"Le médecin ne doit pas devenir un justicier sauveur" : comment l'Ordre veut protéger ceux qui dénoncent des violences 

10/03/2023 Par Pauline Machard
Déontologie

Régulièrement épinglé pour sa gestion des affaires de violences – dont des médecins sont témoins ou victimes – le Conseil national de l’Ordre des médecins (Cnom) assure se mobiliser, et mettre en œuvre autant des “mesures contre la maltraitance” que des “mesures de bienveillance”. Explications avec sa vice-présidente, le Dre Marie-Pierre Glaviano-Ceccaldi.   Egora.fr : Le dispositif Vigilance-Violences-Sécurité du Cnom, destiné à lutter contre toutes les formes de violences, a été impulsé en 2019. Quel a été le déclencheur ?  Dr Marie-Pierre Glaviano-Ceccaldi : Lors du Grenelle des violences conjugales, il y a eu une prise de position forte, institutionnelle, sur le respect du secret médical. L’Ordre a soutenu la proposition d’ajouter une dérogation permissive. Cela a abouti à l’adoption de la loi du 30 juillet 2020, qui permet la levée du secret [même sans l’accord de la victime, ndlr], dans des conditions strictement encadrées. L’Ordre a pris part, parce qu’il était important d’introduire la notion d’emprise comme motif. Pourquoi considère-t-on qu’une femme – 90% des victimes sont des femmes – n’est plus en mesure de porter plainte ? Parce qu’il y a emprise. Le prisme est celui de la victime. Nous nous sommes entendus sur les termes : l’intime conviction n’a pas été retenue, mais l’estimation en conscience oui, car elle traduit le dilemme éthique et déontologique du médecin face à ces situations. Puis nous avons publié un vade-mecum en tripartite – ministère de la Justice, HAS, Cnom – qui est maintenant l’outil de référence sur les violences au sein du couple.   En quoi était-il important pour l’institution d’accompagner cette levée du secret ? Nous ne pouvions pas avoir été partie prenante dans cette affaire et ne pas avoir la responsabilité d’accompagner cette loi sur le territoire. Nous avons donc réalisé des protocoles pilotes [de signalement des violences conjugales] dans trois départements : Bouches-du-Rhône, Puy-de-Dôme, Pyrénées-Atlantiques. Puis nous avons élaboré un protocole-type, que nous avons diffusé dans tous les conseils départementaux de l’Ordre, pour qu’ils signent une convention avec les procureurs, les hôpitaux, les instituts médico-légaux (IML), les unités médico-judiciaires (UMJ), et associent le préfet, quand c’est possible, pour parler sécurité du médecin signalant. Pour soutenir cette démarche, et pour élargir à toutes les formes de violences [et ceci qu’elles aient lieu dans la famille ou en-dehors, que la victime soit mineure ou majeure, dès lors qu’un médecin en est victime, témoin, confident voire auteur, NDLR] nous avons constitué, au sein de chaque conseil départemental de l’Ordre, cette commission vigilance-violences-sécurité (VVS). Vigilance, parce qu’il faut que le médecin soit en vigilance par rapport à des signes directs et indirects. Violences, bien sûr. Et sécurité, pour qu’ils puissent faire ce qu’ils doivent faire pour protéger la victime : cela va du signalement judiciaire quand la dérogation est possible, à l’information préoccupante, quand il s’agit d’un enfant en risque de danger. À ce jour, sur les 103 départements français, 101 commissions ont été créées. 65 protocoles ont été signés, 24 sont en cours d’élaboration. Ils ne visent pas que le signalement, ils visent aussi toutes les démarches de repérage et de dépistage : nous partons du début, le signalement est l’ultime recours.   Concernant les violences conjugales et les violences sur mineurs, en quoi est-ce la clé d’assurer la protection des signalants. Comment cela se passe-t-il dans les commissions ? Il faut protéger le médecin signalant. Sur le plan pénal, civil, disciplinaire. Mais aussi sur le plan de la sécurité, car ce sont des situations à haute dangerosité : l’auteur des violences peut se retourner contre le médecin. Il faut que le médecin puisse signaler – je ne peux pas dire en sérénité, parce que ce ne sont pas des situations sereines –, mais de la façon la plus tranquille possible. Il est de la responsabilité de l’Ordre d’éclairer au mieux sur le plan procédural le signalant via des élus ayant l’expertise de ces thématiques. Nous avons eu la première réunion de concertation et de formation des commissions départementales VVS le 18 janvier 2023 sur les violences conjugales, la levée du secret, la lutte contre la pédocriminalité, la criminalité et la sécurité du médecin. L’élu ne fera pas les choses à sa place – le législateur en a décidé ainsi –, mais il pourra lui donner des conseils. Et si le médecin a besoin d’une collégialité pour prendre sa décision, ou quand il s’agit d’un enfant pour pouvoir l’orienter au plus vite, l’élu sera en capacité de le mettre en relation avec une collégialité, pour l’aider à répondre au dilemme éthique et déontologique. Nous défendons l’idée que le médecin ne doit pas devenir un justicier sauveur, il est dans le soin, le signalement lui apporte une solution. Il faut aussi que l’Etat prenne en considération ces démarches. Parce qu’autant l’Ordre peut bouger certaines lectures d’appréciation, autant il ne peut pas mettre des services de protection derrière chaque médecin qui pourrait être bousculé, menacé, pour avoir signalé qu’une famille est maltraitante ou qu’un auteur tape sa femme.

    Ce type de dispositif est à même, selon vous, d’éviter des situations comme celles des Dres Izard et Fericelli, sanctionnées par l’Ordre dans le cadre de signalements de suspicions de maltraitance et de violences sur mineurs ? Cela éviterait des situations comme celles-là, où, malheureusement, ces médecins ont fait des signalements et, à côté, selon les chambres disciplinaires de l’Ordre, ont eu des actions complémentaires qui ont fait qu’elles se sont immiscées dans les affaires familiales. Je n’ai pas à porter de jugement sur cette affaire, cela relève du disciplinaire. Mais il est de la responsabilité des médias de ne pas cristalliser le débat sur des affaires minoritaires, car cela fait que les médecins ont peur. Chacun a sa part de responsabilité dans ces affaires. Si nous voulons que la cause, là on parle de mineurs, d’enfants, qu’ils soient mieux protégés, il faut que chacun prenne la mesure de sa responsabilité. J’en parle en connaissance de cause...

Le Comité national des violences intra-familiales (CNVIF), que j’ai créé, vient de clôturer son colloque. Il avait lieu en présence de Charlotte Caubel, la secrétaire d’Etat chargée de l’Enfance, et d’Amélie Oudéa-Castéra, la ministre des Sports. En introduction, j’ai bien dit que tous les milieux étaient concernés par les violences. Aujourd’hui c’est le sport, demain…. Tous les milieux doivent s’emparer de ces thématiques, prendre leurs responsabilités, et faire ce qu’il y a à faire pour qu’il y ait le moins de trous dans la raquette.     Concernant les violences sexuelles sur mineurs, seuls 5% des signalements émaneraient du corps médical selon la HAS... La HAS ne sait pas d’où sort ce chiffre. Tout le monde l’avance, mais il est tellement ancien que plus personne ne sait d’où il vient. Quand je suis allée voir la chancellerie, j’ai évoqué la difficulté de ne pas avoir de chiffres. J’espère qu’un jour nous en aurons, que nous aurons un suivi de ces chiffres pour que nous puissions mesurer l’efficience des mesures mises en place et prévoir des améliorations. Moi, je pars du principe que les médecins signalent peu. Pour plusieurs raisons : la crainte, peut-être le manque de formation, peut-être le manque de mise en situation… Parce que ce n’est pas quand on est le Jour J qu’il faut se poser la question. C’est pour cela qu’à l’Ordre, nous avons élaboré des kits. Ainsi, le jour J, les médecins n’ont plus qu’à cliquer et à dégainer. Nous signalons peu, mais nous ne pourrons jamais signaler autant que l’Education nationale, parce que nous n’avons pas les mêmes missions, nous ne voyons pas les enfants dans les mêmes conditions. Une consultation dure entre 15 et 30 minutes, et, pour les mineurs, se fait en présence des parents, des familles qui maltraitent. Je ne dédouane pas le médecin, mais ce n’est pas la situation la plus facile. D’autant qu’en dehors des coups où on verra un hématome ou des blessures, les négligences, maltraitances sournoises, ont des signes indirects. Pour autant, ce n’est pas pour cela que les médecins ne doivent pas signaler, nous en prenons la mesure et la responsabilité.   Le périmètre d’action des commissions a-t-il évolué depuis leur lancement ? Lors de l’Assemblée générale du 2 octobre 2022, en présence de la ministre Isabelle Rome [chargée de l’Egalité entre les femmes et les hommes, de la Diversité et de l’Egalité des chances] j’ai annoncé une ouverture sur les discriminations professionnelles, parce qu’une discrimination, quelle qu’elle soit, est une forme de violence. Il n’y a pas que la violence physique, la violence psychologique a tout lieu d’être prise en considération. Ce chantier restera ouvert jusqu’à la fin de la mandature. Cette branche discriminations va venir compléter ce que nous avons déjà mis en place concernant le refus de soins discriminatoire. Nous allons parler de l’égalité femmes-hommes dans la profession, de l’égalité des chances, de plein de sujets dont nous n’avons pas l’habitude de parler. La ministre en a pris la mesure, à tel point que nous avons un focus dans son plan d’action contre les discriminations annoncé le 30 janvier 2023. Elle va soutenir les démarches du Conseil national de l’Ordre des médecins. L’institution ordinale se bouge, et il y a un fil conducteur : il est de notre responsabilité d’accompagner un médecin qui est dans une situation particulière face à un patient ou une patiente victime. Mais il est aussi de notre responsabilité d’accompagner un médecin pour qu’il soit le mieux possible et non pas dénigré dans son milieu professionnel.   Les commissions VVS traitent aussi des violences dont les médecins sont auteurs et dont les patients sont victimes. Que vous évoquent les affaires de viols, d’agressions sexuelles, de violences gynécologiques qui occupent le terrain médiatique ? Cela m’évoque de l’indignation, quand les faits sont avérés. Après, cela m’évoque beaucoup d’interrogations : comment peut-on être amené, dans le cadre d’un exercice professionnel, à être accusé de violences gynéco-obstétricales et de viol ?

  Ces affaires ont pris de l’ampleur avec les réseaux sociaux. L’Ordre a-t-il été obligé de se positionner ? C’est me too, la libération de la parole. Beaucoup de gens sont contre, mais quelque part, ça nous oblige. Aux Etats-Unis, on parle des “VOG”, les violences obstétriques gynécologiques, depuis 1958, grâce aux associations. Les associations françaises s’en sont emparé il y a à peu près une dizaine d’années, et maintenant, avec la libération de la parole, on en parle couramment. Il a fallu une acculturation sociétale, pas que des médecins. Donc comment un médecin peut-il être embarqué là-dedans ? Pour y répondre, j’ai réuni un groupe de réflexion sur les difficultés rencontrées par une victime au cours d’un examen pelvien. J’ai profité de l’expertise des gynécologues obstétriciens à ce sujet, notamment du CNGOF, parce qu’ils sortent des recommandations pratiques, mais j’ai élargi volontairement à “une victime”, donc non genrée, pour pouvoir prendre aussi bien en considération la femme que l’homme. Parce qu’aujourd’hui, ce sont les femmes qui osent parler, mais demain ? Je ne vois pas pourquoi les hommes n’oseraient pas dire : “On m’a fait un toucher rectal pour la prostate sans me demander mon consentement”. Donc nous nous sommes positionnés – l’Ordre n’est pas une société savante – sur l’éthique et la déontologie. Nous avons réuni les 7 CNP concernés – médecine générale, gynécologues, obstétriciens, urologues, radiologues, gastro-entérologues, médecine physique et de réadaptation – déjà pour acter des choses. Parce que c’est bien beau de dire que les médecins sont incriminés de viols, oui, mais il faut déjà comprendre le mécanisme qui fait qu’on en arrive à ces situations.   Qu’est-il ressorti de ce groupe de réflexion ? Quand on écoute bien les associations et ces femmes, on se rend compte qu’il y a un problème dans le recueil du consentement. On aurait pu considérer il y a 30 ou 40 ans que le consentement était tacite, dans le cadre d’un exercice d’un autre temps – je dis aurait pu parce que moi je suis installée depuis 31 ans et j’ai toujours demandé le consentement – mais non, ce n’est pas un consentement tacite. Il ne s’agit pas d’avoir un consentement écrit. Mais en revanche, le recueil du consentement ne peut se faire qu’après une information loyale et éclairée...

c’est-à-dire compréhensible de la patiente, étayée éventuellement de schémas. Il s’agit d’expliquer pourquoi on fait l’examen, la nécessité, les risques. De lui dire qu’elle a le droit de refuser, mais de lui signaler les risques qu’elle prend, parce qu’il y a probablement d’autres techniques, mais qui ne permettraient pas tout à fait les mêmes recueils. Le consentement peut être retiré à tout moment : parce que la patiente ne le souhaite plus, parce que l’examen est douloureux... Nous avons fait une fiche sur l’examen pelvien et les recommandations éthiques et déontologiques, qui sera bientôt téléchargeable sur le site du Conseil national de l’Ordre.   Envisagez-vous d’autres actions dans le futur ? Sur ces thématiques, il y a une acculturation institutionnelle. À tel point que, dans le futur, nous allons émettre des préconisations. Chaque conseil départemental aura des élus dédiés. Il est bien évident que, quand une dame portera plainte contre un médecin par exemple pour violences – quelle que soit la violence –, viol, il y a des procédures qui sont de l’ordre de la législation. Nous nous devons d’éclairer la patiente sur les procédures, sur le fait qu’une conciliation va lui être proposée, qu’elle a le droit de la refuser, mais que quoi qu’il en soit, elle va être reçue, entendue individuellement. Et elle n’est pas obligée d’être confrontée à l’auteur des violences. Nous avons bougé les lignes sur les violences conjugales, car il était de notre responsabilité d’accompagner sur le territoire la loi du 30 juillet 2020. Nous avons acculturé l’institution ordinale de toutes ces thématiques. Maintenant, nous mettons en application les traitements bienveillants des situations.   La bienveillance est le mot-clé ? Je crois que oui. Aujourd’hui, nous ne pouvons pas avoir la prétention de bouger les lignes sans avoir cette bienveillance envers les victimes. Et puis ça a du sens : l’institution ordinale s’est de longue date mobilisée sur la thématique de la maltraitance, quelle qu’elle soit. Désormais, nous en sommes à veiller à la bientraitance. Il faut autant mettre des mesures de bientraitance que de mesures contre la maltraitance. Ce n’est pas incompatible, c’est complémentaire.

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