Le jour où je suis devenu "l'interne"

21/07/2018 Par Litthérapeute
Billet de blog

"vous êtes certain que je peux rentrer chez moi et que je ne risque pas de faire un infarctus dans 2 jours, docteur ?" Les ECNi à peine terminées, le blogueur Litthérapeute a plongé la tête la première dans le grand bain des urgences. Le voilà catapulté interne (ou presque), à devoir assumer la responsabilité de son diagnostic. Entre incertude et sentiment d'imposture, il raconte ses premiers pas dans la cour des grands.   FFI aux urgences. Fraichement (trop peut-être) sorti de l’ECNi, me voilà endossant le rôle d’interne, prescrivant seul, décidant seul de "conduite à tenir", et parfois même, acceptant de prendre en soin un patient vu par l’externe. "L’externe". Je commence déjà à dire "l’externe". Bon sang ! Externe, cette pression d’assumer la responsabilité de ton diagnostic n’était pas tout à fait là. Ou si rare. L’interne validait ta proposition de prise en charge. Il te déchargeait de cette incertitude omniprésente, à t’en faire oublier ton propre prénom. Externe, je profitais de ces moments où, le diagnostic "bénin" posé, il fallait aller donner ses papiers de sortie au patient, le rassurer, lui confirmer qu’il n’y avait rien et que toute exploration supplémentaire serait superflue. C’était sans doute mon moment préféré de la prise en soin : comprendre, rejoindre l’autre dans son angoisse et l’amener progressivement, par l’écoute et des réponses adaptées, à se sentir mieux, tranquille, en sécurité, rassuré. Sentiment d’accomplissement et d’avoir sa place dans la chaine de soin.

Puis aujourd’hui, je suis l’interne (ou équivalent). Je dois décider de trancher, à un moment donné, que chez cette femme de 20 ans ce malaise n’est qu’une manifestation d’angoisse. Car similaires aux manifestations précédentes, avec un facteur anxiogène déclenchant, une sensation de constriction thoracique, de souffle coupé, d’impression de mort imminente, sans signe avant-coureur, survenant au repos, et qui cédait en quelques minutes. D’autant que ce jour-ci, elle ne consultait "que" pour un reflux gastrique isolé, sans douleur thoracique donc, dont elle craignait la transformation en une énième crise, parce qu’à certaines d’entre elles, il était présent. Clinique absolument normale. ECG irréprochable. Strictement aucun facteur de risque cardiovasculaire, jusqu’à ce que l’externe n’avance l’infarctus chez le père à 43 ans. Monde fou dans les urgences. Qu’est-ce que j’en fais ? Un bilan, moyennant 2 bonnes heures, avec une troponine devant un ECG absolument normal, une clinique parfaite, une angoisse manifeste et entretenue par la consultation de "sites sérieux hein, pas doctissimo docteur" ? Tiens. Elle a dit docteur. J’ai voulu proposer une rectification, me lancer dans l’explication de l’interne médecin-pas-docteur-encore, ait relativisé devant l’inquiétude déjà prégnante, pesé la balance bénéfice risque, et refusé cette idée. "L’externe" sur mes talons, nous entrons dans la chambre et je prends la décision de la faire sortir des urgences avec un traitement d’épreuve pour son reflux gastrique et le conseil de visiter son généraliste. J’affronte alors une angoisse sournoise au double tranchant. La sienne, d’abord, me synchronisant à son ressenti pour ensuite lui expliquer la normalité des examens, la non nécessité d’aller plus loin devant l’absence de douleur thoracique actuelle qui plus est, le contexte évocateur, etc. etc.. Et, l’autre face, la mienne d’angoisse qui grandissait proportionnellement à la disparition de la sienne. Avec, le point culminant quand elle assène, par une question-coup de grâce "Donc vous êtes certain que je peux rentrer chez moi et que je ne risque pas de faire un infarctus dans 2 jours docteur ?". AHEUM. Si elle est sortie des urgences mieux qu’elle n’était entrée, mon sentiment d’imposture aussi a remporté la partie. Ai-je loupé quelque chose ? Ai-je manqué l’"alarme bidale" ? Ai-je manqué de prudence ? Ai-je débordé d’égo à ne pas solliciter encore un senior débordé ? Vais-je la retrouver quelques heures ou jours plus tard au "déchoc" (secteur de surveillance rapprochée des urgences), une onde de Pardee sur le tracé, la mort dans l’âme ? Combien d’autres en tuerai-je par excès de zèle ou crainte de déranger (le senior) ? Je rêve déjà de reconnaître, au moins à peine, un jour, ce fragile et si subtil équilibre instable entre imprudence dangereuse et incertitude avisée qui colore, semble-t-il, tout l’exercice de la médecine…

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Michel Rivoal

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