Accès aux soins : "la médecine générale ne gagnerait-elle pas à s'affranchir de la notion de médecin traitant ?"

03/11/2023 Par le think tank Lisa
"Nos concitoyens ont besoin aujourd’hui de garanties en matière d’accès aux soins et de continuité des soins. Ils ont besoin de solutions de proximité, dans la logique du 'médecin de famille' d’antan. Faut-il s’en remettre pour autant à la figure du 'médecin traitant' ?", questionne le laboratoire d'idées Lisa. Alors que l'accent devrait être mis sur l’attractivité du médecin traitant durant les prochaines négociations conventionnelles, le Lisa interroge la pertinence de ce dispositif, créé il y a près de 20 ans, dans cette tribune qu'Egora reproduit dans son intégralité.
 

L’anxiété des Français en ce qui concerne l’accès aux soins est réelle. Elle est légitime. On s’émeut donc du nombre de Français ne disposant pas d’un médecin traitant, plus de 7 millions, 11% de la population. Faute de solutions à ce niveau et pour viser des objectifs plus accessibles, on se focalise aujourd’hui sur les patients en affection de longue durée (ALD) sans médecin traitant, 700.000. Le Règlement arbitral, élaboré par Mme Annick Morel en avril 2023 après l’échec de la convention médicale, avait d’ailleurs prévu des dispositions en ce sens en valorisant les premières consultations par un médecin [acceptant de devenir médecin] traitant pour un patient en ALD à hauteur de 60 € et en augmentant de 4 € le forfait patientèle pour les patients en ALD ou de plus de 80 ans.  

Nul doute que le cadrage des négociations conventionnelles qui s’ouvrent (à nouveau) fera encore la part belle au « médecin traitant ». 

Les indicateurs relatifs aux médecins traitants et aux défauts de couverture en la matière reflètent, il est vrai, les carences de l’accès aux soins, ils les incarnent, au même titre que la saturation des urgences ou les délais d’accès aux médecins spécialistes.  

Il faut entendre l’inquiétude de la population, face au sentiment d’abandon de territoires entiers et face à l'isolement social. Nos concitoyens sont à la recherche de cette écoute bienveillante, qui fait de plus en plus défaut dans nos sociétés contemporaines. Ils sont nostalgiques de cette époque pas si lointaine où l’offre médicale était largement diffusée et facile d’accès.  

Une chose est donc de reconnaître la légitimité de l’inquiétude et l’acuité des problèmes, autre chose de valider la pertinence de l’indicateur.  

Nos concitoyens ont besoin aujourd’hui de garanties en matière d’accès aux soins et de continuité des soins. Ils ont besoin de solutions de proximité, dans la logique du « médecin de famille » d’antan. Faut-il s’en remettre pour autant à la figure du « médecin traitant » ? Faut-il centrer la question de l’accès aux soins sur le sujet ? Faut-il continuer de mobiliser les politiques publiques à ce propos ? 

C’est à ces questions qu’entend s’attacher Lisa, en conduisant un travail de fond sur le sujet. 

 

Aux origines du "médecin traitant"

Contrairement aux idées reçues et si on se réfère aux textes fondateurs… et au site de l’Assurance maladie1, la qualité de médecin traitant n’est pas réservée au médecin généraliste : « Généraliste ou spécialiste, exerçant en ville ou à l'hôpital, le médecin traitant joue un rôle central dans l’orientation et le suivi du patient tout au long de son parcours de soins. » 

Aux termes de la convention médicale, le glissement opéré à partir de 2004-2005 (date à laquelle le dispositif « médecin traitant » est venu se substituer au dispositif « médecin référent ») vers l’assimilation médecin traitant – médecin généraliste est cependant assez clair.  

Le dispositif « médecin traitant » a été mis en place à une époque, pourtant pas si lointaine (le début des années 2000), qui n’avait rien à voir en termes d’accessibilité aux soins. La préoccupation des pouvoirs publics était encore à l’époque de limiter le nomadisme médical (et les dépenses afférentes), de bâtir des trajectoires de consultation plus rationnelles, plus conformes à une approche graduée. L’idée de parcours est restée mais le nomadisme n’est plus guère le problème – pour autant qu’il ne l’ait jamais été.  

Le problème n’est plus de consulter de façon erratique tel ou tel professionnel, le problème est d’en trouver, à tous les niveaux.  

La vocation d’un portier du système change assurément quand les professionnels viennent à manquer. Que fait-on quand il n’y a plus de porte d’entrée et plus grand monde derrière la porte ? On continue comme avant ? 

Deuxième aberration, financière celle-là. La justification par la lutte contre l’errance de consultation a laissé des traces, à travers la sanction financière appliquée à ceux qui n’ont pas de médecin traitant lorsqu’ils consultent un spécialiste. Véritable scandale quand l’accès n’est plus guère possible. L’ancien député Thomas Mesnier avait le projet légitime de traiter ce problème dans une proposition de loi. Les acteurs du système s’honoreraient à prendre en charge la question en faisant preuve de pragmatisme, quitte à écorner la doctrine et le mythe, déjà fort mal en point.  

Sur l’autre versant financier, celui de la rémunération du praticien, le sujet du médecin traitant n’est pas neutre : le forfait patientèle médecin traitant (FPMT)3 pesait en effet 860 M€ en 2021 et représentait, en moyenne, plus de 16 K€ par an pour les médecins généralistes ou encore 3,2 € par consultation. C’est là une variable d’ajustement clé du système de financement car il permet à l’Assurance maladie de donner satisfaction aux médecins généralistes sans augmenter le tarif de la consultation et en excluant le secteur 2. 96% de l’enveloppe FPMT vont de fait aux médecins généralistes, ce qui rend bien compte de l’assimilation évoquée plus haut « médecin traitant = médecin généraliste ». 

Plus fondamentalement encore, de quoi a-t-on au juste besoin dans le système ? Il n’y a pas de réponse globale car il y a plusieurs populations à considérer – et donc des besoins et des usages différents : le public lambda, les populations particulières (enfants, personnes âgées) et les malades chroniques. A l’évidence, le triangle formé par la médecine générale, la médecine de recours et les auxiliaires médicaux n’est pas utilisé de la même façon dans les différents cas, qui plus est si l’on considère les nouvelles organisations de la consultation et la mobilisation des ressources numériques.  

Peut-on sérieusement considérer ces usages à travers un dispositif-porte unique ? Autre façon de poser la question : que reste-t-il de...

justification au médecin traitant en tant que norme instituée il y a près de 20 ans et consolidée sans cesse dans les textes depuis lors, au mépris de la réalité démographique et des usages ?  

La médecine générale ne gagnerait-elle pas elle-même à s'affranchir de cette notion de médecin traitant pour se rapprocher de ses missions premières ? 

La question mérite d’être posée. Au nom de l’accès aux soins et d’une organisation rationnelle des soins primaires.  

 

Le médecin traitant et les modèles d’organisation des soins primaires 

Cette organisation a évolué au fil des ans, en France comme chez nos voisins. La typologie des modèles décrite dans la littérature a elle-même évolué. « Dans les pays développés, trois modèles types d’organisation [des soins primaires] sont recensés : le modèle normatif hiérarchisé, dans lequel le système de santé est organisé autour des soins primaires et régulé par l’État (Espagne/Catalogne, Finlande, Suède) ; le modèle professionnel hiérarchisé, dans lequel le médecin généraliste est le pivot du système (Australie, Nouvelle-Zélande, Pays-Bas, Royaume-Uni) et le modèle professionnel non hiérarchisé, qui traduit une organisation des soins primaires laissée à l’initiative des acteurs (Allemagne, Canada). L’évolution et les réformes menées depuis les années 1990 tendent à rapprocher les systèmes de soins primaires. Cette hybridation des modèles caractérise notamment la France dont le système de santé, appartenant initialement au modèle professionnel non hiérarchisé, emprunte désormais des caractéristiques d’organisation similaires aux deux autres modèles4. » 

Pour autant, il n’est pas certain que les caractéristiques de notre système entourant le dispositif « médecin traitant » aient fondamentalement changé. La typologie évoquée plus haut mentionne en effet comme caractéristiques clés des différents modèles :  

Pour le modèle normatif hiérarchisé (Espagne-Catalogne, Finlande, Suède) : 

  • La définition des aires géographiques couvertes ; 
  • La prise en charge par des équipes de soins primaires pluridisciplinaires ; 
  • Des ratios d’offre en fonction de la population ;  
  • La décentralisation des décisions, avec la possibilité de lever les ressources nécessaires au niveau décentralisé et un système de péréquation national assuré par l’Etat ;  
  • Le financement par l’impôt ;  
  • Les centres de santé, qui forment l’organisation de base avec généralistes et paramédicaux et des spécialistes, qui exercent principalement à l’hôpital. 

Pour le modèle professionnel hiérarchisé (Royaume-Uni, Pays-Bas, Australie, Nouvelle-Zélande) : 

  • Le rôle de filtre et de pivot du médecin généraliste : fonction de gate keeper, assumant des missions de prévention et de coordination des soins dans une logique populationnelle ;  
  • Le renforcement au fil du temps de la responsabilité économique de ces professionnels ;  
  • La mixité des modes de rémunération et l’enregistrement de la population auprès des médecins généralistes.  

Pour le modèle professionnel non hiérarchisé (Allemagne, Canada) 

  • Une « organisation des soins primaires à l’initiative des acteurs » ;  
  • La coexistence d’un système de financement collectif et d’une offre de soins privés ; 
  • Une offre de soins spécialisée en ambulatoire, avec accès direct, sans distribution des populations dans une logique territoriale ;  
  • Une organisation de la médecine générale privilégiant l’exercice isolé ;  
  • La coexistence d’une organisation des soins primaires en exercice libéral rémunéré à l’acte et, pour une part minoritaire, dans des centres de santé, plutôt orientés vers les populations moins favorisées.  

Comme il arrive parfois, notre modèle français est hybride, certains diront composite. Le risque en la matière, lorsqu’on emprunte à plusieurs modèles, est évidemment de perdre en cohérence.  

Le médecin traitant, tout comme la maison de santé pluri-professionnelle ou les communautés territoriales professionnelles de santé (CPTS), sont syncrétiques. Ils cochent les cases sur les différents items évoqués pour caractériser les modèles décrits ci-dessus. Génie ou plus vraisemblablement travers français.  

Ces constructions bigarrées ne sont d’ailleurs pas d’origine car les traits premiers sont généralement relativement nets et ont pu bénéficier de réflexions poussées5. C’est après que cela se gâte… sous le poids des corporatismes et des hiérarchies professionnelles, de la procrastination des pouvoirs publics ou, à l’inverse, de leur précipitation dans des politiques du chiffre, de questions de doctrine jamais tranchées (en matière de décentralisation en santé par exemple et de rôle des collectivités locales, un des traits essentiels du modèle normatif hiérarchisé), de difficultés à bouger sur les questions de tarification ou sur les politiques de revenus… 

Au-delà même des difficultés à situer ces organisations en termes de doctrine, le déploiement n’arrange rien. Patrick Castel et Léonie Hénaut ont bien décrit ce qu’ils appellent le « cercle vicieux néo-bureaucratique » : « A la suite des constats d’échec ou de dysfonctionnement [du déploiement des organisations censées résoudre des problèmes de coordination], il n’est pas rare que l’on crée de nouvelles organisations pour coordonner les organisations qui étaient censées améliorer la coordination des organisations en présence ou pour répondre à des problèmes que n’avaient pas résolus les organisations précédemment créée. […] Quelle que soit l’efficacité de ces organisations, le caractère politique du travail qui a accompagné leur développement fait qu’il est très difficile de les supprimer. 6» 

 

La doxa et la réalité 

Quelle que soit l’appréciation portée sur le rôle de ces organisations dans la consolidation du système, il est intéressant d’examiner les ressorts internes et les équilibres entre les professions en leur sein. C’est l’objet de travaux de l’IRDES, qui ont donné lieu à plusieurs publications7.  

Dans les maisons de santé pluri-professionnelles étudiées, les infirmières sont présentées comme les « chevilles ouvrières » des expérimentations, ayant à la fois étendu le périmètre de leur activité vers des actions de prévention ou de consultation (dans le cadre de protocoles de coopération ou en pratique avancée) et se voyant confier, au-delà de l’exercice clinique, des tâches de coordination des parcours. Ces développements sont conformes aux attentes…  

Ce qui l’est moins, en tout cas par rapport à la doxa, c’est l’évolution du périmètre d’activité des médecins généralistes, avec un recentrage sur le rôle curatif « opposé à une vision holistique de leur métier ». « Ce resserrement de l’activité autour de la dimension curative du soin peut sembler paradoxal au regard du profil singulier des porteurs de projet. En effet, ces derniers soutiennent une vision extensive de la santé qui s’incarne notamment dans leurs pratiques en tant que médecin généraliste. Les expérimentations sont d’ailleurs présentées comme un moyen de satisfaire cette vision holistique de la santé, en développant des projets de santé publique. En repensant la division du travail au sein des MSP, certains médecins expriment toutefois une frustration quant au contenu de leur travail, dont le périmètre se trouve réduit, puisque le travail relationnel et éducatif est désormais délégué à d’autres groupes professionnels. » 

Pourtant, ce développement est somme toute logique si l’on considère les deux mouvements censés être opérés dans ces organisations nouvelles : d’un côté, récupérer du temps médical et élargir la patientèle pour faire face aux besoins des patients dépourvus de médecins ; d’un autre côté, développer des actions diverses et porter les dynamiques de coopération. Le fait est que sur ce second registre, les infirmières, d’après ces études, sont en première ligne, « les actions de prévention, de santé publique et d’accompagnement leur étant pratiquement systématiquement déléguées ». Reste le premier développement. « Cette division plus poussée de l’activité médicale pose question, là où la médecine générale s’est construite justement comme une discipline de prise en charge globale des patients ». 

La réfaction des missions des médecins généralistes dans ces organisation nouvelles versus le rôle enrichi dévolu aux infirmières invitent à sortir d’une vision par trop dogmatique et hiérarchisée de l’organisation des soins primaires. L’orientation à l’entrée dans le système de santé, la coordination des parcours, la prévention, l’expertise ne sauraient reposer aujourd’hui sur un seul acteur, sur un rôle institué il y a plusieurs décennies et préservé depuis lors, au mépris de la réalité bien souvent. 

 

Pour un travail de fond 

Il nous semble donc aujourd’hui nécessaire d’aborder au fond la question du « médecin traitant », comme catégorie juridique et comme reflet ou véhicule d’une doctrine d’organisation des soins. Il n’est évidemment pas question de récuser la nécessité de consolider cette organisation, de l’adapter à l’évaluation des patientèles et de l’offre de soin disponible.  

En revanche, les formes, les ressorts de cette consolidation sont légitimement à interroger. Au centre du dispositif, il y a le médecin traitant, objet de toutes les attentions publiques et destiné depuis l’origine à jouer un rôle majeur dans les organisations nouvelles.  

Pour conduire cet examen, il est nécessaire d’analyser les fonctions susceptibles d’être assurées par le médecin traitant et de voir s’il est en situation de les assumer toutes et dans quelles conditions : accueil au quotidien des soins non programmés, coordination des parcours des patients atteints de maladies chroniques ou des personnes âgées, fonction de portier du système, actions de prévention planifiées. De là plusieurs questions :  

  • Est-il bien raisonnable d’ériger ainsi une solution unique ou du moins centrale lorsque la ressource médicale vient à manquer ?  
  • Ne faut-il pas privilégier d’emblée la possibilité de diversification (professionnelle, technologique…) sur chacune des fonctions évoquées ci-dessus ?  
  • Ne faut-il pas réfléchir en termes d’« équipe traitante » ou d’« équipe référente » plutôt qu’en termes de médecin traitant ?  
  • Comment prendre en compte la complexité des agencements nécessaires à un suivi à domicile de qualité pour les personnes âgées en perte d’autonomie ? Comment assurer la continuité concrète des soins en sortie d’hospitalisation ? 
  • Comment mieux utiliser le temps disponible si on rationalise les fonctions ? Et quel est le bon modèle cible de la consultation dans ce cas ? 
  • Quel peut être le modèle de rémunération dans ce cadre rénové ? Que nous enseignent les expérimentations article 51 à ce propos ? 
  • Quelles sont les organisations porteuses de ces évolutions ? 
  • Last but not least, comment communiquer auprès de la population pour porter des solutions nouvelles au lieu de se focaliser sur l’indicateur médecin traitant ? 
 
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