La saignée en médecine : une très longue histoire qui n’est pas encore terminée

09/09/2018 Par Pr Pierre Brissot
Histoire

De l’Antiquité au XVIIe siècle, la saignée régna massivement et sans partage sur la thérapeutique. Puis vint le temps des doutes pour une pratique dont il reste quelques indications très précises.

Il est difficile de situer avec précision les tout débuts de la saignée mais elle est déjà citée dans le papyrus Ebers (xvie siècle av. J.-C.). Une scène d’un vase grec du début du ve siècle av. J.-C. montre aussi, de manière très explicite, sa pratique.

 

D’abord un règne sans partage

L’usage de la saignée s’est probablement d’abord appuyé sur des explications « surnaturelles », magiques ou religieuses. La tradition hippocratique et galénique lui a donné ensuite avec la théorie des humeurs des fondements plus « naturels » : la plupart des maladies étaient supposées être liées à un processus inflammatoire responsable d’une rétention de ces humeurs (sang, bile jaune, bile noire et phlegme) avec une évacuation insuffisante par les sites excréteurs naturels tels que la bouche, le nez, le rectum et l’urètre. D’où l’importance d’une saignée en cas d’inflammation majeure pour écouler le trop-plein d’humeurs. Cette conception a dominé la médecine pendant des siècles. L’apogée de la pratique se situant au XVIe et surtout au XVIIe siècle, avec un usage marqué par de nombreuses dérives.

 

Pour traiter et prévenir toutes les maladies

La première dérive liée à la saignée fut son usage extensif. Censée traiter toutes les maladies, sa pratique se généralisa. Du Bellay la célèbre : « Ô bonne, ô sainte, ô divine saignée ! » ; pour Leonardo Botallo, médecin de Charles IX et de Henri III, elle est le « seul vrai remède de toutes les affections » ; pour Guy Patin, doyen de la faculté de médecine de Paris, il n’y a « point de remèdes au monde qui fassent tant de miracles ». Mais elle fut utilisée aussi à titre préventif : toutes les couches de la société avaient recours à la saignée « de précaution ». Les médecins de Louis XIII et Louis XIV et ceux de la noblesse en abusèrent. Mais les ouvriers « qui ne pouvaient s’offrir le luxe de tomber malades » y recouraient aussi le dimanche… Même le clergé était sensible à ce tourbillon déplétif. La saignée était proposée dans les monastères trois à quatre fois par an et les moines semblaient ne pas se faire trop «prier » pour l’accepter, d’autant – mais Dieu le leur pardonnait certainement – qu’elle permettait de bénéficier d’un repos de compensation et d’un repas amélioré…  

De multiples sites pour l’incision

Les autres dérives étaient liées à ses conditions de réalisation. Les barbiers-chirurgiens qui la pratiquaient avec des instruments dédiés, au premier rang desquels la lancette, s’ils saignaient les veines du pli du coude, multipliaient aussi les autres sites de prélèvement, au niveau du pied, de l’oreille, du cuir chevelu et de bien d’autres encore puisque certains schémas répertorient jusqu’à 53 sites potentiels… Son usage était aussi volontiers forcené, comme en témoignent les 47 prélèvements faits en un an chez Louis XIII et surtout les 2000 saignées subies par Louis XIV durant sa vie…  

Saigner du côté opposé ?

Le choix du moment optimal pour la pratiquer pouvait aussi relever d’une forme d’ésotérisme mêlant rythme des saisons, signes du zodiaque et phases lunaires. La question de la latéralité du site de prélèvement était aussi débattue. Depuis Hippocrate et Galien, le dogme était que la saignée devait être réalisée en controlatéral (on saignait à droite en cas de pleurésie gauche…). L’émoi de la Faculté fut donc à son comble quand Pierre Brissot (1478-1522), professeur de philosophie et de médecine, conclut – après avoir retraduit les textes anciens – dans son livre De Sanguinis missione in viscerum inflammationibus, qu’il fallait que la saignée soit homolatérale. D’abord vertement vilipendé par la Faculté pour cette prise de position jugée quasi hérétique, il fut ensuite encensé, grâce à des résultats favorables et probablement fortuits.   

Le grand déclin

Les excès de la saignée annoncèrent son déclin. Dans Le Malade imaginaire (1673), Molière tourne en dérision les médecins Diafoirus père et fils qui ne pensaient que par elle. Trois ordres de considérations expliquent ce reflux. Tout d’abord des considérations financières. N’y avait-il pas un lien entre soif de sang et soif d’argent, toutes deux soifs de… « liquidités » ? On cite ainsi le cas de ce grand préleveur de village qui, à raison d’une quinzaine de saignées journalières, s’était constitué une fortune appréciable. Mais si Toinette dans Le Malade imaginaire (acte 1, scène 5) déclare à Argan que son médecin Purgon avait dû « tuer bien des gens pour s’être fait si riche », cette dérive ne devait concerner qu’une minorité de thérapeutes.  

Les craintes des médecins

Mais ce sont surtout les découvertes de William Harvey sur la circulation sanguine (1628) et les avancées scientifiques intervenues au xviie siècle qui achevèrent de ruiner la théorie des humeurs et ainsi les fondements mêmes de la saignée. D’autant que des considérations purement médicales apparurent. Les médecins commencèrent à s’inquiéter de ses effets indésirables. Si certains étaient modérés (hématomes, infections, blessures tendineuses voire artérielles), d’autres étaient beaucoup plus graves (collapsus, décès…). Des cas célèbres illustrent cette prise de conscience. L’état de MarieThérèse d’Autriche qui mourut à 45 ans à la suite d’un abcès de la région axillaire semble avoir été aggravé par les saignées. George Washington, le premier président des États-Unis, victime à 67 ans d’un syndrome d’allure grippale, se vit soustraire près de 4 litres de sang en trois jours, soit la quasi-totalité de sa masse sanguine, et mourut manifestement exsangue.  

L’implacable démonstration de Louis

Face à tant de risques, des voix médicales finirent par s’élever. Pierre Boyer de Prébandier, médecin de la faculté de Montpellier, écrivit dans son ouvrage Des Abus de la saignée (1759) que « détruire ceux (les partisans) de la fréquente saignée ne serait pas l’un des moindres services rendus à l’humanité » ! Deux grands maîtres de la médecine française s’illustrèrent dans ce combat. PierreCharles Alexandre Louis (1787-1872), membre de l’Institut, pionnier de la médecine factuelle et numérique, publia aux éditions Jean-Baptiste Baillière en 1835 ses Recherches sur les effets de la saignée dans quelques maladies inflammatoires, une démonstration très argumentée qui concluait à l’inutilité de la saignée dans la pneumonie. Louis avait comparé plusieurs groupes de malades qui avaient été saignés à des moments différents. Ce faisant, il s’opposait frontalement à Broussais dont le prestige était immense et qui était un adepte farouche de la déplétion sanguine moins par la saignée que par un recours immodéré aux sangsues. Il en «consommait » plus de 100000 par an dans son service (sous son influence, la France en importait, dans les années 1830, plus de 40 millions par an…), ce qui faisait dire qu’il avait fait couler plus de sang que Napoléon pendant toutes ses campagnes ! Autre opposant, Philippe Pinel qui a libéré les aliénés de « leurs fers » (fig. 5), mais est moins connu pour avoir préservé les aliénés de « leur fer »… en supprimant chez eux l’indication des saignées, jusque-là considérées comme le seul traitement de la « folie ». Toutes ces considérations finirent par calmer la frénésie évacuatrice, et la pratique des saignées décrut fortement et rapidement… sans toutefois totalement disparaître puisqu’aujourd’hui encore cet acte thérapeutique conserve de vraies indications.  

Mais la saignée résiste encore… 

Le champ des indications restantes peut être envisagé en deux temps.  

Les indications semi-récentes

Devenues obsolètes, elles ont cependant correspondu, à une période encore proche, à une réalité de l’exercice médical. Ainsi, au cours de l’anasarque du nouveau-né, la saignée a pu s’avérer efficace (communication du Pr Georges David, Académie nationale de médecine, qui en fut le pionnier). Surtout, nombre de médecins aujourd’hui conservent le souvenir, lors de leurs gardes, de l’efficacité spectaculaire de la soustraction sanguine au cours de l’œdème aigu du poumon.  

Les indications toujours d’actualité

Elles sont au nombre de quatre, se partageant les domaines de l’hématologie et de la génétique métabolique. En hématologie, la saignée demeure un atout thérapeutique dans la polyglobulie primitive ou maladie de Vaquez. De même, au cours de la drépanocytose, les saignées, qui doivent bien sûr être conduites avec discernement dans un contexte d’anémie chronique, ont montré leur efficacité pour diminuer la gravité et la fréquence des crises vaso-occlusives, parfois dramatiques, liées à l’effet obstructif vasculaire des hématies falciformes. Dans le domaine des maladies métaboliques d’origine génétique, la porphyrie cutanée tardive reste une grande indication des saignées. En effet, la symptomatologie dermatologique (bulles des parties découvertes, fragilité cutanée) est remarquablement améliorée par les saignées d’induction et prévenue par les saignées d’entretien. Mais ce sont bien sûr les hémochromatoses génétiques qui demeurent l’archétype des affections traitables par les saignées.  

Hémochromatoses : le rôle de l’hepcidine

Ce champ génétique inclut avant tout la forme la plus fréquente, l’hémochromatose liée au gène HFE (hémochromatose de type 1). Mais plusieurs autres formes, beaucoup plus rares, dites non liées au gène HFE, sont concernées. Il s’agit des hémochromatoses dites juvéniles (hémochromatoses de types 2A et 2B) par mutations respectivement des gènes de l’hémojuvéline (HFE2 ou HJV) et de l’hepcidine (HAMP), ou l’hémochromatose par mutations du gène du récepteur de la transferrine 2 (TFR2) [hémochromatose de type 3]. Au cours de ces différentes formes d’hémochromatoses (1, 2 et 3), c’est une baisse de la production hépatique de l’hormone du fer, l’hepcidine, qui est à l’origine de la surcharge en fer sanguine puis viscérale (essentiellement les parenchymes hépatique, pancréatique, hypophysaire et cardiaque). Une autre forme d’hémochromatose (hémochromatose 4B) correspond à de rares mutations du gène de la ferroportine (SLC40A1) qui sont responsables d’une résistance cellulaire à l’hepcidine (la ferroportine ne jouant plus son rôle de « récepteur » de l’hepcidine circulante). Ce caractère réfractaire à l’hepcidine a les mêmes conséquences qu’un déficit quantitatif en hepcidine. L’efficacité et la tolérance des saignées, conduites, en cas de surcharge massive, pendant de nombreux mois sur un rythme hebdomadaire et avec des volumes conséquents (400-500 mL à chaque soustraction), sont dans toutes ces affections remarquables (la réserve principale en termes d’efficacité concernant la fréquente non-réponse des symptômes articulaires). L’explication de ces excellents résultats d’ensemble réside probablement dans la performance fonctionnelle de la ferroportine, dont la grande propriété – à côté du rôle de récepteur de l’hepcidine précédemment évoqué – est d’être la seule protéine connue à ce jour pour assurer l’export du fer cellulaire dans le plasma. On peut ainsi remarquer que la baisse de l’hepcidine dans l’hémochromatose a deux conséquences relativement opposées pour le malade : d’une part elle est la source même de la surcharge en fer en favorisant l’entrée du fer dans le plasma à partir des entérocytes (hyperabsorption digestive du fer) et des macrophages spléniques (hyperlibération du fer splénique provenant de l’érythrophagocytose); d’autre part, elle permettrait, après la saignée, un recyclage très efficace du fer de la cellule dans le courant sanguin pour un adressage à la moelle osseuse afin de contribuer à y fabriquer de nouveaux érythrocytes de remplacement. Il est toutefois une forme particulière d’hémochromatose pour laquelle les saignées peuvent être problématiques. Il s’agit de la classique « maladie de la ferroportine » (ou hémochromatose de type 4A). Dans cette affection, les mutations de la ferroportine (SLC40A1) affectent la propriété d’export cellulaire du fer, rendant compte d’une surcharge en fer par rétention de fer intracellulaire (surtout macrophagique) et non, comme dans les autres formes d’hémochromatoses, par hyperentrée de fer dans les cellules parenchymateuses. Cette donnée physiopathologique explique le risque de tolérance hématologique médiocre des saignées (risque d’anémie), la capacité de recyclage du fer en post-saignée étant réduite par le type d’atteinte fonctionnelle de la ferroportine (bridant la sortie du fer cellulaire). Une baisse du rythme et du volume des saignées permet cependant habituellement de mener à bien la déplétion viscérale en fer. Bien que pour nombre de formes d’hémochromatoses (types1, 2 et 3) la manipulation thérapeutique de l’hepcidine représente une grande voie d’avenir, les saignées dans le traitement de l’hémochromatose ont sans doute encore de beaux jours, ou plutôt de belles années, devant elles.  

Leçons et paradoxe

Cette évocation de l’histoire de la saignée permet d’adresser un clin d’œil à la théorie humorale qui a tant agité les médecins au cours des siècles, puisque la nature même des indications restantes de la saignée a pour but d’éliminer soit un excès de globules rouges normaux (maladie de Vaquez), soit de globules rouges anormaux (drépanocytose), soit de porphyrines (porphyrie cutanée tardive) soit de fer (hémochromatose). Mais d’autres leçons peuvent être tirées de cette histoire : – une leçon d’humanité ; en effet, qu’ils aient été défenseurs ou pourfendeurs de cette pratique médicale, il est frappant de voir combien les médecins qui nous ont précédés ont été animés par une passion qui trouvait sa justification dans la conviction très forte qu’ils rendaient service à leurs patients ; – une évidente leçon d’humilité, cette histoire démontrant, s’il en était besoin, que l’intime conviction ne peut se substituer à la preuve : grâce à la méthode numérique de Louis, la saignée aura été un des tout premiers traitements véritablement évalués par une démarche anticipant la médecine fondée sur les preuves. Reportons-nous enfin trois siècles et demi en arrière. Nous sommes le 15 juin 1667 : Jean-Baptiste Denis qui est aussi le médecin de Louis XIV est fort préoccupé par l’état de santé d’un jeune homme de 15 ans apparemment exténué par de nombreuses saignées. Il eut alors l’idée de lui transfuser du sang d’agneau, ce qu’il affirma lui avoir été favorable… Ce n’est pas là le moindre des paradoxes de cette histoire que ce soient en définitive les excès de la saignée qui aient été à l’origine d’une autre aventure, tout aussi tourmentée mais qui devait s’avérer si bénéfique pour la santé humaine, celle de la transfusion sanguine…  

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