On ne sait jamais sur qui on va tomber en se rendant sur une urgence, a fortiori quand on est appelé par un inconnu. Là, seul dans cette zone sordide, on peut dire que notre médecin de garde, le Dr Eric Faidherbe, a décroché la timbale. Une anecdote qu'il raconte dans "Médecin, mon quotidien", qui vient de paraître aux Editions de l'Opportun.
Lire aussi l'interview du Dr Faidherbe : "Mes patients m'ont construit" Samedi, tout début de soirée. La garde a commencé à midi, l’après-midi a été bien chargé. Il ne faut pas traîner : le soir, généralement, l’activité forcit, et il s’agit de ne pas accumuler de retard. Pas de numéro sur cet immeuble, ni sur les deux précédents. Le quartier n’est pas folichon ! La rue est éventrée par une tranchée au fond de laquelle serpentent des tuyaux, le trottoir a disparu et je chemine sur du gravier instable en évitant trous et flaques d’eau. Plusieurs bâtiments sont en cours de rénovation, ajoutant à l’ambiance de chantier. Si le numéro 8 est bien cet immeuble-là, le 14 devrait être celui-ci. OK. Pas de nom sur les sonnettes. On m’a dit : "Premier étage à gauche", je monte. J’arrive devant une porte vitrée au verre dépoli, pas de sonnette, pas de nom. Je frappe. — "Ouais… ’trez…" Je tourne la poignée, pousse le battant et traverse le vestibule. Personne pour m’accueillir… Pas un bruit, si ce n’est la plainte du plancher à chacun de mes pas. Je me retrouve sur le seuil d’une grande pièce délabrée et dépourvue de meubles… Enfin, pas exactement… Au fond, il y a bien une vague couche, amas de haillons et de couvertures. Un claquement léger derrière moi : la porte vient de se refermer Je me retourne. Un grand type me barre le passage en me dévisageant. Il est tendu, les yeux brillants, la bouche et les mains trémulantes. À ses côtés, un chien-loup tire sur sa laisse en grognant. Le piège. Je suis saisi par la peur. À ce moment, un gémissement s’échappe du tas de guenilles qui fait office de lit. Les textiles s’agitent et je vois apparaître un bras blafard d’une maigreur squelettique. Une tête hirsute et crasseuse se montre maintenant. Cheveux et barbe dissimulent presque complètement le visage. Je ne distingue qu’une paire d’yeux, de grands yeux perdus.
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Il tend la main vers moi, en tremblant de tout son corps. Les avant-bras sont rougis et portent de nombreuses traces de piqûres. Ce gars est en plein syndrome de manque, en plein "teurk". Il tente de s’asseoir. Il se redresse, à moitié nu, les côtes saillantes, mais retombe en arrière en râlant. — "On veut du Temgésic, pour la semaine, t’as compris !?" Ça, c’est le mec au clébard. Il s’avance d’un pas vers moi, menaçant. Le clebs grogne de plus belle… Il est maousse, le carnassier ! Je n’en mène pas large. Jamais je n’ai sorti l’ordonnancier de mon sac aussi promptement ! J’ai demandé le nom du "malade", griffonné la prescription et l’ai remise à l’ami des bêtes, fissa. Il s’est écarté, serrant le molosse contre lui. J’ai ouvert la porte et ai dévalé l’escalier quatre à quatre. Une fois sur le trottoir, la pression s’est relâchée, j’ai respiré avec bonheur, me suis saoulé de l’air doux du week-end. Puis, j’ai foncé vers une cabine téléphonique toute proche, afin de prévenir le pharmacien de garde. — "Allô, bonjour, c’est moi le médecin de garde… Oui… Oui… C’est moi. Je viens d’être braqué… Oui, lors d’une visite à domicile, deux toxicos, dont l’un vraiment pas frais. Écoutez bien : j’ai fait une prescription sous la contrainte. Du Temgésic. Si cette ordonnance vous est présentée, vous ne l’honorez pas, on est bien d’accord ? — … — OK, merci." Et j’ai repris ma garde comme si de rien n’était ! Au moment des faits, les médicaments de substitution pour les héroïnomanes n’existaient pas. En cas de manque, il fallait qu’ils trouvent de la poudre, et sinon, des antalgiques opioïdes – comme le Temgésic. En racontant aux médecins des histoires invraisemblables : des lumbagos rebelles à tout traitement, des rages dentaires horribles… Parfois avec un rien de menaces. Parfois avec beaucoup de menaces… Et puis, plus rarement, c’était l’agression. Ce jour-là, moi, j’avais décroché la timbale.
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