Convoqué par la CPAM, un généraliste tente de se suicider : "Ces mots ont bousillé ma vie"

12/05/2021 Par Pauline Machard
Témoignage
Les mots employés par l’Assurance maladie pour le convoquer afin d’évoquer sa prescription d’arrêts de travail avaient poussé le Dr François Moriss, médecin généraliste à Hazebrouck (Nord), à attenter à sa vie dans son cabinet médical, en mars 2018. Aujourd’hui, il assigne en justice la CPAM des Flandres et la Cnam, pour obtenir réparation.  

 

Trois ans que François Moriss n’a pas remis les pieds dans son cabinet, situé pourtant au rez-de-chaussée de sa maison. “Ma famille m’interdit de m’y rendre, explique-t-il. C’est donc un tiers de mon habitation que je ne peux plus fréquenter.” Et pour cause : c’est dans ce lieu, qu’il a tant aimé, que le généraliste hazebrouckois, aujourd’hui âgé de 62 ans, a tenté de mettre fin à ses jours, le 10 mars 2018. Ce jour-là, François Moriss s’est levé aux alentours de 5h du matin, est descendu dans son cabinet, fusil de chasse en main, puis s’est “tiré une cartouche en pleine tête”.  

Le geste n’a pas été létal, car les bruits de “pas accélérés se dirigeant vers le cabinet”, ceux de sa femme et de son fils, ont précipité son geste, écrit l’homme, dans un long courrier revenant sur le drame. Mais les dégâts ont été considérables : c’est défiguré et en sang qu’il est retrouvé par ses proches, “le tiers inférieur et le tiers moyen de la face broyés”. Pendant quinze jours, son pronostic vital sera engagé. Il s’en sortira finalement, mais pas indemne.  

 

“Un véritable coup de poignard” 

Pour comprendre ce geste désespéré, il faut remonter trois semaines en amont. Le 15 février 2018, le praticien est contacté par la secrétaire de direction de la CPAM des Flandres, pour convenir d’une date de convocation. À la date fixée (ce sera le 21 mars), il devra se rendre dans les locaux pour évoquer sa prescription d’arrêts de travail, “l’objectif étant de parvenir à prescrire moins d’arrêts”, souligne François Moriss, qui a soigneusement consigné tous les éléments de son affaire.  

Le praticien demande alors si tous les généralistes sont concernés par cette convocation. Ce à quoi on lui répond, rapporte-t-il : “Non, vous avez été taupé”. François Moriss ressent tout de suite la “cruauté” du propos, qu’il reçoit comme un “véritable coup de poignard”. Une rapide consultation du dictionnaire lui confirme ses craintes. “Tauper” se rapporte à une “prise en flagrant délit”, “une escroquerie". “Non. Vous avez été taupé. Ces cinq mots ont bousillé ma vie, celle de ma femme, de ma famille”, insiste-t-il.  

Si, “instantanément”, il assure avoir su que “tous [ses] arrêts étaient justifiés”, ces paroles vont, malgré tout, faire vaciller en un instant trente années de pratique. Trente années de “sacerdoce”, de dévouement à ce métier, “concrétisation d’un rêve d’enfant”. Trente années, aussi, d’un “exercice sans faille” de la médecine. “Jamais je n’avais eu de souci que ce soit avec un patient ou avec un organisme officiel (conseil de l’Ordre, Urssaf, Impôts, Sécurité sociale…)", tient-il à rappeler. Les semaines suivantes, le Dr Moriss poursuit son activité, mais “atteint d’un stress permanent”, hanté à l’idée d’être un escroc. Le 5 mars, n’en pouvant plus, il décide de s’arrêter trois jours, “pensant pouvoir évacuer un peu avec l’aide d'anxiolytiques et la consommation de quatre paquets de cigarettes par jour”. En vain. À l’époque, le praticien ne demande pas d’aide, “veut s’en sortir seul, mais il le regrette aujourd’hui. Peut-être que si je n’avais pas travaillé seul, j’aurais pu me confier à un confrère…” 

Le 8 mars, il reprend, tant bien que mal, son activité. Mais un nouvel appel de la même secrétaire dès le lendemain, le 9, pour lui rappeler de ne surtout pas oublier son rendez-vous, le fait sombrer. C’est “l’appel de trop”. “Ce jour-là, en raccrochant le téléphone, ne supportant plus de vivre avec la pensée constante d’être un escroc, ma décision était prise d’en finir dès le lendemain”, écrit-il recensant l’affaire. “S’il n’y avait pas eu l’appel du 9 mars, je crois que je n’en serais pas là”, souligne aujourd’hui François Moriss.  

 

“Mon épouse assure ma surveillance 24h/24”  

En trois ans, le praticien est passé par de nombreuses épreuves : il est ainsi resté cinq mois sans pouvoir boire, manger, il a été trachéotomisé durant plus de 9 mois. Il a subi à ce jour douze chirurgies, dont certaines très lourdes : sa mandibule a été remplacée par du péroné, la maxillaire supérieure par de l’omoplate… Et si plusieurs chirurgies sont prévues à l’avenir, “il est peu probable que celles-ci permettent d’améliorer de façon significative son état, notamment fonctionnel”, mentionnera un rapport d’expertise. Aujourd’hui, trois ans après le drame, les préjudices physiques, fonctionnels, esthétiques, sensoriels, sont encore extrêmement importants. François Moriss fait ainsi savoir qu’il n’a plus de goût, d’odorat, qu’il boit avec une seringue, qu’il est “totalement dépendant de [son] épouse pour l’alimentation qu’elle [lui] donne sous forme de liquide, à la cuillère, comme à un nouveau-né”, ce qui est “particulièrement humiliant”.  

Et les préjudices ne s’arrêtent pas là : sa bascule en retraite anticipée au titre de l’inaptitude totale et définitive de travail occasionne à François Moriss de grosses pertes de revenus. D’autant plus que le généraliste hazebrouckois ambitionnait de travailler en libéral jusqu’à ses 70 ans, et en tant que médecin agréé des commissions médicales du permis de conduire jusqu’à ses 75 ans. Au-delà de l’aspect économique, la perte de son travail constitue pour le médecin une énorme perte de sens, surtout en cette période : “Avec le Covid-19, mon sentiment d’inutilité est majoré. J’aurais pu aider, aller vacciner le dimanche… Même bénévolement !”. S’il ne peut plus exercer, le Dr Moriss a tenu à garder contact avec ses patients. Déjà car “ils font tous partie de ma famille”, mais aussi parce que “c’est le seul moyen que j’ai de conserver un petit lien avec le métier, car pour le reste je ne peux plus rien faire… En revanche, cela dérange peut-être l’Assurance maladie, mais ma mémoire, elle, est intacte, tonne-t-il. J’ai une mémoire impressionnante, une mémoire de feu. Je suis encore capable de lister tous leurs médicaments, toutes leurs pathologies. C’était ma vie… C’était ma vie…” 

Sa vie, aujourd’hui, François Moriss la passe la plupart du temps cloîtré chez lui, ne voulant pas “afficher [son] visage à la vue des gens”, montrer qu’il est limité par “de gros problèmes d’élocution”. L’impact psychologique de ce drame sur le sexagénaire est indéniable, et ses proches craignent qu’il ne commette à nouveau le pire. “Mon épouse assure ma surveillance 24h/24, par crainte d’une récidive”, fait-il savoir par écrit. “Je n’ai plus accès à ma voiture. Mon épouse et mon fils ont gardé les clés. Ils ne veulent plus que je sorte seul. Ma vie est complètement brisée, c’est une certitude”, souffle-t-il, par téléphone, d’un ton mêlant tristesse et colère. “Les préjudices sont énormes, énormes, énormes !, résume-t-il. Pour moi, pour ma famille, mais aussi pour mes patients.”  

 

“Je veux laver mon honneur” 

Compte-tenu des préjudices, François Moriss cherche depuis le début à ce que la CPAM des Flandres “reconnaisse sa responsabilité” dans ce drame en raison de la “méthode utilisée”, des “mots employés” et du “véritable acharnement” à son égard. Il procède d’abord en envoyant des courriers à la caisse, chacun étant adressé à la directrice de la CPAM et à “la secrétaire de direction qui ‘taupe les médecins’”. Les courriers restent sans réponse satisfaisante mais, note néanmoins le praticien, “jamais les termes ‘vous avez été taupé’ n’ont été démentis”. Ce n’est qu’à partir du moment où il envoie une lettre menaçant de se rendre directement à la caisse, sans rendez-vous et accompagné de la presse, et ce tout en joignant une photo choc de son visage, que les choses vont bouger, narre-t-il. Son dossier est alors transmis à l’échelon national : la Cnam.  

Une rencontre a lieu le 13 janvier 2020 entre le Dr Moriss et sa famille (son épouse, ses trois enfants, la compagne de son second fils) et des représentants de la Cnam, le Pr Lyon-Caen, médecin-conseil national et Pierre Peix, directeur adjoint [ils ne sont plus en poste, NDLR]. De cette rencontre, le Dr Moriss, et les quatres paires d’oreilles de ses proches, retiendront notamment “qu’une directive a été adressée à l’ensemble des caisses primaires, leur demandant de bannir de leur vocabulaire les termes ‘tauper’ et ‘cibler’” et que dans son cas de “primo-convoqué”, “ce n’était pas une convocation pour justifier les arrêts de travail, mais c’était une invitation à dialoguer dans le cadre des arrêts de travail”. À l’issue de cette rencontre, les deux parties se dirigent vers “une tentative de conciliation amiable”, mais celle-ci sera un échec. La dernière proposition, rapporte le Dr Moriss, ne correspondant qu’à “14% du préjudice”. “J’ai considéré cela comme une humiliation de la part de l’Assurance maladie”, tonne-t-il.  

Faute d’un accord, le médecin hazebrouckois se résout à emprunter la voie judiciaire, pour obtenir réparation. Le 12 avril, son avocate, Me Alexia Navarro, assigne en responsabilité et liquidation des préjudices la CPAM des Flandres et la Cnam, devant le tribunal de Dunkerque. “Le dossier a été enrôlé au tribunal. Il sera appelé à une première audience de mise en état au mois de septembre”, explique le conseil, qui estime que la date de plaidoirie devrait être fixée d’ici un an. De son côté, l’Assurance maladie a indiqué dans un mail ne pas souhaiter “commenter plus avant un dossier dont l’instruction est désormais entre les mains de la justice”. Elle a simplement fait savoir qu’elle “a été et reste bouleversée par ce drame et nous avons exprimé toute notre compassion tant au Dr Moriss qu’à sa famille”. Dans ce message, la Cnam écrit également qu’il “s’agissait d’une invitation à venir échanger sur sa pratique avec un médecin-conseil tel que couramment pratiqué et non une démarche contentieuse”. À la lecture de ces lignes, le Dr Moriss bondit, arguant que “jamais il n’a eu d’excuses” et qu'aucun “être humain normalement constitué n’irait se mettre une balle dans la tête en étant invité”.  

“Ils auraient préféré que je sois raide, comme ça ils n’auraient pas eu à se défendre !”, gronde François Moriss. “Je me battrai comme un lion, je ne lâcherai rien, je n’ai pas peur, fait savoir le praticien. “Ce que je veux, c’est laver mon honneur. Je veux que mon nom reste propre. Mon père, qui a fait deux mandats de maire à Hazebrouck, la commune où je me suis installé, était quelqu’un de très très respecté, même par ses adversaires politiques. Je tiens à ce que l’honnêteté de ma famille soit maintenue. Ce que je veux aussi, c’est que ce drame puisse avoir son utilité et que plus jamais un confrère, actuel ou futur, ne connaisse un tel calvaire.”  

 

Aux confrères et consoeurs qui se sentent visés par la CPAM, le Dr Marcel Garrigou-Granchamp, responsable de la cellule juridique de la FMF, avise “de ne pas rester seul et de se faire accompagner”. Il déconseille de régler ça en solo. “C’est très difficile de se défendre tout seul quand on est sur la sellette. Je dis ça d’expérience car, sur des contrôles d’activité par exemple, j’ai vu des médecins extrêmement solides craquer. Je crois que, quand on est, comme ça, contesté dans son activité, il faut absolument être accompagné”.  Pour le Dr Garrigou-Granchamp, il faut que le confrère ou la consoeur  “contacte un syndicat pour avoir des conseils. Soit pour préparer la réponse en cas de courrier. Soit pour être assisté d’un syndicaliste en cas de convocation”. Si jamais, par exemple, des propos virulents étaient formulés par un agent administratif, la personne qui n’est pas directement concernée "peut faire front dans ces cas-là”. Au sujet des mises sous accord préalable, le responsable de la cellule juridique de la FMF, qui a fait de la lutte contre le “délit statistique” l’un de ses combats, note que “jusqu’à preuve du contraire, ces procédures n’ont plus lieu actuellement. Elles sont remplacées par des entretiens accompagnés”.  

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