"La vie d'un médecin ne vaut rien" : après une violente agression, cette généraliste prend sa retraite
En mars 2023, la Dre Corinne est agressée dans son cabinet par une jeune femme qui exige qu'elle lui prescrive une IRM. Rouée de coups, la généraliste des Bouches-du-Rhône obtient 15 jours d'incapacité totale de travail (ITT). Depuis, "rien n'a plus été pareil", confie la praticienne à Egora. Dénonçant le manque de considération pour la profession, en proie à une montée fulgurante des violences, la sexagénaire a décidé de prendre sa retraite en anticipé.
"Là c'est terminé, c'est fini", répète au téléphone la Dre Corinne*, la voix tremblante. Le 1er novembre, la généraliste de 62 ans a officiellement pris sa retraite anticipée, tirant un trait sur une longue partie de sa vie. Elle ne s'imaginait pas quitter le métier si tôt. Mais celle qui exerçait depuis 1993 dans une commune proche de Marseille ne pouvait plus faire semblant. Se rendre chaque jour à son cabinet était devenu une corvée depuis son agression, survenue à son cabinet un vendredi du mois de mars 2023.
La veille, une jeune femme, qui "venait de temps en temps me voir car je suivais ses parents", toque à la porte du cabinet de la Dre Corinne, alors que cette dernière s'entretient avec un couple âgé. "Elle disait : 'c'est urgent, c'est urgent !'" Pensant immédiatement à une infection urinaire, la généraliste fait sortir le couple en leur disant que "ça sera rapide". Mais une fois assise, la jeune femme de 21 ans change de ton. "Elle me lance 'tu vas me marquer [sur l'ordonnance] radio de ci, IRM de ça…'", se souvient la praticienne, choquée. "Je lui ai répondu que je ne comprenais rien, qu'elle devait prendre un rendez-vous pour m'expliquer son problème."
"Ici ce n'est pas une épicerie, c'est un docteur"
L'échange se termine ainsi. "Le lendemain, je recevais un monsieur, souffrant d'une amyotrophie majeure, qui sortait de 50 jours de coma", quand la jeune femme débarque à nouveau. "Elle me dit en me montrant son bras : 'Maintenant tu vas me faire une ordonnance !'" La généraliste se lève : "Ici ce n'est pas une épicerie, c'est un docteur", répond-elle, l'invitant à quitter les lieux. La fille de ses patients "lève la voix et me dit qu'elle veut me mettre un taquet**". Corinne refuse de se laisser démonter : "J'ai du caractère, je lui ai dit : 'fais-le'." La perturbatrice s'en va quelques instants : "Puis elle revient, ouvre la porte par surprise et, alors que je tendais une ordonnance à mon patient, me met un coup de poing. Un vrai. Pas à moitié."
Son agresseuse lui tire les cheveux – "il y en avait partout" – et la fait chuter. Dans la mêlée, le patient qui sortait du coma est bousculé et projeté au sol. Par chance, ce jour-là, la salle d'attente est bondée. "J'avais accumulé beaucoup de retard", explique Corinne. Si certains patients partent, "apeurés", "une patiente atteinte d'un cancer de vessie" tente de secourir la praticienne. C'est finalement un podologue qui exerce dans le même cabinet qui, alerté par les cris, parvient à maîtriser la protagoniste. "Il l'a bloquée et l'a remontée. A ce moment-là, elle m'a mis un coup de pied dans le ventre, j'étais pleine d'urine. C'est vous dire la violence…", confie la généraliste.
Le podologue met à l'écart l'agresseuse le temps que les forces de l'ordre arrivent sur les lieux. La médecin est quant à elle prise en charge par les pompiers, qui l'emmènent aux urgences les plus proches. Elle présente "des griffures sur le bras, un hématome sur l'épaule lié à la chute". Le confrère qui l'examine lui accorde cinq jours d'incapacité totale de travail (ITT). A l'hôpital, elle reçoit un appel de la commandante de police qui l'invite à se rendre au commissariat, ce que la Dre Corinne fait en sortant. Là, elle est informée de l'existence d'une deuxième procédure, engagée contre elle cette fois. "J'apprends que mon agresseuse a appelé la police lorsqu’elle s’est éclipsée quelques instants pour dire que je l'avais frappée d'abord et expulsée de mon cabinet par racisme", explique-t-elle.
Sous le choc, la généraliste se retrouve devant l'objectif d'une policière chargée de réaliser des clichés des blessures. "Je lui dis que ce n'est pas grand-chose. Mais lorsqu'elle soulève mes cheveux, qui étaient devant mon visant, l'agente lance un ‘Ah !’ et me dit qu'il me faut un avis de l'unité de médecine légale. J'avais un énorme bleu que personne n'avait vu." L'agression ayant eu lieu le vendredi, la Dre Corinne n'est reçue à l'UML que le lundi : "Durant le week-end tout est sorti. Quand je suis arrivée à l'UML, c'était un massacre." Le médecin lui accorde 15 jours d'ITT et lui prescrit un scanner. "Je suis sortie de là crevée."
"Je n'arrivais pas à réaliser, je ne bougeais plus, j'avais des douleurs partout, je vomissais"
Vient ensuite "la phase de sidération", qui durera dix jours. "Je n'arrivais pas à réaliser, je ne bougeais plus, j'avais des douleurs partout, je vomissais. C'était une horreur", se remémore la généraliste, remerciant son mari pour son soutien sans faille. Après cela, l'idée de reprendre le travail fait son chemin progressivement, mais certainement pas dans les mêmes conditions. "J'ai changé de logiciel pour avoir l'opportunité de bloquer des patients agressifs. J'ai aussi décidé de 'casser' toute la salle d'attente afin de n'avoir plus que trois chaises." La généraliste renfile la blouse à l'été 2023, une fois les travaux et démarches achevés. "C'est comme ça que j'ai continué… mais tout a sombré", livre Corinne.
"Ce n'était plus pareil avec tous ces changements…", ajoute la médecin, qui réduit en parallèle le nombre de consultations, son temps de travail, etc. "Tout a diminué mais je m'en foutais." La relation avec les patients en pâtit. La généraliste est méfiante, craintive. "Je ne voulais plus de problème. Ça m'est arrivé une fois, pas deux !" De longs mois après les faits, la justice condamne finalement son agresseuse à "trois mois de prison avec sursis", à "la réalisation d'un stage de citoyenneté" et à "une amende de 1500 euros". La plainte à son encontre, elle, "est partie au panier". "Heureusement que ma salle d'attente était pleine ; si j'avais été seule, la plainte poursuivait [son chemin]."
Ce qui a poussé la Dre Corinne à prendre sa retraite anticipée, c'est l'agression d'une consœur dans le quartier de La Viste, à Marseille, en août 2024, pour avoir refusé de délivrer une ordonnance. Des faits similaires à ceux vécus par la Dre Corinne. Mais celle-ci déplore une différence de traitement. Dans le cas de l'agression à La Viste, l'agresseuse – une jeune femme de 20 ans également – a été condamnée à deux ans de prison, dont un an ferme. "L'affaire a été très médiatisée et la décision a été rendue rapidement, l'Ordre et les syndicats se sont bougés !" Remontée mais sachant bien qu'on ne peut revenir "sur une chose jugée", Corinne prend rendez-vous avec le conseil de l'Ordre pour évoquer sa situation, qu'elle avait signalée à l'époque.
"On m'a dit qu'il y a plein de médecins agressés, rapporte la généraliste. Je ne savais pas, j'ai été surprise." "Je sais que l'Ordre demande aux médecins de porter systématiquement plainte, mais ils ne le font pas forcément. Les agressions verbales, ils n'en parlent pas. On n'est pas informés…", déplore-t-elle. Pensant "aider" ses confrères, elle accepte de faire une petite vidéo dans un média local. "Pour que cela se sache." Mais "aucun confrère" ne prend la peine de lui écrire et de l'appeler. "Avec le recul, je me dis que j'ai eu tort de communiquer, parce qu'on m'a vue sur les réseaux sociaux alors que j'ai horreur d'être filmée, de faire des vagues. J'ai pris des risques. Et pas un appel… Aujourd'hui, je ne défendrai plus personne", regrette Corinne, qui préfère témoigner anonymement cette fois. "Là, je suis à bout…"
Depuis le 1er novembre, date à laquelle elle a officiellement pris sa retraite, elle assure se sentir plus apaisée. Comme libérée d'un poids. La praticienne a quand même demandé à être en cumul emploi-retraite auprès de son CDOM – statut qui lui a été accordé – pour pouvoir gérer "quelques dossiers". Des patients cancéreux notamment, ou très âgés. "Ces gens-là je ne peux pas les laisser tomber. J'ai un monsieur de 100 ans qui est dialysé trois fois par semaine. Il n'y a pas de docteur dans le secteur ; je fais quoi, je le laisse crever ? Non, la culpabilité, je ne la veux pas."
Aujourd'hui, la colère se mêle à la tristesse et à l'amertume. "Je me suis rendu compte que ma vie ne valait rien. La vie d'un médecin ne vaut rien. Aujourd'hui on doit tout subir pour pas grand-chose", dénonce Corinne, qui a constaté une réelle escalade de la violence depuis son installation en 1993. "Maintenant tout est un dû. Regardez comment [mon agresseuse] m'a parlée ! Ce n'est pas au patient de dire au médecin ce qu'il doit faire, il ne faut pas délirer. Et qu'est-ce qu'on va nous faire ensuite ? On va nous mettre une balle dans la tête parce qu'on refuse un arrêt de travail ? Et on fera des marches blanches pour les docteurs ? Non, stop, c'est fini. J'ai une vie à côté, des enfants", lâche la sudiste.
*la généraliste a souhaité garder son anonymat
**de l'argot, signifie "coup de poing ou de pied, gifle"
La sélection de la rédaction
Rémunération, attractivité, conditions d'exercice... la consultation à 30 euros va-t-elle changer la donne?
M A G
Non
Ce simple rattrapage de l'inflation ( et encore, de l'inflation officielle) ne peut pas, par nature, changer quoi que ce soit. L... Lire plus