Généralistes contre spécialistes : la guerre aura-t-elle lieu ?

19/03/2021 Par Aveline Marques

C'est l'autre enjeu des élections URPS qui se tiendront du 31 mars au 7 avril prochain. Face aux centrales polycatégorielles, MG France et Avenir Spé défendront les spécificités des généralistes d'un côté et des spécialistes de l'autre. S'ils portent la revendication commune d'une revalorisation de la rémunération, les deux syndicats s'affrontent sur l'organisation du parcours de soin, l'un souhaitant conforter le rôle central du médecin traitant tandis que l'autre plaide pour un accès direct à un spécialiste "référent". Interviews croisées du Dr Jacques Battistoni, président de MG France, et du Dr Patrick Gasser, président d'Avenir Spé.    

"Généralistes et spécialistes ne sont toujours pas sur un pied d'égalité"

  Egora.fr : La convention de 2016 est généralement considérée comme une convention pour les généralistes. A tort ou à raison ?

Dr Jacques Battistoni : C'est nous qui avons souhaité que cette convention amorce le rééquilibrage des rémunérations en faveur de la médecine générale, après plusieurs années de dégradation. Mais ça n'est qu'un début. On n'est pas sur un pied d'égalité ni en termes de rémunération moyenne, ni en termes d'attractivité de la profession. Il faut prendre en considération la rémunération par rapport au temps de travail et aux contraintes qui pèsent sur l'exercice. Il faut qu'elle soit plus attractive pour que les jeunes choisissent la médecine générale. La convention 2016 est un progrès significatif dont on se félicite mais ça n'est qu'une étape, le chemin n'est pas terminé.   Au regard de la place centrale du médecin traitant dans le système de santé, les généralistes n'auraient-ils pas intérêt à négocier leur propre convention ? Ça a été le choix de MG France lors de sa création, en 1986. Dans son programme initial, MG France prévoyait une convention spécifique et nous l'avons obtenue dans les années 1990 [voir encadré], par le biais d'un amendement modifiant le Code de santé publique. La loi est revenue dessus et nous avons perdu cette convention. Ça a permis des avancées comme l'option médecin référent qui a été défaite par la faute -je dis bien la faute- de la CSMF. Aujourd'hui la fonction de médecin traitant mais n'est pas valorisée autant qu'elle le devrait. Nous avons effectivement un rôle assez central dans le parcours de soin, mais sans en avoir les moyens de l'exercer complètement. Même si on a commencé à mettre en place des organisations pour le faire, comme les assistants médicaux.   Que faudrait-il pour que le au médecin traitant puisse jouer pleinement son rôle de pivot? Il faudrait que cette fonction soit mieux valorisée. C'est le sens des propositions que l'on a faites dans cette campagne, notamment par le biais de la revalorisation du forfait patientèle. Gérer le dossier d'un patient, au-delà de la consultation, c'est gérer son suivi, les examens de dépistage, la prévention, etc.   AvenirSpé réclame la possibilité pour un médecin spécialiste d'être le médecin référent d'un patient atteint d'une pathologie chronique, avec un accès direct. Est-ce envisageable ? Je pense qu'Avenir Spé fait fausse route en réclamant un statut de médecin traitant pour certaines pathologies. A la limite, si vraiment le patient ne vit qu'à travers sa pathologie, si tant est que ce soit possible… On peut imaginer qu'un patient insuffisant rénal suivi par le centre de dialyse et le néphrologue prenne ce dernier comme médecin traitant. Mais cela reste très marginal, un individu ne se définit pas par une pathologie. Autant je pense qu'un spécialiste peut être médecin traitant dans des circonstances exceptionnelles, si le patient le souhaite, autant je pense que ce n'est pas ce rôle de référent qu'il est important de valoriser mais le rôle de correspondant, pendant du rôle du médecin traitant. Il est important de le définir, de lui donner corps, notamment en facilitant les relations avec le médecin traitant. Nous en avons un peu discuté dans les négociations de l'avenant 9 [reportées après la tenue des élections URPS, NDLR].   Une convention mono-catégorielle serait donc exclue… L'inconvénient serait de ne pas travailler, justement, sur l'articulation entre médecins traitant et correspondant. Il y a des progrès à faire pour qu'au quotidien, notre activité soit facilitée, mais aussi que les patients puissent accéder au second recours dans des délais convenables, avec une priorisation de cet accès.   Quels sont les enjeux d'une négociation commune ? Créer les conditions d'une relation harmonieuse entre médecin traitant et médecin correspondant, notamment sur le plan territorial en passant par les CPTS, dont l'accès à l'avis spécialisé est l'une des missions. Mais aussi en développant des outils de communication plus simple et la télé-expertise. Je souhaite que nous puissions reprendre très vite les négociations sur ce dossier.   Quels sont, au contraire, les points de divergence entre généralistes et autres spécialistes ? Si Patrick Gasser et Avenir Spé remettent en cause le parcours de soin et le médecin traitant, il va nous trouver sur son chemin. Nous nous y opposerons fortement. Le rôle propre du médecin traitant doit absolument être conforté. Mais... je ne doute pas que l'on puisse reprendre un dialogue avec toutes les composantes des spécialistes pour trouver un terrain d'entente.      

"On a oublié la médecine spécialisée"

Egora.fr : Selon vous, les médecins spécialistes ont-ils pâti ces dernières années, lors des négociations conventionnelles, du recentrage du système de santé sur le médecin traitant?

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Dr Patrick Gasser : Je pense très clairement que oui. La création d'Avenir Spé, l'évolution d'une branche vers un syndicat autonome, est liée à un constat : celui d'un système à l'anglo-saxonne avec d'un côté l'hôpital (majoritairement l'hôpital public) et de l'autre, la proximité au travers du médecin généraliste. On a oublié la médecine spécialisée. Depuis au moins 2004 et la création de la CCAM, plus rien. Alors que les gestes, la technique mais aussi les prises en charge ont évolué. Il faut savoir que dans une spécialité, les références évoluent tous les trois ans. Pour un médecin généraliste, c'est impossible d'avoir cette expertise. C'est pourquoi ce parcours de soin n'a de raison que pour le lien entre le généraliste et le spécialiste. Il ne doit pas se définir par un gate keeper, mais par un besoin du patient. Nous pensons aujourd'hui que le "tout référent médecin généraliste" est une erreur. Nous voulons remettre en place un parcours structuré au travers de la connaissance et de l'expertise. Quand le cancérologue prend en charge un patient avec chimiothérapie, le référent c'est lui. Mais cela ne veut pas dire qu'on minimise le rôle des uns par rapport aux autres, ou qu'on oppose les spécialités. Mais nous voulons qu'à un moment donné, dans ce parcours, ce soit le spécialiste qui soit au centre.   Vous plaidez donc pour un accès direct au spécialiste, qui pourrait être médecin référent ? Il ne faut pas prendre les gens pour plus bêtes qu'ils ne sont. Si on fait un peu d'éducation à la santé, les gens se retrouveront dans ce parcours. Ce parcours, c'est leur parcours. Laissons-les aller vers tel ou tel professionnel, en fonction de leurs besoins, des disponibilités, de leur environnement. C'est une forme de liberté. Plutôt que de dire que la porte d'entrée du système de soins, c'est le médecin traitant, c'est le généraliste. C'est une erreur fondamentale. Arrêtons de moins rembourser le patient car il n'est pas passé par le médecin traitant. Ça ne nous coûte pas moins cher… Je rappelle quand même qu'il y a dix ans, nous étions dans le top 3 des systèmes de soins. Aujourd'hui, nous sommes, selon les études, entre la 11e et la 28e. Il faut se demander pourquoi. Et je pense que la crise du Covid nous pose cette question. Malheureusement, personne aujourd'hui n'y a donné un semblant de réponse.   Pensez-vous que les généralistes et les spécialistes auraient intérêt à négocier séparément avec la Cnam ? Non, je ne crois pas qu'aujourd'hui -je dis bien aujourd'hui- on ait besoin de deux conventions. Je pense qu'il y a besoin d'un socle, une convention. Et derrière il y a des spécificités, qu'il faut accompagner.   Par le biais d'avenants ? Bien sûr. Il y a des spécificités pour les chirurgiens, les plateaux techniques lourds ou pour les spécialités essentiellement cliniques. Il y a eu des avancées sur le diabète mais elles ne sont pas effectives sur le terrain. Il faut que les diabétologues, les endocrinologues voire les patients puissent mettre en place les meilleurs traitements pour avoir une prise en charge plus adaptée. Je le dis sans vouloir vexer quiconque. Même chose pour les pédiatres… Il faut un vrai plan de l'enfant, avec un rôle défini pour chacun. A des moments-clés donnés, tous les enfants devraient pouvoir voir un pédiatre.   Mais ils ne sont pas assez nombreux… C'est vrai. C'est ce qu'on leur a dit il y a 15-20 ans pour calmer leurs revendications. Mais aujourd'hui, toutes les spécialités ne sont pas assez nombreuses ! ça veut simplement dire qu'il faut changer le mode de réponse à la population. Réfléchir à des organisations nouvelles, mais à la main des médecins. Le Gouvernement fait une erreur en voulant permettre aux infirmiers anesthésistes de voir les patients en consultation. C'est au médecin, dans le cadre de son organisation, de déléguer des tâches. Regardez ce qui se fait avec les ophtalmologues et les orthoptistes, c'est une vraie avancée.   Quel sera l'enjeu d'une négociation "socle" entre généralistes et autres spécialistes ? Le tarif de la consultation. Il ne faut pas l'inscrire dans ce qui est porté par certains, c'est-à-dire un genre de capitation, avec multiples forfaits et autres perfusions. Quand on est libéral, on est libéral. Pour que l'entreprise libérale puisse vivre et donner un soin éthique et d'excellente qualité, il faut payer les consultations de façon beaucoup plus importante. Après, pourquoi pas faire des niveaux. Les médecins spécialistes de l'Umespe ont largement travaillé là-dessus. Si la caisse nous dit banco, on a du grain à moudre. Mais je ne suis pas certain qu'elle veuille aller dans ce sens... Si elle veut rester sur la consultation de base comme elle l'a fait depuis 50 ans, le tarif ne va plus. Il est complètement déconnecté. Si on veut nous permettre de faire du travail aidé, d'avoir de vraies équipes pour prendre en charge la population, il faut payer ces consultations beaucoup plus cher.   Y a-t-il encore une place pour les syndicats polycatégoriels ? Je ne crois pas. C'est un échec.   Ces 100 dernières années* ont été un échec ? Exactement ! Globalement, ça n'a mené à rien. Les quelques avancées pour la médecine générale, je le dis très clairement, on les doit à MG France, avec qui j'ai toujours discuté. On le voit dans les résultats aux élections : MG France garde un bon pourcentage de voix, tandis que les autres syndicats s'érodent. Bien sûr, il y a des périodes de démagogie où untel ou untel crie plus fort que les autres pour gagner des voix aux élections. Mais ce ne sont pas eux qui font avancer les choses. Je fais le même constat avec le Bloc qu'avec MG France. Les syndicats polycatégoriels arguent du fait que s'il n'y avait que deux grands syndicats -un pour les généralistes, un pour les autres spécialistes- ils ne feraient que se chamailler. Mais comment font-ils au sein de leurs centrales ? Nous avons quatre, voire cinq centrales. Vont-ils tous y aller de leur couplet ? Au Canada, il n'y a que deux grands syndicats et ils s'en sortent très bien. Nous pourrions conclure de vrais deals avec le Gouvernement et nos interlocuteurs. Il faut arrêter d'avoir 50 personnes qui négocient de façon différente, c'est délétère pour la profession. Qu'il y ait des tensions entre généralistes et spécialistes, soit! Il y en a toujours eu. Tout le monde joue son jeu, mais on se parle et on travaille tous les jours ensemble. Je ne connais pas beaucoup de projets politiques publiés de la part de ces centrales polycatégorielles… A la CSMF, le dernier projet confédéral a été fait par Chassang, parti il y a huit ans. Au SML, il n'y en a jamais eu. A la FMF, on ne sait pas. En revanche, à l'Umespe, qui a évolué en AvenirSpé en fédérant d'autres personnes issues de centrales polycatégorielles, a publié un projet politique en 2018. Mais les journalistes ne s'en sont pas emparés. Car personne, aujourd'hui, ne s'occupe de la médecine spécialisée. La seule publication sur la médecine spécialisée est celle du Haut Conseil pour l'avenir de l'Assurance maladie, qui s'est interrogé sur la place de la médecine spécialisée.   On ne parle pas assez des spécialistes dans les médias ? Du moins dans la presse grand public ? Non. Et pourtant tous les patients veulent voir un spécialiste ! Arrêtons ce mensonge. Je sais que le médecin généraliste a une place très importante, mais en ce qui concerne les pathologies, le spécialiste a une place prépondérante. Regardez la vaccination, on a voulu faire plaisir aux médecins généralistes. Mais quand on a un effort populationnel à faire, tout le monde doit s'y mettre. Est-ce qu'on a demandé aux spécialistes de vacciner?   Ils le peuvent, en théorie… Il y en a quelques-uns. Mais on ne les a jamais appelés à rentrer dans la campagne. Quand vous avez une maladie chronique, vous savez quel type de vaccin il faut choisir ? Nous sommes appelés par les patients mais aussi par les médecins généralistes. Nous avons toute notre place dans cette campagne. Cette dichotomie entre l'hôpital d'un côté et le médecin généraliste de l'autre est obsolète. Je la combats et a priori je ne suis pas le seul. Mais nous verrons bien le résultat des élections, je reste humble. Nous ne faisons pas assez attention à tout ce qui passe dans notre environnement : Google, Facebook, Amazon, Doctolib… Au lieu de se faire la gué-guerre comme ça, on devrait réfléchir à autre chose.     *La CSMF a été créée en 1928    

Quand médecins généralistes et spécialistes négociaient des conventions séparées

Après la dénonciation par la caisse de la convention de 1993, de nouvelles négociations sont entamées en 1997. Opposée à la maitrise comptable des dépenses voulue par le Gouvernement, la CSMF entre dans une longue lutte, qui ne prendra fin qu'en 2005. Face à cette impasse, pour la première fois depuis 1971, deux conventions distinctes sont négociées en mars 1997 : une pour les généralistes, signée par MG France, et une pour les spécialistes, approuvée par l'Union collégiale des chirurgiens et spécialistes français.

L'avenant 1 à la convention des généralistes instaure l'option conventionnelle et la notion de médecin référent. En échange de son engagement à ne consulter (sauf exceptions) que le médecin référent choisi durant un an, l'assuré bénéficiait d'une dispense d'avance des frais. Quant au généraliste, il percevait une rémunération forfaitaire annuelle (150 francs par patient en 1997) en échange de la tenue d'un dossier médical de synthèse et de ses efforts pour maitriser les dépenses : respect d'un seuil maximal annuel d'activité compatible avec une médecine de qualité, interdiction des dépassements, prescriptions de génériques…

Les deux conventions sont annulées au cours de l'été 1998 par le Conseil d'Etat suite aux recours formés par plusieurs syndicats. Les généralistes signent une nouvelle convention en décembre 1998, reprenant l'option médecin référent et instaurant la télétransmission, tandis les spécialistes restent soumis à un règlement arbitral jusqu'en 2005 et la signature d'une nouvelle convention unique.

 

 
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