"Après mes études à la faculté de Tours, je me suis rapidement installé dans un premier cabinet de groupe à Vendôme, en 2007 ou 2008. Avec d’autres médecins, on était ensemble sous le même toit, mais, à l’époque, il n’y avait pas de travail en coopération. Au bout de sept ans, j’ai donc quitté ce cabinet pour en rejoindre un autre. Là, on a vraiment développé l’exercice pluriprofessionnel. On avait un bâtiment de 300 mètres carrés dans lequel travaillaient trois généralistes, un masseur-kinésithérapeute et une psychologue. Puis deux infirmières déléguées à la santé publique (IDSP) Asalée nous ont rejoints, dont mon épouse. C’était assez nouveau, mais ça nous a tout de suite plu. Plusieurs internes travaillaient également avec nous. J’étais moi-même maître de stage depuis plusieurs années. On a cultivé cette fibre universitaire. Avec ce modèle de coopération, les internes qui passaient disaient tous qu’ils aimeraient travailler avec nous. Ça attirait. Le problème, c’est qu’on s’est vite retrouvés à l’étroit. Et on ne pouvait malheureusement pas pousser les murs. On a donc discuté en bonne intelligence avec la communauté de communes. L’objectif était de construire un bâtiment avec un loyer qui ne soit pas rédhibitoire, mais aussi que la mairie ne perde pas d’argent, que ce soit une opération blanche pour elle. Cinq ans après les premières discussions, s’est ouverte notre toute nouvelle maison de santé pluriprofessionnelle (MSP), en octobre 2021. Dès 2019, on avait déjà impulsé une dynamique en constituant une MSP hors les murs. Dès l’ouverture de la structure, une trentaine de professionnels de santé se sont donc installés dans les 1200 mètres carrés de bureaux. Quand on avait imaginé les plans, on s’était dit qu’il allait falloir remplir tout cet espace, mais aujourd’hui on est en train de se dire qu’on n’a plus de place. C’est tant mieux finalement. "Le concept de médecin traitant individuel est dépassé" Début décembre, notre MSP a aussi officiellement été labellisée universitaire. Quand on avait présenté le projet à la communauté de communes, on avait avancé qu’il y avait plus de chance qu’un soignant, quel qu’il soit, s’installe là où il est formé, quitte à ce qu’il parte au bout de trois, quatre ou cinq ans. On sait très bien aujourd’hui que l’installation est liée au projet de vie, au conjoint ou à la conjointe. Les incitations financières, la coercition à l’installation, etc., ne fonctionnent pas. Donc on a fait en sorte que ce soit facile de venir, comme facile de partir. Le médecin qui s’installe pour 40 ans, je pense que c’est un modèle qui est dépassé. Il faut accepter ce turn-over.
La majorité des médecins aujourd’hui sur le Vendômois ont plus de 60 ans. Ça veut dire que dans les cinq prochaines années, ça va être difficile. En 2022, on tend le dos. En 2013, quand j’avais changé de cabinet on était 21 généralistes sur le secteur. En 2021, on n’est plus que 12. Il y a eu des décès, des départs en retraite, mais aussi changements de lieux d’exercice. Au 1er janvier, un médecin s’est installé avec nous donc ça a permis d’absorber un départ. Mais quatre départs à la retraite sont d’ores et déjà annoncés sur les 12 généralistes en exercice, et, pour l’heure, il n’y pas de nouvelle installation prévue… L’enjeu est donc de répondre à la demande des patients. Dans le Loir-et-Cher, environ 5% des patients sont sans médecin traitant. Et on a un rayon d’action qui s’élargit de plus en plus : des gens font jusqu’à 30 kilomètres pour venir nous voir. On a par exemple des personnes qui viennent de Blois parce qu’aucun médecin ne peut les prendre là-bas ! Dans notre MSP, on n’a jamais refusé de prendre de nouveaux patients. Bien sûr, on limite ceux qui veulent changer de médecin par confort. On favorise ceux dont le médecin est parti à la retraite ou n’exerce plus dans la région pour telle ou telle raison, ainsi que les nouveaux arrivants sur le territoire. Si l’on accepte de prendre des nouveaux patients, c’est à certaines conditions : les rendez-vous, lorsqu’ils sont programmés, doivent être pris un à deux mois à l’avance. On s’est organisé au sein de la MSP pour pouvoir prendre pour pouvoir recevoir les urgences. Quand un patient a un problème aigu, il faut qu’il accepte de ne pas forcément être vu par son médecin, mais par un médecin de la structure. Aujourd’hui, c’est complètement acté dans la tête des gens et ça tourne très bien, même s’il y a toujours des irréductibles. Dans ce cas, on n’impose rien à personne. Les patients sont libres de changer de structure si notre fonctionnement ne leur convient pas. Le concept de médecin traitant individuel est dépassé. Ici, vous faites partie de la structure. Si jamais je devais partir, je sais que mes patients seraient pris en charge par mes confrères. Le médecin traitant reste un concept administratif avant tout par rapport à l’Assurance maladie, mais il y a une équipe autour du médecin traitant. C’est elle qui vous prend en charge. Depuis le 1er janvier 2021, je travaille avec une assistante médicale grâce aux financements de la Cnam, et mon épouse s’est formée pour devenir infirmière en pratique avancée (IPA). Ça nous a paru une évolution naturelle de son poste au sein de la MSP, d’autant plus avec la balance universitaire, puisque l’IPA a également un rôle d’enseignement et de recherche. Un rendez-vous par an Laure, mon épouse, a la mention pathologies chroniques stabilisées prévention et polypathologies courantes. Cela veut dire qu’elle peut suivre le patient diabétique de 50 ans qui est équilibré, qu’on voit tous les trois mois, qui arrive avec sa prise de sang et son automesure tensionnelle, qui va très bien et n’a pas grand-chose à nous dire. C’est une consultation qui ne va pas apporter une grande plus-value pour le patient en soi. Avant qu’elle fasse sa formation IPA, lorsqu’elle était infirmière Asalée, on avait déjà mis en place un suivi conjoint. Certains patients étaient vus par Laure, et on faisait un bilan une fois par an, que nous avons décidé de maintenir, car il n’est pas obligatoire. Je dis aux patients : ‘On ne se voit qu’une fois par an, mais ça me laisse plus de temps pour vous recevoir sur un problème intercurrent parce que je me suis libéré du temps de consultation.’ Ce n’est pas du temps pour faire de la course à l’acte et voir un maximum de patients, mais c’est un temps pour faire autre chose. Mon expertise n’apporte aucune plus-value, l’IPA peut le faire. Finalement, on s’est rendu compte que les patients étaient plutôt contents de voir quelqu’un d’autre. Et même, contrairement à ce qu’on pensait, ils disent parfois des choses qu’ils ne vont pas nous dire à nous, médecins. La consultation avec l’IPA ou l’IDSP Asalée dure 30 à 45 minutes. Elles prennent le temps, chose qu’on n’a pas forcément. Les gens savent que nous sommes pressés, que nous n’avons que 15 minutes pour une consultation. On pourrait penser que moins voir nos patients ferait qu’on passe à côté de choses, mais ces derniers peuvent parfois soulever d’autres problématiques avec l’IPA et l’Asalée. Certains vont plus loin en sollicitant l’IPA sans m’avoir vu avant. Il y a bien sûr toujours un adressage du médecin, mais c’est une autre ressource pour le patient. Et chaque semaine, on a temps de concertation pour discuter des patients. Ça nous permet d’avoir ce regard croisé. Grâce au travail en coopération, j’ai pu prendre 1.000 patients de plus en 8 ans. Aujourd’hui, j’ai 3.000 patients. Même si, sur ces 3.000, quelques-uns sont suivis par la médecin-adjointe avec qui je travaille, qui est une interne, qui vient d’être thésée. Mais il est prévu qu’elle s’installe ailleurs, donc je vais récupérer ses patients. Deux autres internes nous remplacent régulièrement : on espère qu’ils vont rester avec nous quelque temps. "Sans l’assistante, nous n’aurions pas pu vacciner nos patients" L’intérêt avec ce travail en équipe, c’est qu’on ne se sent jamais seul dans une situation. Quand j’avais auparavant des examens à gérer, une hospitalisation à programmer, je le faisais, mais peut-être que je ne le faisais pas aussi rapidement et ça me rajoutait du temps supplémentaire en fin de journée ou entre les consultations. Je prenais alors du retard et je n’étais pas forcément détendu avec mes patients. Maintenant, je peux solliciter Claire, l’assistante médicale, et je ne reste pas avec ce poids supplémentaire. Ça réduit ma charge mentale.
Finalement, je fais le même temps de travail de médecin qu’avant, mais je fais plus de choses à côté : je gère l’organisation de la MSP et je suis aussi coprésident de la communauté professionnelle territoriale de santé (CPTS). Avoir plus de patients ne m’a pas rajouté de temps de consultation et n’a pas rallongé mes journées. Depuis le début de l’épidémie de Covid-19, l’assistante médicale, les secrétaires et infirmières ont également été d’une grande aide. Si Claire n’avait pas été là par exemple, je ne pense pas que nous aurions pu vacciner. 80% de son temps, elle était absorbée par l’organisation de la vaccination. En mars et avril 2020, les infirmières Asalée nous ont aidés à accueillir les patients dans de bonnes conditions, à rappeler ceux atteints de pathologies chroniques, etc. Ça nous a permis de répondre à une situation de crise. "La recette miracle ?" Est-ce pour autant la recette miracle pour lutter contre les déserts médicaux aujourd’hui ? Non, je ne pense pas, parce qu’on ne peut pas l’adapter partout. Nous, c’est le modèle qu’on a construit en fonction des besoins de notre territoire. Il y a un premier gros frein à cela, c’est l’immobilier : il faut un bureau pour l’assistante médicale, un autre pour l’IPA, et un autre pour l’infirmière Asalée. Dans les grandes agglomérations, je ne suis pas persuadée que les médecins généralistes puissent trouver autant de bureaux à des prix raisonnables. On l’a d’ailleurs vu au colloque MG France [organisé le 3 décembre, NDLR] avec les médecins de région parisienne. De notre côté, on paie le bureau de l’assistante médicale. Pour l’IPA et l’infirmière Asalée, elles sont salariées de l’association Asalée, qui participe au loyer. Une partie reste à notre charge, ainsi que le logiciel métier, l’ordinateur… Aujourd’hui, c’est possible parce qu’on est aidé par des opérateurs. S’il n’y avait pas eu Asalée, nous n’aurions pas pu monter ce modèle-là. Pour l’assistante médicale, s’il n’y avait pas eu le groupement d’employeurs, je n’aurais pas pu non plus. Le groupement gère tout : contrat de travail, feuilles de salaire, congés… Idem pour Asalée, qui s’occupe de toute la partie RH pour les infirmières. Moi, je suis déchargé de cette partie administrative. Je suis complètement incompétent pour gérer cela, ce n’est pas mon métier.
Les groupements d’employeurs se développent de plus en plus. Quand je touche la subvention de la CPAM, je la reverse au groupement qui salarie mon assistante médicale. En général, la CPAM nous fait une avance de 60% en début d’année puis régularise à la fin de l’année 40%. Pour l’année 2021, je n’ai reçu les 40% qu’en janvier 2022. Heureusement, le groupement a un fonds de roulement, donc je n’étais pas obligé de verser la totalité de ces 40%. Mais si je n’avais pas eu le groupement, j’aurais dû avancer sur mes propres fonds. Un "versement unique" ou "un versement mensuel" serait préférable. À côté de ça, la MSP s’en sort. La société interprofessionnelle de soins ambulatoires (Sisa) n’intervient en rien dans ces financements, elle ne met pas un centime. C’est une organisation propre aux généralistes. Après, il y a aussi toute la question du travail en équipe. Nous-mêmes, nous nous sommes demandé quelle allait être la place de chacun. La base doit être la communication. Mon épouse a fait son mémoire sur cette question. Il sera publié dans une revue de sciences infirmiers prochainement. Elle est allée voir les généralistes du Vendômois et leur a parlé du travail avec les infirmières. Elle s’est rendu compte de deux choses : d’abord, de la peur des médecins de perdre leur pouvoir médical. Mais est aussi entré en jeu le fait de travailler avec une personne : la coopération dépend de cette personne. Il faut pouvoir déléguer certaines tâches, notamment administratives. Si c’est pour faire uniquement du renouvellement d’ordonnance, ça n’a aucun intérêt. Une IPA, c’est du soin, mais aussi un accompagnement du parcours : elle a parfois démêlé des situations complexes, notamment sur le maintien à domicile. Il y a aussi le côté médico-social : ce sont des choses qu’on ne sait pas bien faire, mais que l’IPA peut gérer, aux côtés de l’assistante médicale. Elles ne sont pas là pour prendre la place du médecin, mais prendre en charge de manière optimale le patient. C’est là où je discute un peu le modèle IPA libérale : la pauvre IPA qui va s’installer seule en libéral, je ne suis pas sûr que ce soit viable d’un point de vue économique, et c’est compliqué. Libre à chacun de s’emparer de ce modèle. Après, est-ce que, dans dix ans, lorsqu’il y aura davantage de médecins, il sera toujours valable ? Je n’en sais rien."
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