En cette période de "tourmente", la Dre Frédérique Nassoy-Stehlin, médecin du travail et présidente du CDOM du Territoire de Belfort, a tenu à adresser une lettre à ses confrères et consœurs, qui portent des "revendications légitimes" et sont aujourd'hui "réduits à faire grève pour espérer être entendus". Une démarche audacieuse pour cette conseillère nationale de l'Ordre, qui pose un diagnostic sur le "malaise de la profession".
"Chère Consoeur, cher Confrère,
En cette période de tourmente qui impacte l’ensemble du corps médical, je souhaite vous partager mes réflexions concernant la situation des médecins aujourd’hui.
Mon statut de présidente du conseil départemental de l’Ordre des médecins mais également de conseillère nationale pour la région Bourgogne Franche Comté rend l’exercice périlleux mais j’espère pouvoir vous convaincre du soutien de l’Ordre des médecins envers chacun d’entre vous.
Le malaise de la profession n’est pas récent, nous le savons tous, et force est de constater que les demandes maintes fois réitérées des médecins n’ont pas été entendues.
Depuis plusieurs années les médecins demandent plus de temps médical et la diminution de la charge administrative qui ne fait qu’augmenter.
La crise sanitaire a épuisé tous les soignants. L’hôpital est au bord du gouffre, par manque de personnel entrainant la fermeture de lits, par des urgences saturées par manque de lits d’aval.
Les médecins libéraux sont débordés, ne parvenant plus à absorber les demandes des patients.
Aucun médecin ne peut nier que son exercice aujourd’hui est compliqué et qu’il en résulte un inconfort voire un véritable mal-être devant le constat réitéré d’une qualité empêchée.
Refuser de nouveaux patients ou au contraire augmenter sa file active en se mettant en difficulté pour répondre ensuite aux demandes des patients n’est pas sans conséquence physique et psychologique…
De plus en plus de médecins sont en souffrance au travail mais tardent à demander de l’aide car ils culpabilisent de « ne pas être à la hauteur ».
L’Ordre des médecins, dans ses missions d’entraide, reçoit de plus en plus de médecins en détresse, et les soutient de son mieux.
Concernant l’échelon national de l’Ordre, il est régulièrement sollicité par différentes instances pour émettre des avis concernant l’organisation des soins en France.
Même s’il n’a pas été compris, je voudrais saluer l’engagement du président François ARNAULT, qui a souhaité, dès le mois de Juillet, juste après son élection à la tête du CNOM, témoigner de la volonté de l’Ordre des médecins de renouer le dialogue avec les autres ordres de santé pour réfléchir à de nouvelles organisations pour fluidifier le parcours de soins. Il a choisi de participer au CLIO (Comité de liaison inter ordres) et a également échangé avec les syndicats médicaux, finalisant ensemble un communiqué de presse commun.
Les velléités des autres professionnels de santé à empiéter sur les prérogatives des médecins s’étaient déjà clairement exprimées avant et pendant la crise sanitaire.
La volonté d’établir des coopérations avec les autres professionnels pour définir un nouveau parcours en santé en maintenant le médecin au centre du dispositif a recueilli l’approbation des conseillers nationaux.
Je tiens à souligner que le conseil national nouvellement élu depuis juin 2022 est composé d’une grande majorité de médecins en activité puisque 48 sur les 56 conseillers élus exercent, en libéral ou à l’hôpital, 38 sont spécialistes en médecine générale et sont donc quotidiennement exposés aux problématiques que vous rencontrez.
L’interprétation qui en a été faite dans les médias et sur les réseaux sociaux, voire par les parlementaires, ne correspond pas à la volonté ordinale de proposer un parcours individualisé, coordonné et adapté aux ressources de chaque territoire, sous le leadership du médecin, et non sous sa responsabilité.
Le PLFFS 2023 est venu démoraliser encore un peu plus le corps médical.
Cependant, nous ne pouvons que constater les difficultés actuelles d’accès aux soins de certains patients. En 2021 ,11% de patients de plus de 17 ans n’avaient pas de médecin traitant dont 600 000 en ALD.
Que dire du dispositif médecin traitant ?
Créé en 2006 pour des raisons économiques et politiques, il témoignait déjà de la volonté de coordonner le parcours de soins, de limiter le nomadisme médical et de valoriser le rôle du médecin traitant qui devait devenir le pivot du parcours de soins.
Aujourd’hui, il prend en otage médecins et patients.
Les médecins nous rapportent régulièrement des cas de...
patients ne faisant pas partie de leur patientèle, qui les supplient -ou les menacent- pour intégrer celle-ci, plus préoccupés par la signature du sacro-saint contrat que par le motif de consultation du jour, pourtant souvent sollicité pour un motif « urgent ».
De leur côté, les patients nous rapportent leurs difficultés pour trouver un médecin après le départ de leur médecin à la retraite.
Ils appellent le conseil de l’Ordre, dépités ou en colère, après avoir contacté jusqu’à 20 cabinets …
Si le dispositif médecin traitant semble nécessaire pour les patients présentant des pathologies chroniques, afin d’optimiser le parcours de soins du patient notamment auprès des spécialistes de 2nd recours, il semble aujourd’hui délétère pour des patients jeunes ou sans pathologie chronique.
Les médecins hésitent à augmenter leur file active de patients car ils sont conscients de difficultés à venir s’ils ne peuvent répondre à la demande des patients.
Car une autre difficulté aujourd’hui se situe dans la relation médecin-patient.
Certains patients sont devenus des consommateurs de soins. Depuis 2002, la loi Kouchner les qualifie d’usagers du système de santé. Et leur reconnait des droits. C’était probablement nécessaire. Mais qu’en est-il de leurs devoirs ?
Dans notre société devenue consumériste, connectée et accro à l’immédiateté, les patients sont devenus impatients, exigeants et parfois violents.
La santé est devenue un bien de consommation et les usagers consomment. Et expriment leur frustration quand ils n’obtiennent pas ce qu’ils réclament : un RV, une ordonnance, un certificat, un arrêt de travail, un courrier pour le spécialiste …
Dans le même temps, la facilité et la dépersonnalisation des prises de RV en ligne entrainent une augmentation de RV non honorés.
Jamais la relation médecin-patient n’a été aussi conflictuelle et le dialogue aussi difficile.
Les déclarations d’agressions de la part des médecins sont en hausse régulière.
Leur nombre est pourtant sous-estimé car il n’est pas dans la culture des médecins de se défendre et de dénoncer des comportements inappropriés. Il est pourtant essentiel de signaler ces actes pour faire prendre conscience à la société de la dégradation des conditions d’exercice.
Il est inadmissible que les médecins soient agressés ou menacés dans leur cabinet ou à l’hôpital.
Concernant la démographie médicale :
Après un léger déclin, le nombre de médecins augmente à nouveau depuis 2020 régulièrement, mais leur répartition est inégale avec moins de spécialistes en médecine générale par rapport aux autres spécialités dont les effectifs ont augmenté avec l’arrivée de médecins étrangers.
Dans l’hexagone, la population médicale libérale est vieillissante. C’est aussi le cas dans notre département.
La relève est difficile. Nombre de médecins pourraient légitimement prétendre à...
la retraite mais restent en exercice, faute de successeurs, car ils culpabilisent d’abandonner leurs patients.
Alors que la population française descend régulièrement dans la rue pour protester contre le recul de l’âge de la retraite, bien peu semblent s’émouvoir qu’on demande aux médecins retraités de reprendre une activité …
Le temps de travail a diminué chez les jeunes médecins, quel que soit leur genre, par rapport à la génération précédente. C’est un reproche qui est régulièrement fait aux nouveaux installés et on voit émerger partout de la part des usagers ou des politiques l’apologie de l’exercice sacrificiel.
L’exercice à temps partiel, un choix d’exercice mixte ou salarié, entrainent une diminution quantitative de l’offre de soins libérale.
Dans une société qui s’est battue pour les 35H, et qui fait la part belle aux loisirs, le médecin serait le seul à devoir travailler sans compter, actuellement en moyenne 50H hebdomadaires, et sans se plaindre car il a « l’amour du soin » …
Il est utile de rappeler qu’au milieu du siècle dernier, le médecin était le plus souvent un homme, qui seul travaillait dans le couple, assurant donc la subsistance de sa famille et donc travaillait « beaucoup », pendant que Madame assurait l’intendance à la maison et gérait toute la petite ou grande famille …
Ce modèle a vécu.
Aujourd’hui, un médecin sur deux est une femme, qui a souvent un conjoint qui travaille. A ce jour, c’est encore la femme qui porte et met au monde les enfants. C’est souvent elle qui prend encore la plus grande part de l’intendance familiale. D’où un temps de présence au cabinet moins important que ses ainés masculins.
Dans le même temps, la population vieillit. L’espérance de vie augmente régulièrement. Aujourd’hui l’espérance de vie d’un homme de 70 ans est de 15 ans et celui d’une femme du même âge de 19 ans…notamment grâce aux progrès de la médecine et des traitements médicamenteux.
Donc la demande de soins augmente. Et l’offre médicale diminue.
Les médecins ne sont pas responsables des différentes politiques de restriction budgétaire qui ont abouti à la situation actuelle. Entre 1996 et 2003, le MICA (mécanisme d’incitation à la cessation d’activité) poussait les médecins vers une retraite anticipée à 56 ans, avec pour objectif la maitrise des dépenses de santé. Moins de médecins = moins d’actes et moins de prescriptions !!
Aujourd’hui on demande à des praticiens de 70 ans de poursuivre leur activité … ou de la reprendre !
Le numerus clausus, très restrictif pendant de nombreuses années, produit depuis quelques années ses effets délétères. Les médecins ne sortent plus en nombre suffisant des universités. Et les médecins ne trouvent plus de successeurs à qui confier leurs patients.
La coercition réclamée de plus en plus fréquemment par les usagers et les politiques n’est pas la solution. Aujourd’hui, il n’est pas envisageable de contraindre un jeune diplômé qui a fait au minimum 9 ans d’études à s’installer où il ne veut pas aller. Cette perspective découragera à coup sûr les vocations médicales.
On ne peut pas non plus délaisser les patients de ces territoires qui doivent pouvoir accéder aux soins.
La 4è année de médecine générale en autonomie dans ces territoires en manque de médecins, inacceptable, semble avoir été écartée.
D’autres solutions doivent être proposées. De préférence par les médecins ou d’autres en trouveront. Il est prévu une augmentation notable du nombre de médecins à l’horizon 2030.
Mais qui peut dire quels seront leur choix d’exercice, de spécialité, de lieu et de mode d’exercice ?
Actuellement le mode d’exercice libéral ne séduit plus les jeunes généralistes qui préfèrent de plus en plus débuter leur carrière à l’hôpital.
Ceux qui s’installent choisissent souvent l’exercice en groupe, en cabinets, en maisons de santé et ou en centres de santé et plébiscitent l’exercice coordonné.
Pour autant, l’évolution du métier de médecin déçoit les jeunes médecins qui évoquent les relations de plus en plus conflictuelles avec les patients revendicateurs, qui se plaignent les délais de RV, du contenu des consultations, de moins en moins respectueux envers leur médecin.
Ils n’ont pas « fait médecine » pour devenir des auxiliaires administratifs de la CPAM ou autres instances. Bons de transport, certificats en tous genres, courrier pour les spécialistes pour des RV pris à l’initiative du patient sans concertation avec le médecin traitant, prescription pour « régulariser » des avances de médicaments … Sommes-nous là dans le temps médical ???
Il faut redonner du sens au métier de médecin qui ne doit pas être un sacerdoce.
La situation est aussi critique à l’hôpital avec un exercice devenu épuisant et une souffrance de tous les soignants à laquelle les médecins n’échappent pas.
Dans notre territoire, la fermeture prolongée de lits à l’HNFC complexifie encore le parcours de soins des patients et le recours à l’hôpital est devenu très difficile.
La mise en place d’une cellule d’ordonnancement interdit l’accès direct de patients dans les services après discussion entre le médecin libéral et le service concerné.
Tout patient doit transiter par les urgences pourtant saturées …
Notre territoire n’est pas le plus mal doté avec des installations de jeunes médecins ces dernières années, dans différentes spécialités de premier et second recours.
Mais le Sud du département est en difficulté avec...
une diminution inquiétante de l’effectif de médecins dans le secteur Delle Beaucourt liée à l’absence d’installation pour compenser les départs en retraite.
Des pistes d’amélioration ?
Il est urgent de réfléchir à des solutions à l’échelle de notre territoire afin que chaque médecin puisse retrouver un peu d’espoir dans son avenir professionnel.
Médecins hospitaliers, médecins libéraux, HAD, infirmiers, pharmaciens doivent pouvoir coordonner leurs efforts dans le respect des compétences de chacun.
La qualité et la sécurité des soins doivent rester notre priorité.
Le recours à la téléconsultation, par les médecins qui le souhaitent, avec leurs patients, peut constituer selon les motifs, une alternative au RV présentiel classique. A l’inverse, les plateformes de téléconsultation qui mettent en lien un patient et un médecin qui ne se connaissent pas, sans possibilité d’examen clinique, contreviennent à toutes les règles de bonne pratique médicale.
Des coopérations avec les autres professions de santé doivent pouvoir se mettre en place pour mieux prendre en charge les patients chroniques, en respectant le rôle prééminent du médecin dans la prise en charge.
Ces coopérations existent déjà pour les patients âgés à domicile. Les infirmières, présentes au chevet des patients jouent un rôle très important dans le suivi pour une prise en charge optimale des patients.
Leurs missions doivent être valorisées. La surveillance des patients peut leur être confiée, en lien avec le médecin, en respectant des protocoles individualisés.
Le renouvellement des traitements par les pharmaciens pour certaines pathologies chroniques stabilisées doit être encouragé, mais pas leur adaptation sans avis médical.
Une réflexion doit s’engager pour constituer des équipes de soins primaires pluridisciplinaires destinées à prendre en charge les patients aux pathologies chroniques et dégager du temps au médecin.
Les CPTS sont mises en place pour organiser et développer ce modèle mais encore très hétérogènes. Le service rendu aux patients et aux soignants devra être évalué.
Les infirmiers et les pharmaciens ne doivent pas se substituer aux médecins pour la prise en charge des pathologies aigües car ils ne sont pas formés au diagnostic. Les arbres décisionnels ne peuvent pas remplacer l’examen clinique.
Enfin, une nouvelle répartition des rôles de chacun nécessite une revalorisation équitable de la rémunération des professionnels de santé dont celle des médecins.
Si l’Ordre n’a pas vocation à se substituer aux syndicats médicaux, il ne peut aujourd’hui que soutenir les médecins dans leurs revendications légitimes pour faire évoluer leur rémunération, qui reste en France, notamment pour les généralistes l’une des plus basses d’Europe.
La ROSP avec ses indicateurs peu pertinents, et la CCAM, illisible, sont largement contestées. Tous les médecins demandent une simplification de leur rémunération.
Une revalorisation importante, équitable pour tous les médecins conventionnés, de 1er et 2nd recours quel que soit leur secteur d’activité et leur mode d’exercice est aujourd’hui indispensable.
A titre personnel, je regrette que les médecins en soient réduits à faire grève pour espérer être entendus.
Face à la stigmatisation des médecins, soyez assurés de mon soutien confraternel et de celui de l’ensemble du Conseil départemental.
Cordialement et confraternellement,
Dre Frédérique NASSOY-STEHLIN, présidente du CDOM90."
La sélection de la rédaction