Traçage numérique : notre santé peut-elle s’affranchir de nos libertés individuelles ?

27/03/2020 Par Dr Alain Trébucq
E-santé
Le traçage numérique de chacun de nous n’est pas une nouveauté. Depuis bien des années, le simple suivi de nos paiements par carte bleue pouvait donner une esquisse assez précise de nos déplacements. Mais avec la téléphonie portable, la précision de ce traçage s’est décuplée, et surtout celui-ci est devenu permanent grâce au GPS et tant que notre téléphone n’est pas éteint. Ainsi, au lendemain de l’annonce présidentielle du confinement, les opérateurs de téléphonie ont pu donner au gouvernement des données très précises, certes anonymes, sur les flux migratoires, notamment des Parisiens se ruant dans leurs résidences secondaires ! Ces données de géolocalisation peuvent-elles être mises au service du contrôle d’une épidémie ? A quel prix pour nos libertés individuelles ?

Parmi les missions confiées au Comité analyse recherche et expertise (CARE) placé sous la présidence du Pr Françoise Barré-Sinoussi, figure le « backtracking », autrement dit le traçage numérique permettant d’identifier les personnes ayant été en contact avec une autre, infectée par le Covid-19 et prise en charge pour une forme symptomatique plus ou moins grave. Utilisée dans certains pays asiatiques, ce traçage numérique pourrait offrir un grand intérêt en période post-confinement, pour identifier aussitôt les personnes susceptibles d’avoir été contaminées par une personne déclarant une infection à Covid-19 et aussitôt de mettre en isolement tous ses contacts possibles avant qu’ils ne deviennent des propagateurs susceptibles de redynamiser une épidémie en voie d’extinction. Et par le même raisonnement, un tel usage permettrait d’endiguer un risque épidémique dont la menace continuera de peser sur le monde, bien après la fin de l’épidémie actuelle.

C’est du reste la stratégie initiale d’ores et déjà appliquée dans certains pays comme Taïwan, la Corée du sud ou Israël, évitant ainsi, jusqu’à preuve du contraire, la solution extrême du confinement général. Interrogé sur les dépistages massifs et le traçage numérique, le ministre de la santé Olivier Véran a d’ores et déjà émis des réserves : « La Corée ne se contente pas de faire massivement des tests de dépistage, elle fait du tracking. […] Etes-vous prête à suivre la Corée jusqu’au bout de sa démarche ? Moi, je n’en suis pas convaincu et à titre personnel, non plus ! » a-t-il répondu à la députée LFI Michèle Obono. Cependant, en période de post-confinement général, un confinement personnalisé, se limitant aux seules personnes ayant été au contact récent d’un malade infecté est tout à fait envisageable, plusieurs opérateurs travaillent ardemment à une solution applicable dans quelques semaines. Ces données de traçage numérique pourraient également être utilisées pour surveiller le respect des règles de confinement. C’est déjà le cas à...

Taïwan où les confinés sont surveillés via le GPS de leur smartphone, avec bien évidemment interdiction formelle de l’éteindre. Sur ce sujet, la Commission européenne n’est pas en reste. Sous l’autorité de Thierry Breton, ancien président-directeur général de France Télécom (Orange aujourd’hui), désormais commissaire européen au Marché intérieur et au Numérique, une dizaine d’opérateurs majeurs, dont Orange, travaillent sur le partage des données de géolocalisation afin de fournir à la Commission des données devant lui permettre de proposer des mesures visant à mieux contrôler l’épidémie. Ces moyens intéressent bien évidemment les épidémiologistes, les infectiologues et tous les spécialistes en santé publique. Mais à qui réserve-t-on le droit d’accéder à ces données ? Le Contrôleur européen de la protection des données (CEPD),  le juriste Wojciech Wiewiorowski, représente l’autorité indépendante chargée de la protection des données au niveau de l’Union européenne, il s’est très récemment exprimé sur le sujet, considérant « qu’il serait préférable de limiter l'accès à ces données à des experts autorisés en épidémiologie spatiale, en protection des données et en données scientifiques ». Tout en soulignant le risque que ces solutions deviennent permanentes. Risque réel ? La question est posée à David Gruson.   Egora.fr : Notre Santé peut-elle s’affranchir de nos libertés individuelles ? David Gruson : Évidemment, non. Mais on voit que la gestion de crise et le recours très large aux technologies numériques dans certains pays comme la Chine et la Corée du Sud met en exergue un point de tension entre les libertés individuelles et l’intérêt du collectif dans le recours à l’IA en contexte épidémique. Cette tension est une question classique en santé publique mais l’ampleur de l’épidémie et les nouvelles potentialités technologiques porte ce questionnement sur une échelle jamais vue jusqu’ici. C’est ce que j’avais décrit, sous l’angle de la fiction, dans le premier tome de SARRA en 2018 mais évidemment sans pouvoir penser que le contexte dramatique que nous vivons actuellement conduirait le réel à rejoindre aussi vite la fiction. Défendre les valeurs fondatrices de notre médecine personnalisée à l’heure de l’IA, c’est aussi tout le sens de ce que nous faisons depuis trois ans avec Ethik-IA.

Quels garde-fous faut-il instaurer au traçage numérique dans une période comme celle que nous traversons ? Il y a d’abord une position de principe à adopter sur le sujet. Olivier Véran vient de marquer ses réserves. Le Comité d’éthique du numérique travaille également sur la question. Je ne voudrais pas préempter cette réflexion qui doit être menée dans un cadre collégial compte tenu de la complexité mais aussi de l’importance des enjeux. D’un point de vue personnel et peut-être plus large que la seule question du tracking, je dirais, en première intention, que le contexte de crise que nous traversons ne suspend pas naturellement toute l’application du cadre juridique protecteur de nos libertés. Une voie de passage opérationnelle doit être trouvée entre...

les impératifs de réponse à la crise et la protection de ces libertés. C’est ce qu’a essayé de faire le Conseil d’Etat en se prononçant sur le confinement. Du point de vue de la technologie, je dirais que le cadre porté par l’article 11 du projet de loi de bioéthique donne une référence utile, y compris en temps de crise, en introduisant des principes impératifs : l’information du patient sur le recours à la technologie et la mise en œuvre d’une garantie humaine du numérique, intégrant activement les professionnels de santé et les représentants des patients. Mais il faut avoir aussi en tête que le défi n’est pas que normatif. Il est aussi industriel : nous devons pouvoir concevoir ces technologies en France et en Europe dans un cadre respectueux de nos valeurs fondamentales.

Comment éviter que ces usages deviennent permanents ? C’est un point essentiel. Si l’on peut concevoir que de nouvelles modalités opérationnelles que nous n’avions pas imaginées jusqu’ici soient conçues en temps réel pour répondre au COVID19, le temps de la gestion de crise ne doit pas devenir un temps permanent. Cette crise ne doit pas nous amener à jeter aux orties le RGPD et tout le travail effectué depuis près de trois ans sur la Garantie Humaine de l’IA. Je crois au contraire que ce principe sera reconnu, au sortir de cette crise, comme encore plus nécessaire à notre époque. Le livre blanc de la Commission européenne publié en février dernier avait d’ailleurs repris cette notion de garantie humaine sur laquelle travaille également l’OMS. Une IA efficace pour répondre aux crises mais aussi respectueuse de nos libertés fondamentales et agissant sous la supervision humaine : c’est ce que nous devons défendre pour l’Europe, je le crois profondément.  

Qui est David Gruson ?
David Gruson a été conseiller santé de François Fillon à Matignon puis directeur de CHU à St Denis de la Réunion avant d’être nommé délégué général de la FHF. Il est l’auteur de deux ouvrages (SARRA, une intelligence artificielle, et SARRA, une conscience artificielle) mêlant réalité et fiction sur fond d’IA et de débat éthique. David Gruson est le fondateur d’Ethik-IA.

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