"Nous, médecins libéraux, allons nous battre pour retrouver ce qu’on nous a volé" : retour sur les Assises du déconventionnement
Plusieurs milliers de médecins libéraux étaient présents ces vendredi 3 et samedi 4 mars aux Assises du déconventionnement collectif, organisées par l’UFML. Un événement "historique", symbole de la grande déprime de toute une profession qui se sent méprisée par les pouvoirs publics au point d’envisager de "sortir du système". Quelques jours après le rejet de la convention par les syndicats, des centaines de promesses de déconventionnement ont été déposées dans une urne. Objectif : faire pression sur la Cnam et le Gouvernement pour, enfin, retrouver goût à leur pratique. Egora était sur place.
Dans le tramway qui mène à la Cité universitaire de Paris, ce samedi 4 mars, les sacs en tissu marqués du logo de l’UFML sont nombreux. Nous les suivons à l’intérieur de la Maison internationale jusqu’à un amphithéâtre bondé. Là, des centaines de médecins libéraux sont regroupés, joyeux. La veille, ils ont clôturé la première journée des Assises du déconventionnement collectif par une soirée extravagante. Ce sont des jeunes en majorité, beaucoup de femmes. L’une d’elles est venue avec sa fille, faute d’avoir trouvé une solution de garde. Mais elle est là. Comme plus de 1 000 autres médecins qui participent aux Assises en ligne. L’événement est en effet historique.
Mardi 28 février, les principaux syndicats représentatifs de la profession ont rejeté le projet de convention de la Caisse nationale de l’Assurance maladie (Cnam), jugé "méprisant" et "insultant". Une issue qui semble avoir été prédite par le Dr Jérôme Marty, à la tête de l’UFML. Il y a un an, le généraliste occitan annonçait vouloir organiser des Assises du déconventionnement pour répondre aux innombrables interrogations de ses confrères, en colère. L’heure n’était pas encore aux négociations conventionnelles, mais à l’élection présidentielle. Aujourd’hui, alors que s’engage une procédure de règlement arbitral, le syndicaliste est pointé du doigt.
"C’est malheureusement assez grave de voir un président de syndicat de médecins appeler à se déconventionner, reprochait le DG de la Cnam, lundi dernier, sur le plateau de "C à vous". Ça veut dire sortir du système d’assurance maladie solidaire." Thomas Fatôme jugeait cette attitude "irresponsable". "On montre du doigt les médecins qui osent aborder le sujet du déconventionnement. Ils seraient les salauds qui veulent absolument créer une inégalité devant le soin", lance, ce samedi, le Dr Marty, sur l’estrade. Mais "ce n’est pas le médecin qui prend la décision de ne pas rembourser son patient mais bien l’Assurance maladie…" L’assemblée consent. La vigueur des applaudissements est proportionnelle à la colère ressentie.
"Le modèle économique du généraliste est mort"
Il n’y a "pas de hasard" si on en est arrivé là, juge l’économiste Frédéric Bizard, invité à faire part de son analyse du naufrage de la convention. "On a laissé un système maltraitant se développer", ajoute-t-il, avec "la considération que [la médecine de ville et en particulier le libéral, NDLR] porte une grande partie des maux du système". "C’est un fait : il y a un vrai problème de discrimination statutaire." Si "on a créé le meilleur système de soins au monde au 20ème siècle", avance le spécialiste des questions de protection sociale et de santé, le virage "technocratiquement comptable" pris dans les années 1990 a provoqué la dislocation de ce qui était une fierté française : la santé.
A ce moment-là, "on décide d’administrer tout le système" qui est pourtant "fondamentalement libéral". "On décide que la Sécurité sociale allait devenir l’Etat", ajoute Frédéric Bizard. Est créé l’Ondam, intégré dans une loi votée chaque année, la loi de financement de la Sécurité sociale (LFSS). En parallèle, "là où il reste encore un pouvoir médical, il faut essayer de le réduire le plus possible". Résultat : "On se retrouve avec un système exsangue", "totalement inadapté pour gérer la santé du 21ème siècle", caractérisée par un vieillissement de la population et une pression en termes de volumes de soins, avec des pathologies de plus en plus chroniques.
Au lieu d’un sursaut, "le déni" a pris place dans le rang des décideurs, note l’économiste. "Il n’y a pas de reconnaissance du diagnostic. On pense que le système peut très bien continuer à vivre et que la voie empruntée il y a trente ans est la bonne." C’est "avec ce mantra : ‘on ne change pas de ligne, on accélère’", que se sont ouvertes... en novembre les négociations conventionnelles. "Ça ne peut pas fonctionner", estime Frédéric Bizard. "C’est par ailleurs profondément ancré dans ceux qui pilotent l’Etat depuis des siècles que tous ceux qui dépendent de l’argent public doivent être toujours dans le besoin, la nécessité, qui est la meilleure garantie à la paresse."
Pour Frédéric Bizard, il ne fait pas de doute : le modèle économique des médecins libéraux, et en particulier du généraliste, "est mort". L’assemblée est silencieuse. Le spécialiste a mis des mots sur leur peine. "C’est exactement ça…", nous lâche un généraliste membre du collectif Médecins pour demain, assis au rang derrière. "Maintenir artificiellement un revenu", au moyen de "subventions" comme pour le "modèle semi-agricole", ne peut "pas marcher dans un modèle libéral", poursuit l’économiste. D’autant plus lorsque le paiement à l’acte représente un "problème dans toutes les instances". "Il faut repenser le modèle."
"On peut considérer que le déconventionnement est le début d’un système qui ne fait plus système", explique Frédéric Bizard. Un phénomène qu’il rapproche à celui de "mercenarisation" depuis une dizaine d’années à l’hôpital. "Paradoxalement, pour un libéral, c’est plus compliqué de quitter le système, car il dépend à 100% de ses patients." L’économiste juge toutefois la menace "crédible", car "une partie de la population préférera payer une consultation qualitative longue avec un reste à charge important que ne pas se faire soigner".
"Aujourd’hui, je vais enfin bien"
Ce ne sont pas les médecins déconventionnés invités à faire part de leur expérience qui diront le contraire. "Le jour où je me suis déconventionnée, j’ai eu six mois d’attente", assure la Dre Caroline Leroux, gynécologue médicale dans le Val d’Oise. Après 20 ans passés à l’AP-HP, la praticienne s’était installée en libéral en 2017, épuisée d’aller à l’hôpital "la boule au ventre". Elle espérait trouver une sérénité d’esprit en ville, "très naïvement". Pour rentrer dans ses frais, la Dre Leroux est contrainte de "bosser jusqu’à pas d’heures". La pression est telle qu’elle va "de plus en plus mal".
"Je me remettais dans la gueule du loup", confie-t-elle face à plusieurs centaines de confrères et consœurs, émus par son témoignage. Elle décide alors de se déconventionner. Un saut qu’elle ne pensait jamais faire un jour. "L’idée d’être payée pour un service rendu m’était impossible", raconte la gynéco qui a pratiqué également en PMI et soignait de nombreuses patientes en difficulté. "Je n’ai pas l’impression d’avoir changé ma façon d’être mais le regard de mes patientes a complètement changé." [Le jour où j'ai commencé en secteur 3], j’ai entendu je ne sais combien de fois ‘Merci docteur’." "Aujourd’hui, je vais enfin bien", affirme-t-elle, les yeux brillants.
A la limite du burn out, la Dre Paule-Annick Ben-Kemoun, ophtalmologiste à Baugé-en-Anjou (Maine-et-Loire), a pris sa décision il y a six ans. "Le délai de prise de rendez-vous atteignait 12 mois, les charges du cabinet croissaient et mon chiffre d’affaires stagnait." Elle faisait face au "mépris de son entourage, même des confrères et des médias". Le vote de la loi santé en décembre 2015 a été la goutte d’eau. En janvier 2017, son déconventionnement est officiel. "Les deux premières années ont été dures financièrement car les patients ont cru que j’étais partie à la retraite", raconte la Dre Ben-Kemoun, qui doit licencier sa secrétaire. Désormais, son bénéfice est "comparable" à lorsqu’elle était en secteur 1.
"Mon délai de rendez-vous a sacrement diminué", explique pourtant la retraitée active, qui assure avoir gagné en souplesse. "Je m’arrange, éventuellement je fais un samedi, j’ai beaucoup moins de stress, et surtout, j’ai une meilleure image de moi." Résultat, "je n’ai plus du tout envie de déplaquer. Et ça, je ne l’avais pas prévu", s’esclaffe-t-elle, suivie par... le reste de la salle. Le Dr Bruno Paliard a su, lui aussi, trouver cette liberté qui lui était chère en s’installant en secteur 3 près de Niort, dans un désert, à son retour de Suisse. Son agenda était plein une semaine après son installation. "Depuis, je n’ai jamais eu de trou dans le planning."
"J’ai repris goût à mon métier en allant travailler en Suisse, où on est payés au temps passé, et j’ai gardé cela en revenant et en étant non conventionné", confie le généraliste qui a aussi exercé une vingtaine d’années en secteur 1 dans l’Isère. Celui qui a souffert d’une sciatique paralysante travaille désormais "à [son] rythme", voit un patient toutes les demi-heures et ne consulte que le matin. L’après-midi est consacré aux éventuelles visites, aux retours d’examens, etc. Au total, une "quarantaine" de consultations par semaine. "Jusqu’à présent mes patients ne se sentaient pas écoutés, maintenant ils sont satisfaits."
Le Dr Jean-Marc Sène, lui, n’a jamais été conventionné. Et il en est persuadé : il a eu raison. Le médecin du sport tient à démonter "une fausse croyance", selon laquelle "les patients viennent nous voir parce qu’ils sont remboursés. C’est faux ! Ils viennent nous voir parce qu’ils sont malades, rétablit-il. Si on a compris ça et qu’on les soigne, on se rend compte qu’ils sont tout à fait prêts à payer." L’ancien médecin de l'équipe de France de judo ajoute que "les patients ne sont pas du tout exigeants car l’argent vous donne de la valeur".
"L’éthique, c’est facturer en fonction du service rendu"
Tous ont pu déterminer leurs honoraires à leur guise (voir encadré). "Au début, je facturais 85 euros les 45 minutes, explique le Dr Pailard, qui réalise toujours une échographie. Puis j’ai décidé de facturer 49 euros les 30 minutes. Le 31 décembre, j’ai fait mes négociations conventionnelles devant mon ordinateur, sourit-il, rendant l’assemblée hilare. J’ai décidé d’augmenter à 55 euros. Les négociations se sont très bien passées !" Pour les visites à domicile, il facture 69 à 100 euros, "à peu près les frais de déplacement d’un plombier". Pour le généraliste, "il ne faut pas moduler nos tarifs en fonction de la complexité des pathologies. Le patient le plus lourd est celui qui a le plus besoin de nos compétences. L’éthique, c’est facturer en fonction du service rendu".
Le praticien assure n’avoir "aucun complexe" avec cette vision, et n’avoir eu "aucune remarque" de ses patients. "Si le référentiel est la convention, c’est cher. Mais la convention n’est pas le Graal, la doxa, la vérité absolue."
Libre à eux aussi, donc, de faire des actes gratuits, s’ils les estiment justifiés. "C’est votre participation au bien de l’humanité", convient le Dr Pailard. Pour les bénéficiaires de la CMU ou à faibles revenus, "je fais une petite ristourne", indique quant à elle la Dre Ben-Kemoun. La Dre Leroux, elle, fixe ses tarifs en fonction du temps passé et de la technicité : "15 minutes = 40 euros, et pour un suivi de 30 minutes, c’est 80 euros." Le Dr Sène se souvient d’un athlète qu’il suivait qui ne pouvait pas payer la consultation. Son tarif a été un fromage du Jura confectionné par la famille de son patient. "Je trouve cet échange humain tellement plus chaleureux que quelqu’un qui vous jette une carte CMU sur le bureau en vous disant ‘j’ai le droit’."
Dans la salle, la question de la solvabilisation des patients est source d’inquiétudes. Pour l’économiste Frédéric Bizard, les mutuelles auront "un rôle majeur" à jouer, mais elles n’accepteront sûrement pas de prendre "le risque politique" de suivre le mouvement pour quelques dizaines de déconventionnements. Car aujourd’hui, elles ne peuvent pas rembourser au-delà du tarif d’autorité (0,61 euros pour une consultation de médecine générale, 1,22 euros pour un autre spécialiste), déplore Renaud Pellet, CEO de La Médecine libre, une complémentaire fondée par des médecins. "Il va falloir se bagarrer sinon le secteur 3 ne sera pas couvert." Le Dr Marty se dit prêt à se battre pour "faire bouger ce tarif d’autorité", en déposant une question prioritaire de constitutionnalité (QPC).
A l’issue de ces deux journées, plusieurs centaines de médecins avaient déjà déposé leur promesse de déconventionnement dans une urne gardée par un huissier. Objectif : faire pression sur les décideurs, présente Jérôme Marty. "Le but est d’arriver à 15 000-20 000 promesses. A ce moment-là, nous irons tirer la manche du politique en disant : 'nous sommes prêts à sortir, tout est prêt, qu’est-ce que vous faites pour nous garder ?'" Le président de l’UFML promet un combat "historique" au long court : entre 12 et 18 mois. "Ce ne sera pas qu’une opération politique. Nous avons été depuis des années menacés, écrasés, épuisés !", déclare-t-il, ovationné.
"Depuis deux jours, j’ai vu des médecins fiers. Rien que pour ça, je le dis, cette action ne pourra être stoppée", poursuit-il, face à la foule debout et enflammée. "Vous avez vu de la liberté, de la fierté et du plaisir. C’est pour ça que nous allons nous battre, pour retrouver ce qu’on nous a volé."
S’ils sont libres de fixer leurs honoraires, les médecins non conventionnés doivent toutefois le faire avec "tact et mesure", rappelle Me Hélène Soularue, avocate au barreau de Paris, invitée par l’UFML à présenter les obligations qui leur incombent. "Des médecins ont été sanctionnés pour avoir pratiqué des honoraires trop élevés", explique-t-elle. Dans les jurisprudences, Me Soularue a pu identifier "différents critères" retenus pour fixer les honoraires dans le respect de cette règle : "le caractère systématique du dépassement, le caractère non justifié du dépassement, la complexité de l’acte, la valeur du service rendu ou encore la situation financière du patient…" Un médecin s’est par exemple vu sanctionner de 3 mois d’interdiction de donner des soins "pour avoir pratiqué le double du tarif conventionnel en vigueur à l’occasion d’actes ne comportant pas d’investigations particulières ni d’actes thérapeutiques longs et délicats".
Un autre médecin a écopé d’un blâme "pour avoir réclamé six fois le tarif conventionnel sans justifier de la complexité de l’acte". "Si jamais vous faites des dépassements, il faut être en mesure de les justifier", prévient ainsi l’avocate. "Le juge va apprécier la situation in concreto. Ce n’est pas parce que vous avez fait un dépassement de 300% que vous allez être sanctionné", ajoute Me Agathe Niqueux. Quoi qu’il en soit, le patient doit être informé des honoraires de son praticien, qui doit les afficher clairement. "Dans la salle d’attente et sur tous les supports (plateformes de prise de rendez-vous…)", précise Me Soularue. Si les honoraires dépassent 70 euros, un devis préalable sera nécessaire, ajoute son confrère de la cour d’appel de Toulouse, Me Frédéric Douchez. "Chez les avocats, le devis est obligatoire, sauf pour la consultation. C’est lourd au début mais après ça devient un confort", assure l’avocat. "Pour des visites régulières, on peut imaginer faire un devis pour 10 actes", avance Me Agathe Niqueux.
Outre la question des tarifs, le déconventionnement impacte les obligations et les droits des médecins libéraux. Ceux-ci perdent leurs avantages conventionnels (forfaits, Rosp, financement de l’assistant médical, aides et contrats en tout genre…). De même que les avantages sociaux complémentaires, ajoute Me Niqueux. Dans le cadre de la permanence des soins, en théorie, le médecin non conventionné est toujours réquisitionnable, "mais l’ARS et la CPAM se débrouillent pour vous sortir des listes", assure le Dr Guillaume Dewevre, secrétaire général de l’UFML.
Le médecin n’est toutefois plus soumis à l’obligation de télétransmission, et dispensé de cotisations URPS et ASV, "mais les primes que vous avez déjà versées sont acquises", indique Me Niqueux.
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