"Le SAS, c'est fini pour moi" : pourquoi les médecins refusent d'ouvrir leur agenda
"Enterré" avant même d'être généralisé? Le projet de décret qui organise le déploiement du Service d'accès aux soins (SAS), qu'Egora a pu consulter, impose aux médecins effecteurs d'interfacer leur solution de prise de rendez-vous ou d'agenda à la plateforme numérique nationale. Plus encore : l'ensemble des créneaux de rendez-vous ouverts aux publics y seraient automatiquement remontés. Refusant ces conditions, une partie des généralistes menacent de se désengager.
"C'est la fable de la grenouille, mourant à petit feu sans s'en rendre compte, qui se déroule sous nos yeux", résume le Dr Julien Pourcel, co-fondateur de MadeforMed. Dans cette histoire, les grenouilles ne sont autres que les médecins généralistes libéraux et la marmite… le Service d'accès aux soins (SAS). Expérimenté depuis 2021, le SAS (ou plutôt les SAS), dont la mission est de répondre aux demandes de soins non programmés en journée, est en passe d'être généralisé par décret. Au 1er février 2024, 63 SAS étaient déployés, couvrant 80% du territoire.
Mais le projet de texte qui a été soumis à concertation début mai a fait bondir les syndicats de généralistes : il rend incontournable l'utilisation de la plateforme numérique nationale ainsi que l'interfaçage de cette plateforme avec les logiciels de rendez-vous ou d'agenda des médecins effecteurs et des structures d'exercice coordonné participantes. Pour s'intégrer au SAS, les éditeurs de logiciels ont suivi un cahier des charges, moyennant un financement de 100 000 euros. "Certes, ça représente une somme mais que je trouve assez juste par rapport au temps de travail nécessaire pour l'intégration, commente Julien Pourcel, qui s'est engagé bien volontiers dans le processus. Ça n'était pas une carotte."
Des créneaux déjà "visibles"
Mais après "plusieurs mois de travail", les fondateurs de MadeForMed buttent sur une condition : l'éditeur "doit" permettre la remontée automatique dans la plateforme nationale de l'ensemble des créneaux des médecins participant aux SAS ouverts au grand public dans son agenda. Seuls sont exclus les créneaux réservés uniquement à la patientèle. Argument de la DGOS*, martelé au "comité éditeurs" du 29 février dernier, dont Egora a consulté le compte-rendu : "Tous les créneaux grand public remontés dans la plateforme sont déjà visibles et accessibles pour tout le monde depuis les solutions éditeurs".
Mais si la "plupart" des 2 500 utilisateurs de MadeForMed "fonctionnent à patientèle fermée", les praticiens qui sont en démarrage d'activité ou qui exercent dans une zone à forte densité médicale ont en général des créneaux "mixtes", accessibles aux nouveaux patients comme aux patients déjà suivis. "Si vous avez des créneaux mixtes, en fait vous donnez l'intégralité de votre agenda au SAS", résume Julien Pourcel, qui évoque une "aberration". "Ce n'est pas le contrat du SAS, pointe l'éditeur. Le contrat, c'est de recevoir quelques urgences, pas d'être la succursale de l'accueil des urgences."
Pour préserver la "qualité de travail" et l'indépendance de ses utilisateurs, MadeForMed a choisi en novembre dernier "d'interrompre le développement jusqu'à nouvel ordre". "Je pense que les autres éditeurs, qui sont tournés vers le patient, ne se sont pas rendus compte de ce qu'impliquait ce point précis du cahier des charges", expose Julien Pourcel.
MadeForMed avait pourtant proposé "une solution technique simple" à la DGOS : permettre aux médecins de choisir les créneaux qu'ils exposent au SAS. "Il y a eu une fin de non-recevoir", révèle Julien Pourcel. "Ça soulève évidemment des questions… Pourquoi est-ce si important pour eux d'avoir la totalité, l'exhaustivité de tous les créneaux ? Si c'est pour répondre aux besoins la population, comme ils le disent, en général 2-3 créneaux mobilisés sur une quinzaine par chaque praticien suffisent… Je ne vois pas l'intérêt d'avoir la totalité des créneaux."
Face aux réticences des médecins effecteurs, remontées par les éditeurs, la DGOS met en avant son souci de ne pas "gâcher de temps médical". Les créneaux dédiés au SAS pourraient in fine "ne pas être pris par la régulation", argue-t-elle. Par ailleurs, les régulateurs du 15 auraient déploré d'avoir à appeler chaque cabinet un à un, au risque d'essuyer des refus chronophages.
Mais "ce n'est pas parce qu'un créneau est accessible aux nouveaux patients qu'il fait la bonne durée, qu'il est placé dans le bon moment de la semaine", objecte Julien Pourcel qui, en tant que généraliste, est bien placé pour appréhender la "charge mentale" que peut représenter la prise en charge d'une urgence chez un patient inconnu.
"Je risque une émeute dans la salle d'attente"
"La DGOS ne sait absolument pas de quoi elle parle", renchérit le Dr David Azérad, généraliste parisien et président de l'association 100000médecins.org, qui avait lancé une première fois l'alerte en novembre dernier dans un communiqué commun avec les syndicats. "Pour eux, un nouveau patient est un nouveau patient, alors que la typologie des patients n'est pas la même", souligne-t-il. Les personnes qui prennent rendez-vous sur une plateforme type Doctolib sont plutôt "technophiles et jeunes", analyse-t-il, et ont en général "un petit problème" qui va pouvoir être pris en charge en "15-20 minutes". Rien à voir avec le patient de 75 ans polypathologique "essoufflé avec 39 de fièvre" pour lequel le SAS l'a contacté par le passé.
"On ne peut pas me coller dans un créneau de 15 minutes un patient qui va m'en prendre 45 et pour lequel je sais déjà que je dois prévoir l'ambulance", proteste-t-il. "Je ne peux pas m'exposer à un patient ultra complexe dans un emploi du temps déjà extrêmement serré, risquer une émeute dans la salle d'attente parce que j'ai une heure de retard, et prendre sur ma vie professionnelle et personnelle pour la rattraper."
Regrettant le tour pris par les choses, le généraliste l'affirme haut et fort : "Le SAS, c'est fini pour moi." "Ce n'est pas l'esprit du SAS, regrette-t-il. Au départ, les médecins ont accepté de recevoir quelques patients pour décharger les urgences, selon leurs possibilités et au moment qu'ils estimaient le plus opportun pour eux. Ça ne doit pas venir désorganiser nos cabinets."
"Si la plateforme est obligatoire, on sait qu'il y a des généralistes qui vont refuser", confirme le Dr Luc Duquesnel, président des Généralistes-CSMF. "Les médecins sont prêts à s'engager pour améliorer la qualité des soins, mais pas si on leur met des contraintes comme ça. Vous avez d'ailleurs des agendas métiers qui ne sont même pas web hébergés." "La plateforme n'est qu'un outil, insiste le représentant des généralistes. Aujourd'hui, il y a des territoires où les SAS fonctionnent remarquablement bien sans l'utiliser."
La CSMF et MG France ont fait bloc contre cette disposition du projet de décret, soumettant les mêmes propositions de modification. Les syndicats souhaitent que l'orientation du patient par la régulation ne passe pas nécessairement par la plateforme nationale mais puisse se faire également par le biais "d'une organisation départementale ou territoriale d'exercice coordonné", comme une CPTS. "Sur les territoires de mon département [la Mayenne, NDLR], deux sont organisés en CPTS et tous les médecins utilisent le même agenda. La plateforme, ils n'en ont rien à faire. C'est la secrétaire de la CPTS qui va s'occuper de l'appel", illustre Luc Duquesnel.
Plus de contraintes, moins de financement
Les modalités de valorisation de la participation au SAS, telles qu'envisagées à partir du 1er janvier 2025, étaient également l'une des "lignes rouges" du projet d'accord conventionnel soumis aux syndicats mi-mai. S'alignant avec le décret à venir, la Cnam proposait initialement de conditionner le versement du forfait de participation au SAS (1 000 euros, contre 1 400 euros dans l'avenant 9) à trois critères : exercer dans un département dans lequel le SAS est déployé et opérationnel, "déclarer sa participation au SAS en s'inscrivant sur la plateforme nationale SAS" et "accepter d'interfacer sa solution de prise de rendez-vous avec la plateforme numérique SAS pour une mise en visibilité de ses disponibilités en cas de besoin de la régulation libérale du SAS".
"On vous met d'abord une facilité pour accéder au service avec un financement qui est raisonnable par rapport à la contrainte que ça impose. Puis la courbe s'inverse : la contrainte augmente et le financement diminue", analyse Julien Pourcel, de MadeForMed. "L'esprit du SAS est mort et enterré et en plus pour des clopinettes", s'emporte David Azérad. "Avec cette proposition de décret, on oublie l'objectif primaire qui est d'améliorer l'accès aux soins sur le territoire et de permettre à des patients qui n'ont pas de médecin traitant ou dont le médecin traitant n'est pas disponible de répondre à leur demande de soins. Là, on y répond. Or, on va dire à ces médecins 'non vous n'aurez pas le forfait' ? Mais quelle image on renvoie !", s'agace Luc Duquesnel. "L'Assurance maladie nous dit que ça leur permet d'identifier les médecins participant… Mais elle fonctionne comment la PDSA en France ?, poursuit le président des Généralistes-CSMF. On n'a pas eu besoin d'une plateforme nationale pour rémunérer tous les médecins qui participent !"
La version définitive du projet d'accord conventionnel, transmise mercredi 22 mai, laisse finalement le choix aux médecins entre interfacer leur propre solution ou "participer à une organisation territoriale validée par le SAS du département et interfacée avec la plateforme nationale". La Cnam précise toutefois qu'elle tiendra compte "des modalités définies dans le décret SAS en cours de concertation"...
Si la DGOS demeure inflexible sur ce point, les médecins qui refuseront d'interfacer leur agenda à la plateforme nationale n'auront d'autres options que de se mettre "en opt-out", pointe Julien Pourcel. Donc de ne pas participer au SAS… "Sur le territoire de Laval, ils sont 60 généralistes ; il y a une CPTS qui ne couvre pas tout le territoire. Ils sont volontaires, mais avec l'histoire de la plateforme, on en perd la moitié. Est-ce qu'on aujourd'hui, on peut se permettre de perdre ces médecins ?", demande Luc Duquesnel.
*La DGOS n'a pas répondu à nos sollicitations
Les médecins en cumul emploi-retraite exclus du SAS ?
Le projet de décret transmis aux syndicats comporte un autre point problématique, relève Luc Duquesnel : il conditionne l'exercice de la régulation du SAS (médecine ambulatoire) au maintien d'une "pratique clinique". Ce qui exclut, de fait, les médecins en cumul emploi-retraite qui n'aurait gardé que de la régulation (PDSA et/ou SAS) pour activité. "Dans tous les départements, on a besoin de ces ressources humaines. Il n'y a pas des charters de généralistes qui arrivent pour faire fonctionner le SAS!" Les syndicats ont demandé à supprimer cette mention du texte, pour ne requérir des médecins retraités qu'une "attestation" de l'Ordre "de leur capacité à participer à la régulation de médecine ambulatoire". Ils se sont par ailleurs opposés à la participation des internes.
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