Fake médecine : "Quand les patients dérapent, les médecins ont le droit de se fâcher"
L'Académie nationale de médecine vient de s'emparer de la question de l'irrationnalité dans le soin. Elle s'est interrogée sur ses conséquences dans la pratique et la formation des soignants et a publiée plusieurs recommandations, principalement centrées sur la quête de sens et l'écoute. Le Pr Bruno Falissard, pédopsychiatre et co-signataire de ce rapport dévoile pour Egora des éléments concrets pour permettre aux médecins de mieux construire l'alliance thérapeutique entre médecin et patient.
Egora : Le délit d'incitation à l'abstention aux soins a été voté dans le cadre d'une loi contre les dérives sectaires. La question de l'irrationalité dans le soin est de plus en plus présente. Comment expliquer ce phénomène et ses dérives ?
Pr Bruno Falissard : On ne sait pas s'il y a des dérives. A ma connaissance, il n'y a pas d'étude qui a évalué à intervalle de temps répété, les dérives. En revanche ce qui est sûr, c'est qu'on en parle plus. Je pense que l'épidémie de Covid a révélé au grand jour qu'il y avait des gens qui racontaient n'importe quoi, et à tous les niveaux. C'est ce qui s'est révélé inquiétant d'ailleurs. Voilà pour les faits.
Doit-on s'inquiéter du fait que les patients et la société aient une tendance à aller vers l'irrationalité ? Les sociologues sont partagés là-dessus. Beaucoup de confrères disent que les patients arrivent en sachant ce qu'ils ont parce qu'ils "ont vu sur internet et que c'est comme ça". Si le médecin réfute le diagnostic établi par le patient, ce dernier rétorque que c'est lui qui a raison. Je pense que c'est une situation que les cliniciens vivent beaucoup plus qu'il y a 20 ans. Cela n'est pas dû qu'à internet mais aussi à ce que l'on peut appeler la post-modernité, c’est-à-dire que chaque individu à le droit d'exister, est unique et sa parole doit être respectée. Tout cela est très bien, mais ça n'est pas parce qu'on respecte leur parole que les gens disent des choses vraies.
Comment agir face à ces comportements de patients ?
C'est comme en psychiatrie, qui est mon métier. On demande tout de suite comment faire pour que le patient aille bien ? D'abord, il faut parler et comprendre, et après on agira. Il y a un risque d'échappement pour certains patients aux données de la science. Le patient peut alors répondre au médecin : "Il n'y a pas de raison que vous pensiez mieux que moi ou que le naturopathe. Je vais d'ailleurs aller voir le naturopathe car comme tout le monde a le droit de s'exprimer, tout le monde a accès à la vérité." Il y a donc là un problème d'accès à la rationalité. Ça n'est pas parce que tout le monde a le droit de s'exprimer que tout le monde a raison.
D'un autre côté, l'accès à internet fait qu'il y a un certain nombre de patients qui sont plus rationnels qu'avant. Avant on écoutait le voisin, maintenant on va sur Wikipédia. Wikipédia c'est mieux que le voisin.
On accuse souvent internet et les réseaux sociaux de contribuer à cette hausse de l'irrationalité dans le soin. Mais vous dites dans votre rapport que les médecins ont leur part de responsabilité ?
Oui c'est vrai, mais sur ce point il faut creuser davantage. Il faut d'abord définir la notion d'irrationnalité dont il existe plusieurs définitions qui ne disent pas toutes la même chose. Deux définitions sont particulièrement pertinentes en médecine. La première, que nous médecins considérons comme allant de soi, consiste à dire : "Est rationnel ce qui est consistant et conforme aux données de la science." La deuxième dit que la rationalité consiste à : "Etre capable de mettre en œuvre ce qu'il faut pour arriver à ses fins." Les deux définitions sont complétement différentes.
Par conséquent, dans le cas d'un patient brûlé qui va aller voir un barreur de feu, le médecin dira qu'il n'y a aucune donnée scientifique pour les barreurs de feu, ça n'est pas rationnel. Mais si le patient va mieux après le barreur de feu, pour lui ça sera rationnel. Il y a donc, dans certains cas, des conflits de rationalité entre les soignants et les soignés. Le premier pas c'est d'en prendre conscience. Chacun doit regarder devant sa porte et nous devons accepter, nous médecins, que les patients n'aient pas la même vision de la rationalité que nous.
Dans le rapport nous disons donc, plutôt que de s'intéresser à la question de la rationalité qui est compliquée, regardons les faits, les normes et les valeurs. En médecine il y a des faits qui s'imposent à nous. Si un diabétique de type 1 n'a pas d'insuline, cela va mal se passer. C'est faits sont non négociables au même titre que la Terre est ronde. On peut se poser la question "La Terre est-elle ronde ?", mais elle est ronde.
A l'opposé il y a des valeurs, qui sont : "Qu'est ce qui est bien ou mal ?" Un patient peut dire qu'il préfère ce traitement pour telle ou telle raison parce qu'il trouve cela bien. Les valeurs sont personnelles.
Comment mettre tout le monde d'accord entre les faits des médecins et les valeurs des patients ?
C'est ce qui s'appelle la relation médecin-malade et l'alliance thérapeutique. Quand un malade vient nous voir, ça n'est pas toujours pour avoir un certificat médical pour une compétition de golf [par exemple]. Là, on est bien d'accord ça n'est pas notre métier de faire cela. Mais le cœur de la médecine c'est : "Je vais mal et j'ai besoin de votre aide." Le médecin doit écouter cette plainte qui a à voir avec la douleur et avec la vie. Il y a la peur de mourir qui est toujours un peu présente quand on va voir un médecin. Raisonnent alors des questions de spiritualité, de sens, de vie… c'est inévitable. Mais pour cela on n'a pas le temps, la HAS ne nous dit pas qu'il faut le faire, ça n'est pas au cœur des études de médecine. Du coup, plein de patients disent qu'ils ne se sentent pas entendus. C'est même devenu une banalité de dire cela.
Comment remettre cette question du sens, qui est cruciale dans votre rapport, au cœur de la relation médecin-patient ?
Les patients le demandent et les soignants aussi. C'est une question systémique. Il faut que les autorités le comprennent. La Cnam et la HAS doivent arrêter de tout opérationnaliser en faisant que la portion congrue du soin soit la relation médecin-malade. C'est ce qu'il se passe. Cocher toutes les bonnes cases sur l'ordinateur pour avoir la Rosp, c'est une chose mais si on parle bien au patient, on n'a pas d'argent en plus. En ce moment, tout est fait pour qu'on ne parle pas au patient. Ça ne va pas et l'Académie de médecine doit le dire. Au niveau de l'organisation du système de soins, rien n'est fait pour qu'on lutte contre cette perte de sens.
On doit faire des efforts de chaque côté, qu'il s'agisse du médecin ou patient. Il ne faut pas se dire : "Madame Martin, elle raconte n'importe quoi." Il faut accepter la patiente comme elle est, même si ça prend de l'énergie. Pour moi médecin c'est n'importe quoi, mais pas pour elle. Alors je dois l'écouter. C'est dur, on n'a pas le temps mais il faut le faire. Et d'un autre côté les patients doivent accepter que les médecins ont un savoir et des responsabilités. Il y a une autorité en médecine parce qu'il y a une responsabilité.
Concrètement, comment cela se traduit-il ?
Les médecins sont formés comme des scientifiques et c'est très bien. Mais prenons également conscience que la médecine c'est infiniment compliqué. Les patients ont peur de mourir, ils font des bêtises, ne prennent pas leurs médicaments. On pourrait dire qu'ils sont irrationnels, mais ils sont juste humains. Plein de médecins ne sont également par rationnels quand ils sont eux-mêmes malades.
N'avez-vous pas cette analyse et ce raisonnement parce que vous êtes psychiatre ?
Oui bien sûr, mais au sein de la commission qui a écrit ce rapport sur l'irrationnalité, nous étions que deux psychiatres. Il y avait d'autres spécialistes, comme des rhumatologues, infectiologues, un ORL et des médecins généralistes bien entendu.
A l'Académie de médecine, j'ai plutôt des collègues âgés et qui exerçaient il y a 20, 30 ou 40 ans. Ils avaient un autre rapport à la médecine et les échanges étaient très riches. C'était une époque où cette question de l'écoute et du sens était centrale.
Il y a 50 ans, il y avait des rebouteux partout en France et les gens allaient les voir, cela faisait partie de la société. Vous aviez beau être professeur de médecine, les gens allaient voir le rebouteux. Les médecins devaient accepter les gens comme ils étaient.
Dans votre rapport, vous recommandez de renforcer la formation des étudiants en médecine…
Il y a déjà des simulations d'entretien dans certaines fac et c'est déjà très efficace. Mais il faudrait également mettre plus de sciences humaines et sociales dans les études de médecine. Pendant les études il y a 600 heures de cours de bio, comme la biophysique, biochimie, bioanatomie… Il y a entre 0 et 15 heures de cours de psychologie médicale. La science c'est très important il n'y a aucun doute mais les écarts vont très loin.
Comment un médecin pourrait réagir face à un patient convaincu des bénéfices d'un magnétiseurs ou autre. Certains mettent en danger leur santé, comment les remettre dans le chemin du soin scientifique ?
Je vais décrire ce que je fais face à cette situation. Dans un premier temps, il faut en parler : "Ah bon, vous faites cela, ça m'intéresse." La construction de l'alliance thérapeutique repose sur l'empathie, la chaleur et l'honnêteté.
Si le patient me répond que "Gustave Roussy c'est nul et que la chimio c'est dangereux", là on sort le carton rouge et on est en droit d'exercer son autorité sur le patient. "Monsieur Martin, je ne suis pas d'accord avec vous et ce que vous faites c'est grave. Vous en train de vous flinguer. Vous êtes mon patient et je ne peux pas accepter cela. Vous vous mettez en danger et vous venez me voir, je me fâche." Il faut le dire, on a le droit de se fâcher quand on est médecin.
Il faut donc ce double positionnement d'écoute, d'ouverture et d'humilité. Mais si ça dérape, il faut se fâcher. La société attend cela de nous.
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