30 patients par jour pour gagner ma vie : jeune généraliste à Paris, j'ai déplaqué au bout d'un an et demi

30/06/2021 Par Pauline Machard
Témoignage

Chloé, jeune généraliste d’origine alsacienne, était installée depuis seulement un an et demi dans la capitale. Poids des charges, impératif de multiplier les consultations, inconvénients de la grande ville... Elle a listé, dans un texte publié sur Twitter, les raisons qui l’ont conduite à mettre fin à son activité, tout en balayant le jugement d’échec. Nous sommes revenus avec elle sur ce témoignage livré sous le coup de l’émotion.   “Le 24 juin, c’était mon dernier jour. Comme certains l’avaient prédit, je me suis désinstallée au bout d’un an et demi. J’ai fermé mon cabinet parisien. Alsacienne d’origine, je n’avais au départ aucunement eu l’intention de m’installer dans la capitale. À l’époque, je m’imaginais plutôt faire de la médecine de campagne. J’étais arrivée à Paris pour mon internat, en vue de rejoindre mon conjoint, qui y faisait ses études. Puis une opportunité d’installation s’est présentée en août 2019, alors que j’étais fraîchement thésée. J’ai vu une annonce sur un groupe Facebook proposant des remplacements de médecins généralistes : le cabinet était à dix minutes en bus de mon logement parisien, j’allais être entourée d’autres généralistes et de paramédicaux, ce qui était important pour moi, et le cabinet était livré presque clés en mains. Sur le papier, ça semblait vraiment parfait. J’ai signé en septembre 2019, et j’ai intégré la structure en janvier 2020. Sauf qu’ensuite il y a la réalité de l’installation. Pire, à Paris. Avoir mon cabinet, ça avait toujours été mon projet. Je n’ai jamais eu envie de faire de remplacements pendant longtemps. Mais il n’en reste pas moins que c’est un saut dans le vide. Pendant l’internat, j’avais un parachute, là j’étais seule : il n’y avait plus mon chef, mes co-internes pour répondre à mes questions. S’installer à Paris, c’est en plus devoir faire face à des charges énormes : le remboursement du prêt pour l’installation, l’achat du matériel, le loyer professionnel. Ce à quoi s'ajoutent mon prêt étudiant, le loyer de mon habitation, mais aussi les impôts, l’Urssaf, la Carmf, l’assurance du local, Doctolib… À un moment donné, je me suis rendu compte que si je voulais bien gagner ma vie, il fallait que j’augmente la cadence. Moi qui avais commencé par faire des consultations de vingt minutes, je suis passée à quinze, parce que je voyais que financièrement, ça ne suffisait pas. J’ai calculé qu’après dix ans d’études, pour bien m’en sortir économiquement, pour pouvoir mettre des sous de côté, il fallait que je voie au moins trente patients par jour.

Encore faut-il déjà les trouver, ces patients. Et là, c’est vrai que Doctolib est un outil génial, qui m’a permis de garder la tête hors de l’eau, de gagner un peu de visibilité. Parce que faire sa patientèle à l’ancienne, par le bouche à oreille, c’est franchement très difficile à Paris en 2021. Moi si j’avais fait ça, considérant toutes mes charges, je fermais en trois mois… En revanche l’inconvénient avec Doctolib...

 - ce n’est pas de leur faute, c’est un problème d’éducation à la santé des patients -, c’est la consommation de soins comme au McDo. Accepter le tout-venant donne parfois des rencontres tendues, comme ça a été le cas avec un patient diabétique qui voulait juste renouveler son insuline. Sauf que je ne le connaissais pas, je ne connaissais pas ses antécédents, etc. Au final, j’ai envoyé ce patient aux urgences, et il a été hospitalisé en soins continus parce qu’il n’était pas loin de la décompensation. Je ne sais pas si mon point de vue est biaisé, ou si cela était seulement lié au fait que j’avais beaucoup de créneaux de libres. Mais ce qui est sûr, c’est que durant mes quelques semaines de remplacements en Alsace, je n’ai jamais rencontré une telle attitude de consommation de soins.

  “Je suis devenue bourrée de tocs” Dans les faits, je me suis rendu compte que, pour moi, monter à trente patients par jour était impossible. Pendant l’été 2020, j’avais bien réussi à augmenter un peu la cadence, parce que j’avais remplacé les collègues de ma structure et de mon quartier partis en vacances, mais j’étais épuisée. J’avais réussi à monter jusqu’à 27 patients par jour. 27, c’était vraiment mon maximum. Je ne pouvais pas aller au-delà. C’est incompatible avec mon immaturité dans le métier : parce que j’ai beau avoir fait neuf ans d’études, exercer depuis maintenant deux ans, j’ai toujours l’impression de ne pas savoir assez. Trop de premières fois, de premières situations cliniques : pour pouvoir y faire face sereinement, pour pouvoir les gérer, les assimiler, en tirer des leçons pour la prochaine fois, je ne peux pas augmenter davantage le nombre de patients que je vois quotidiennement. À cause de cette pression économique, accentuée par le Covid, l’anxieuse que je suis s’est laissée envahir par ses angoisses : aux incessants questionnements, “es-tu sûre de ce que tu as mis sur l’ordonnance ? De ne pas avoir fait de faute dans la posologie, etc ?”, se sont rajoutés les tocs. A la fin de l’été, j’étais devenue bourrée de tocs. J’en étais arrivée le soir à prendre mes dossiers en photos avant de partir du cabinet. S’enclenchait alors un cercle négatif : je consultais mon téléphone, alors je me déconnectais encore moins…   “J’ai lancé un petit SOS sur Twitter” Paris, c’est une ville très chouette, où il y a plein de choses à faire, mais c’est un mode de vie qui, personnellement ayant grandi dans un petit village alsacien où il y a plus de vaches que d’habitants, ne me correspond pas...

Je n’en peux plus de la tension et de l’agressivité permanente, comme lorsque l’autre jour on s’est mis à me klaxonner parce que j’avais du mal à m’insérer dans la voie. Je n’en peux plus du bruit, des petites incivilités au quotidien : des cris la nuit, des sirènes, des bagarres sous ma fenêtre… Moi dans l’année qui vient, j’aimerais peut-être avoir un enfant, or je ne me vois pas avec un bébé en poussette dans ma rue, je ne me vois pas l’emmener au square pour s’amuser. Moi, petite, je partais rejoindre les copains à vélo. À Paris, je ne me vois pas laisser mon enfant seul… Ou alors dans du papier bulle avec un airbag qui se déclenche si on le frôle ! Entre ces problématiques professionnelles et personnelles, le stress du Covid, la découverte de la difficulté d’assurer le suivi au long cours de ses patients… Je n’allais vraiment pas bien en novembre de l’année dernière. Alors j’ai lancé un petit SOS sur Twitter, pour savoir si quelqu’un avait une psychologue à me conseiller, ce qu’a fait une amie. J’en étais arrivée à croire que je devais arrêter médecine. J’avais même commencé à faire les démarches pour entamer une formation à distance en pâtisserie, mon autre passion.

C’est cette psychologue, que je suis allée voir rapidement, qui m’a permis de reprendre goût à la médecine, moi qui ai toujours voulu faire de la médecine générale. De réaliser tout ce que j’avais fait, que j’étais un bon médecin. C’est elle qui a battu en brèche mon syndrome de l’imposteur, même si ma maman me disait toujours que je n’avais pas eu mon doctorat dans un Kinder surprise ! C’est grâce à elle que j’ai pris la décision de quitter la capitale. En accord avec mon conjoint qui avait lui aussi vécu une année parisienne difficile en isolement total en raison du télétravail. Je n’avais plus qu’à patienter six mois, le temps du préavis de mon local professionnel.   Un avenir dans la “campagne profonde” ? Six mois plus tard, ça y est, j’ai déplaqué… Et je ne le vis pas comme un échec. J’en ai bavé, mais je n’en retire que du positif : j’ai appris plein de choses, à vitesse grand V, encore plus avec le Covid. Ça a été difficile : il m’est arrivé de pleurer, d’avoir envie de tout plaquer, de prendre des médicaments pour pouvoir dormir la nuit...

  Mais ça a aussi été un truc extraordinaire, condensé, intense, dont je ressors grandie. J’ai réussi à constituer une patientèle qui avait confiance en moi, satisfaite de mes services. On m’a toujours dit que j’étais quelqu’un d’atypique, d’un peu bizarre - je suis tatouée, piercée -, mais les gens venaient me voir pour la personne et le médecin que je suis. A la fin, nombreux sont ceux à m’a voir dit : “Ne changez jamais !”

En revanche je pensais partir l’esprit léger, “libérée, délivrée”, mais pas du tout. Je me suis fait rattraper par mes angoisses le dernier jour : “ai-je tout bien réglé, ai-je tout bien clôturé ?” J’ai encore un peu de mal à lâcher prise par moments… Mais on ne change pas à 100%, on progresse ! C’est pour cette raison que je ne vais pas me réinstaller tout de suite : je vais faire un peu des remplacements pour solidifier mes acquis, voir d’autres modes d’exercice, apprendre à lâcher du lest sur le suivi, affronter de nouveaux aspects anxiogènes comme le fait de ne plus avoir de spécialistes au bout du fil...

On va revenir à Strasbourg dans un premier temps. Je commence tranquillement par de la vaccination à partir du 15 juillet, puis en août je remplacerai des praticiens qui ont l’air géniaux à Strasbourg. Je suis bookée niveau remplacements jusqu’en janvier normalement. Ce qui devrait nous permettre, avec mon conjoint, de nous remettre un peu au centre de notre vie, de penser à nos projets : bébé, maison... Par la suite, nous verrons si nous nous retirerons dans une campagne profonde, comme celle qu’on a connue dans notre enfance. Je sais que je me réinstallerai, mais pas encore quand. Et pas à Paris. Paris, où j’ai quand même passé cinq années sympas, j’y retournerai bien sûr, mais pour n’en tirer que le meilleur. Cette aventure m’a permis de comprendre que, de mon bien-être, dépend la qualité de mon travail. Et à en croire le nombre de messages bienveillants de médecins mais aussi de patients en réponse à mon fil Twitter où je raconte cette histoire, j’ai l’impression que les mentalités évoluent : le médecin généraliste n’est plus vu comme une personne qui doit se rendre disponible 24h/24, les gens se rendent compte que s’ils veulent être bien soignés, il faut aussi que le médecin prenne soin de lui.”

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