"Si vous ne produisez pas d'argent, vous n'aurez pas vos postes d'infirmières" : des médecins démissionnaires témoignent
Pr Stéphane Dauger, (chef du service de réanimation pédiatrique à l’hôpital Robert Debré) "Nous vivons un ras de marée depuis plusieurs années. Nous faisons continuellement face à des restrictions budgétaires, même en réanimation pédiatrique. Il est de plus en plus difficile de trouver des lits d'aval. Les infirmières ne sont plus reconnues ni respectées malgré leur motivation. Les conditions de travail ne sont plus raisonnables. Tous les médecins, quels que soient leurs bords politiques se retrouvent dans ce mouvement. Pour que plus d'un millier d'entre nous soient capables de démissionner, cela témoigne bien de notre mal-être. A Robert Debré, nous sommes 32 chefs de service sur 37 à avoir démissionné.
Cette démission administrative, c'est notre moyen de faire pression et de gêner le fonctionnement de l'hôpital sans impacter les soins donnés aux patients. Je suis sidéré par l'absence de réaction des dirigeants sur ce joyau français qu'est l'hôpital public. Il n'y a pas de réaction non plus, ni du directeur de l'hôpital ni de Martin Hirsch [directeur général de l'Assistance publique - Hôpitaux de Paris, NDLR]. Je vais continuer à soigner mes patients et à faire de l'enseignement, mais l'heure et demie que je passais tous les jours à mes tâches administratives, c'est terminé. Il n'y a plus aucun respect pour la fonction de chef de service. Il n'y a plus que des discussions d'argent. Le budget de l'hôpital a été déterminé sans aucun médecin, même pas le DIM. Nous allons nous réapproprier ce temps pour soigner les population le mieux possible. C'est pour cela que nous avons été formés. Être chef de service n'est pas rémunéré à l'hôpital. Je ne gagne pas plus que lorsque j'étais simplement PU/PH. Mais nous ne demandons rien pour nous. Nous voulons du personnel pour soigner nos malades. Il faut réinvestir dans l'hôpital public. Nous voulons construire et pas détruire. Nous ne voulons pas gaspiller. Nous voulons juste défendre l'hôpital public. Nous arrivons à un stade où on ne peut pas nous en demander plus. La réanimation pédiatrique en Ile-de-France est une caricature. Cette année, alors que l'épidémie de bronchiolite a été plus faible que les années précédentes, 25 nourrissons ont dû être transférés à plusieurs kilomètres de chez eux. Cela coûte plus cher et en termes de risque c'est majeur. Je ne parle même pas de la souffrance des parents. Agnès Buzyn a travaillé à l'hôpital public, notre déception n'est que plus grande. Si de vraies mesures entraient dans la négociation, elle aurait tous les médecins avec elle."
Pr Agnès Hartemann, (cheffe du service diabétologie à la Pitié-Salpêtrière) "Ces deux dernières années, nous avons vu une hémorragie terrible du personnel des hôpitaux. Nous avons été obligés de fermer des lits par manque de personnel. On ne peut plus prendre nos patients pour les soigner. On les fait attendre ou on les envoie dans des services dont ils ne relèvent pas au départ. Ils n'ont pas les soins optimum. C'est une perte de chance. Certain type de patients ne sont même plus pris en charge parce qu'ils relèvent d'une spécialité dont personne ne veut s'occuper, je pense aux malades neuro-dégénératifs notamment.
Je vis tout cela très mal. On n'est plus dans notre éthique de soins. Nous savons qu'il y a des pertes de chance. Normalement on se mobilise pour offrir à toute la population les meilleurs soins dans le service public. Beaucoup de médecins partent dans le privé parce que les salaires et les conditions de travail sont meilleurs. Même si on n'est pas très bien payés, quand l'ambiance est bonne et qu'on peut soigner au mieux les gens, on est là. Mais quand en plus on subit des pressions, que l'ambiance se dégrade et qu'on est mal payés, on préfère aller ailleurs. On subit des pressions financières permanentes. A la fin du mois, on nous réuni pour nous dire "vous avez fait trois séjours de moins". Parfois ces dernières années, on faisait beaucoup plus d'activités et nos recettes allaient vers le bas parce que les tarifs de la sécurité sociale baissaient. On était montré du doigt en réunion, qualifiés de mauvais élèves. On nous disait : "Si vous ne produisez pas d'argent, vous n'aurez pas vos postes d'infirmières". J'ai l'impression que la Ministre est dans le déni. Nous attendons l'ouverture de vraies négociations."
Dr Hélène Gros, (cheffe de service en médecine interne à l'hôpital Robert Ballanger d'Aulnay) "Les difficultés ne sont pas nouvelles. Je travaille à Aulnay. Nous avions déjà envoyé un courrier à l'ARS pour les alerter sur nos difficultés de terrain. L'hôpital est acculé financièrement. Nous devons faire face à des ruptures de stock de médicaments et à une dégradation des conditions de travail. Il y a urgence. Il faut trouver des solutions rapidement. La réponse du gouvernement n'est pas suffisante. Nous sommes tous très inquiets de voir comment évolue l'hôpital public. Il est de moins en moins compétitif. Il y a une fuite des compétences vers le privé. Notre démission administrative va se faire progressivement. Nous ne rendrons pas les tableaux de service. Les 13 démissionnaires d'Aulnay n'iront pas non plus à la prochaine réunion de CME qui est prévue fin janvier. J'attends, lors de cette rencontre avec la Ministre de pouvoir exprimer mon point de vue et lui transmettre des choses très concrètes du terrain. Les mesures annoncées par le gouvernement sont trop généralistes. La question est simple : la ministre veut-elle garder un hôpital public et les soignants qui vont avec." La lettre des médecins démissionnaires à Agnès Buzyn : Madame la ministre, Nous signataires, chefs de service, responsables d’unité fonctionnelle, présidents et élus de CME et de CMEL, responsables de pôles, ou de départements médico-universitaires, tenons à vous faire part de notre profonde déception face à l’insuffisance du plan d’urgence annoncé le 20 novembre. C’est trop peu, trop partiel, trop étalé dans le temps. Nous sommes conscients qu’on ne corrige pas les insuffisances ou les erreurs du passé en deux ans, mais il y a urgence. La dégradation des conditions de travail des professionnels est telle qu’elle remet en cause la qualité des soins et menace la sécurité des patients. Il faut un plan avec un volet national et un volet régional. Le financement de ce plan doit être calculé en fonction des objectifs de santé. Le démantèlement en cours de l’hôpital public coûtera beaucoup plus cher à la société que l’investissement massif qui doit être réalisé. Le plan régional confié aux Agences régionales de santé (ARS) devrait porter notamment sur la coordination entre l’hôpital et la médecine extra-hospitalière pour répondre aux besoins de santé dans les territoires, sur l’évaluation des embauches de personnels nécessaires et sur la réduction des disparités de revenus entre les professionnels libéraux et hospitaliers à qualification et activité comparables. Selon nous, le volet national de ce plan devrait comprendre trois mesures essentielles : 1. Une revalorisation significative des salaires, en plus des diverses primes annoncées. 2. Un Objectif national des dépenses d’assurance maladie (Ondam) 2020 n’imposant pas de nouvelles économies aux hôpitaux. Pour ce faire, il manque 600 millions, en plus des 200 millions prévus par le nouveau plan hôpital du gouvernement (en effet sur les 300 millions annoncés, 100 millions sont attribués aux Ephad qui en ont bien besoin). 3. Une révision profonde du mode de financement afin de permettre d’appliquer la règle du juste soin pour le patient au moindre coût pour la collectivité, d’inciter à la pertinence des prescriptions et des actes au lieu de rechercher à développer les activités rentables pour l’établissement, de donner un sens à une cogestion effective médico-administrative disposant d’une réelle autonomie grâce à une rénovation de la gouvernance impliquant médecins et gestionnaires, personnels et usagers. Madame la ministre, vous avez connu l’excellence des hôpitaux publics pour la médecine de pointe et pour la recherche. Vous connaissez leur caractère irremplaçable pour la prise en charge de tous les patients quels que soient leurs maladies et leur statut social, vous ne méconnaissez pas leurs insuffisances en matière de qualité de vie au travail, de reconnaissance et de soutien aux équipes de soins. Notre système de santé, comme notre recherche, décroche dans les classements internationaux. L’hôpital doit être réformé, mais il n’y a pas de grande réforme possible sans moyens. C’est pour vous alerter solennellement que nous avons pris en toute responsabilité, la décision inédite et difficile de démissionner collectivement à partir du 14 janvier 2020 si à cette date des négociations ne sont pas engagées. Croyez, madame la ministre, à nos sentiments très respectueux et à notre dévouement au service public hospitalier.
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