuis plus de 48h (le record, 50h de présence dans les urgences...). Un instant, j'ai l’envie furtive de repartir, de tout laisser et de rentrer chez moi car je sais que les prochaines 24h vont être éprouvantes... Mon impression se confirme au fil de la journée. Il y a d’abord la relève de tous ces patients de la veille ou même parfois de l’avant-veille qu’il faut réévaluer, orienter et surtout pour qui médicalement rien n’est plus à faire mais qui stagnent dans les urgences par manque de place dans les services. La matinée passe finalement vite car rien que le fait de gérer ces patients-là prend un temps fou. Il faut faire le tour des lits de l’hôpital, essayer dans d’autres structures, appeler l’administrateur de garde car à 13h, les sorties des étages sont faites, les lits déjà pris et l’UHCD déjà pleine... De moins en moins de "vraies urgences" On m’explique que l’on va mettre l’hôpital en « tension », j’appelle le Centre 15 en leur disant d’essayer de détourner les entrées vers d’autres urgences mais le constat est le même partout, toutes les urgences de la région sont dans le même état que nous. Et puis « mazel tov » l’administrateur me rappelle pour me dire qu’il a réussi à libérer...UN lit en HDJ de gériatrie...UN lit alors que j’ai déjà une dizaine de personnes encore à hospitaliser dans les urgences et que je ne compte pas celles qui continuent d’arriver car il n’est QUE 13h...

Arrivent une femme en état d’acidocétose diabétique très grave puis un patient en détresse respiratoire qu’il faut intuber... Deux transferts en réanimation avec une équipe d’Avignon qui vient les chercher l’un pour la réa d’Avignon et l’autre pour Salon de Provence...Un état d’alerte maximum pour les équipes déjà sous tension mais au moins, enfin des « vraies » urgences noyées dans un flot incessant d’entrées pour des motifs qui ne relèvent pas de « l’urgence ». Le sentiment retrouvé de se sentir « utile », d’avoir si ce n’est sauvé une vie, au moins lui avoir donné toutes ses chances de s’en sortir. Ce sentiment on le perd de plus en plus en tant qu’urgentiste, un métier qui a changé, des compétences qu’on a acquises mais qui ne nous servent plus car on gère de moins en moins de « vraies » urgences au profit de consultations de médecine de ville voire moins... Poubelle de la médecine de ville Les urgences sont devenues la poubelle de la médecine de ville car les gens qui ne trouvent plus de médecins généralistes viennent se faire examiner ici. Il y a aussi d'autres spécialités qui, quand quelque chose ne va pas ou pour avoir accès au plateau technique nous renvoient leurs patients. Il y a des familles qui ne gèrent plus leurs anciens à domicile et sans avoir de place dans des structures de repos, se « déchargent » en les envoyant aux urgences. Bref nous sommes les seuls spécialistes à ne pas « choisir » nos patients. Nous ne pouvons pas les renvoyer, difficilement les réorienter alors il faut les voir, les examiner même si leur motif de venue n’a rien « d’urgent »... Vers 16h, la tête dans les dossiers, je me dis qu’il est peut-être temps de manger quelque chose; je vais me poser dans l’office (sans fenêtre, d’une tristesse sans nom...) et j’essaye de capter des informations sur mon téléphone mais je galère car on n’a pas de réseau... Je décide de sortir plutôt dehors prendre un peu l’air et je me rends compte qu’il fait déjà nuit et que je n’ai pas vu la lumière du soleil de toute la journée. J’appelle mes enfants, prends de leur nouvelles, les larmes aux bords de yeux. Qu’est-ce que je fais là, pourquoi ne suis-je pas avec eux à profiter de cette journée qui était si ensoleillée parait-il ?  Pourquoi je m’inflige ça, de travailler un week-end, de me faire lyncher par les patients qui (d’après eux !) ont trop attendu, par ce sentiment d’impuissance face à un flux d’entrées incessant. "Elle avait la bouche desséchée" : Une femme de 96 ans attend 30 heures aux urgences d’un hôpital Je me surprends à penser à tous les gens qui expérimentent un tsunami et ce sentiment de voir arriver une vague qui va vous engloutir sans rien pouvoir faire... Je me décide à retourner dans cet « enfer » de bruit, de sueurs, de larmes et de souffrance...Ah le SMUR sonne mais j’ai tellement de dossiers à gérer que je laisse mon collègue y aller, bon c’est une fin de vie en maison de retraite, rien de très « stimulant ».

Pendant son temps d’absence, je reste donc maitresse à bord des urgences et donc seule à devoir gérer et tenir le bateau hors de l’eau. Les infirmières viennent me voir, rien n’avance plus, plus de boxes pour examiner les patients, même plus de brancards, on fait comment pour accueillir les gens qui continuent d’arriver par vague de VSAV* ou d’ambulances...

A 17h, je rappelle le Centre 15 pour dire qu’on est sous l’eau et là...j’apprends que les urgences de Cavaillon ferment cette nuit...par manque de médecin...et donc que le calvaire va s’intensifier...la sentence ne tarde pas, à 17h01 alors que les urgences de Cavaillon fermaient officiellement à partir de 22h, j’ai déjà trois entrées à l’accueil : une douleur thoracique, une suspicion d’embolie pulmonaire et une rectorragie...bref des patients « lourds » à prendre en charge... Comment faire, on va les entasser... Mon collègue revient, il a pu « éviter » une entrée en laissant la personne âgée dans la maison de retraite qui décédera plus tard là-bas et pas heureusement sur un brancard des urgences... La journée se termine et on arrive à trouver des lits par ci, par là, les chirurgiens jouent le jeu dans la clinique en face et nous prennent un ou deux patients même s’ils ne relèvent pas de la chirurgie au sens propre... A minuit, on va se poser un peu mais la faim n’est pas là, il est trop tard l’estomac ne suit plus ce rythme et je sais que demain j’aurais mal au ventre. Les nuits restent très peu physiologiques, on piétine toute la journée, on ne se pose pas vraiment, on mange à des horaires improbables et on ne se couche pas vraiment ou très peu donc pas le temps de digérer, toujours en alerte et avec un seuil de stress maximal. Les conditions de travail sont de plus en plus difficiles La nuit est bien entamée et on décide quand même de couper avec mon collègue. Je vais me poser en premier et je fais mon lit mais je n’ai pas le courage de me déshabiller. Je garde mon pantalon et enlève juste mes chaussettes. Je devais avoir un pressentiment car je suis réveillée avant qu’il soit l’heure de ma reprise par les infirmières. Mon collègue est sorti en SMUR et une patiente ne va pas bien au déchoc. Je remets donc mes chaussettes et mes chaussures et je me passe un peu d’eau sur le visage pour me réveiller. Au déchoc en effet la patiente ne va pas bien, elle fait une crise d’asthme grave. Je lui branche la VNI pour l’aider à respirer. Mon collègue revient de son SMUR et d’un commun accord, on décide de l’intuber car elle s’épuise et on sent qu'elle va bientôt s’arrêter de respirer... allez on s’y remet, une décharge d’adrénaline à 5h du matin...On rappelle le 15 qui nous trouve une place en réa de nouveau à Salon. L’équipe d’Avignon arrive pour faire le transfert à 6h du matin, eux non plus n’ont pas dormi de la nuit et ont été sur la route toute la nuit...On se regarde, pas besoin de mots, on se comprend, on sait que les conditions de travail sont de plus en plus difficiles. Les gens s’arrêtent tour à tour et donc ceux qui restent font le travail et les gardes des autres pour les remplacer et ils s’épuisent également. Le système était déjà précaire avant le Covid avec des équipes qui ont fait des efforts pour résister à la crise et qui ont donné de leur personne, de leur temps, parfois de leur santé pour éviter à un pays de sombrer... On nous crache à la gueule Il est loin le temps où on était applaudi au 20h, désormais on nous crache à la gueule que ce soient les patients ou les politiciens, on fait plus d’entrées dans les urgences qu’avant le Covid, comment est-ce possible ? Et nous ne sommes que le 12 novembre, il n’y a pas encore de grosses épidémies, pas de grippe, pas de gastro nécessitant des hospitalisations, peu de Covid...alors comment ça sera dans un mois ou deux ? C'est la fin d’un système par épuisement de ses protagonistes, des carrières brisées, des personnes découragées qui ne croient plus en leur métier, en leur vocation, en leur conscience professionnelle...Et pourtant ce système je le chéris au plus profond de moi, j’ai eu la chance d’aller étudier ailleurs et de voir que le système de santé français est le meilleur du monde, un système pour tous sans distinctions de milieux, ouvert à tous, gratuit pour tous qui les soignent tous de la même façon, c’est rare et extraordinaire; alors continuons de l’entretenir, continuons de le chérir, continuons de le faire vivre mais pour ça, économisons nos soignants... Mes collèges de la journée arrivent vers 8h30, je les vois arriver comme on voit arriver la fin d’un calvaire, une lueur d’espoir, une lumière au bout d’un tunnel...Je fais mes relèves, le tableau qu’on laisse n’est pas catastrophique par rapport à ce qu’il aurait pu être, on s’est plutôt bien débrouillés...Je me change machinalement et je ressors. L’air frais me pique le visage mais je me sens vivante et d’un coup une vague de larmes m’assaillit, j’ai besoin de décharger toute la tension de la veille, la fatigue, le stress, les prises de décision... Je rentre chez moi sans énergie, le trajet en voiture passe comme dans un rêve, je suis en mode « automatique », les yeux rivés sur la route mais sans la voir. Il parait qu’une garde de 24h équivaut à une cuite et que la conduite est dangereuse car les réflexes sont aussi diminués que lors d’une prise d’alcool... En effet, je ne me rends même pas compte que machinalement je suis rentrée chez moi.

Je n'ai pas les enfants aujourd’hui qui sont avec leur père et que je retrouverais ce soir. Épuisée, je vais directement me coucher...encore une fois sans prendre le temps de me déshabiller, juste de me laver les mains...Je ne mets pas de réveil et spontanément je me lève à 15h, waouh quel manque de sommeil... Je récupère mes enfants le soir, toujours épuisée, décalée et décalquée, mais il faut tenir. Les enfants n’ont pas demandé à avoir une maman urgentiste alors il faut assurer mon rôle de maman, le plus important...Rester patiente, de bonne humeur, disponible pour eux car ils sont ma priorité, mais encore une fois, tirer sur la corde, paraitre bien alors qu’au fond je suis épuisée, vidée en découragée... Quel monde allons-nous leur laisser, dans quelle société vont il grandir quand je vois l’agressivité des gens, un système qui va craquer, un sentiment d’abandon des pouvoirs publics... et pourtant j’ai foi en l’avenir, je n’ai pas choisi ce métier pour la reconnaissance car je n’en aurai jamais, je me nourris autrement, de l’amour de mes enfants. Et pourtant je ne changerai jamais de métier, je ne me vois pas faire autrement, ce qui nous fait tenir est ce sentiment d’appartenir à une équipe, de donner de sa personne et d’essayer d’apporter un peu de lumière à tous les malades que j’ai vus la veille...Je retourne demain travailler mais à la régulation cette fois, un autre domaine, une autre manière de travailler, moins fatiguant physiquement mais difficile car alors que les urgences sont la poubelle de la médecine de ville, le 15 est la poubelle de tout le reste, un numéro qui n’a d’urgence que son nom car là aussi, des dizaines d’appels pris par jour avec de moins en moins de caractère d’urgence mais qui est devenu un service ouvert 24h/24 pour demander des conseils, des ambulances, avoir une oreille qui écoute...Bref demain est un autre jour. Cette après-midi, après voir vu des dizaines de malades, plus ou moins graves, je regarde mes enfants et je me dis que je suis là avec eux, que je suis en bonne santé et qu’ils le sont aussi alors que c’est le plus important...car la santé n’a pas de prix si ce n’est celui qu’elle nous en coûte..."   * véhicule de secours et d'assistance aux victimes

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