"Ce sera compliqué de résister à un directeur de caisse" : les craintes des médecins-conseils face à la réorganisation du service médical
Le projet de désossage du service médical de l’Assurance maladie et son absorption par les caisses locales suscitent l’opposition de nombreux praticiens-conseils. Ils dénoncent la brusquerie du projet et les menaces sur leur indépendance, vieille d’un demi-siècle. Sans être convaincus que les garanties annoncées par la direction résistent aux réalités de terrain.
En 1968, dans un contexte financier déjà présenté comme tendu, les praticiens-conseils de l’Assurance maladie passaient des caisses locales et régionales à la Caisse nationale (Cnam), le Gouvernement Pompidou affirmant la dimension nationale de leur mission de contrôle née après-guerre. Cinquante-six ans plus tard, la direction de l’institution annonce le mouvement inverse : les 7 200 agents du service médical, dont 1 500 praticiens-conseils (médecins, pharmaciens, dentistes), seront redéployés dans les CPAM à partir d’avril 2025. Médecin-conseil depuis 1981 et président du syndicat majoritaire de la profession, le SGPC, le Dr Yvan Martigny a "du mal à comprendre qu’on revienne à avant 1968".
Il n’est pas le seul. Une large intersyndicale regroupant son syndicat, le SNFOCOS (majoritaire parmi le personnel de l’Assurance maladie) et la CGT, a comptabilisé six agents sur dix en grève, en moyenne, dans les 16 directions régionales du service médical, le 3 octobre. Ce jour-là, le directeur de la Cnam présentait son projet devant le Comité social et économique (CSE) central de l’Assurance maladie. Thomas Fatôme était bien campé sur ses positions, de source syndicale. Les élus du personnel ont demandé l’expertise du projet par un organisme indépendant, procédure permise par le Code du travail en cas de réorganisation importante.
Une "pseudo-concertation" menée
La direction de l’Assurance maladie vante une concertation dans toute la France, de mai à juillet 2024, auprès de 400 personnes, dans la foulée de la présentation d’un rapport de l’Inspection générale des affaires sociales (Igas) sur le service médical. Mais 400 personnes sur 7 200, "pas sûr que cela soit une concertation", grince Yvan Martigny. Une "pseudo-concertation", assène la Dre Hélène Azoury, médecin-conseil, secrétaire générale-adjointe du SNFOCOS. Selon elle, "dès juin, des directeurs de CPAM savaient que nous leur serions rattachés". Même la CFDT, qui n’a pas appelé à la grève, a critiqué "l’absence de dialogue social et de consultation des partenaires sociaux".
Voilà pour la méthode. Et sur le fond ? La principale crainte des médecins-conseils porte sur leur indépendance, mise en œuvre dans leurs avis sur les arrêts de travail et autres prestations (invalidité, maternité, ALD…). "Nous nous basons seulement sur l’état de santé. L’arrêt de travail est un soin, est-il justifié par rapport à l’état de santé ?", illustre Yvan Martigny. S’ils ne sont plus rattachés à la Cnam mais aux CPAM, et subordonnés à leurs directeurs, les praticiens-conseils seront-ils davantage soumis à "des contraintes comptables" ? "Les directeurs de CPAM ont un tableau de bord, avec des indicateurs de dépenses, des pourcentages, ça clignote si c’est orange, et quand c’est rouge, alors là…", dépeint Yvan Martigny. Un transfert des contrats auprès des CPAM serait "déjà une atteinte à mon indépendance professionnelle", renchérit Hélène Azoury. La convention collective des praticiens-conseils ne prévoit en préambule que deux employeurs : la Cnam et les ARS.
La dimension économique n’est pas totalement absente du discours de ces deux médecins-conseils, mais ils craignent qu’elle s’impose à eux, avec une confusion entre l’ordonnateur ou le contrôleur des dépenses (le service médical) et leur payeur (la caisse). "Les caisses ont des objectifs forcément financiers. Normal, on est l'Assurance maladie, avec des déficits, décrit Hélène Azoury. Mais le cœur de notre métier, en tant que médecins-conseils, c’est la qualité des soins et l’accès aux soins."
La crainte de pressions
Dans un courriel à Egora, la direction de la Cnam l’a assuré : l’indépendance des médecins-conseils serait "pleinement préservée", grâce aux codes de déontologie, à la convention collective (qui resterait "spécifique"), à la gestion des carrières ("toujours au niveau national"), aux mécanismes d’évaluation (qui resteraient également nationaux). A l’AFP, elle a indiqué que cette évaluation serait double, la partie médicale de l’activité étant réalisée par un praticien-conseil. "Au moins dans la phase 1 de la transformation, déchiffre Yvan Martigny. Pour la phase 2, on ne sait pas trop encore…"
Le code de déontologie ? C’est "le saint-graal", ironise Yvan Martigny, qui lui oppose "la vraie vie". "Le directeur de la Cnam a indiqué que nous resterions un corps national, mais il oublie de dire que nous serions rattachés aux directeurs de caisse. Cela va être compliqué de leur résister s’ils participent à l’évaluation, à l’évolution salariale ou au choix des formations professionnelles". "En raison de la proximité, ce sera compliqué de leur dire 'Sors de mon bureau'", imagine Hélène Azoury. Elle cite un praticien-conseil parti il y a quelques années du service médical de la MSA pour celui du régime général car il subissait "des pressions". "De telles pressions, pas forcément agressives, sur les invalidités, les arrêts de travail, sont une réalité." Comme elles l’étaient avant 1968, affirme Yvan Martigny.
"Nous arrivons à rentrer dans les cabinets des médecins car nous leur disons que nous sommes autonomes par rapport aux caisses"
La réorganisation pourrait aussi avoir des conséquences dans l’accompagnement des professionnels de santé libéraux. "Nous sommes, auprès d’eux, le traducteur de la réglementation, indique Yvan Martigny. Nous arrivons à rentrer dans leurs cabinets car nous leur disons que nous sommes autonomes par rapport aux caisses. Sans cet argument, pas sûr que certains nous ouvrent la porte aussi facilement…" "Les généralistes, que nous appelons très souvent, par exemple quand nous suivons un même patient en arrêt de travail, pourraient craindre que nous soyons plus incisifs par rapport aux évolutions des dépenses de santé, aux arrêts de travail, voire au contentieux", confirme Hélène Azoury. Voilà sans doute pourquoi des organisations de médecins libéraux se sont émues du projet.
Depuis 1968, le service médical a déjà été réorganisé, sa direction médicale nationale supprimée en 2004 par exemple. Les praticiens-conseils ne s’opposent pas à tout changement. Pour surmonter les disparités en termes d’effectifs d’un département à l’autre, le SGPC est ainsi favorable à une régionalisation, proche du 2e des 4 scénarios d’évolution proposés par l’Igas dans son rapport. "Sur l’efficience, le rapport de l’Igas est assez bon, mettant en exergue le déficit de pilotage de la direction de l’Assurance maladie", commente Hélène Azoury, moins emballée par l’élaboration de scénarios. Le projet de réorganisation retenu "ne va pas développer l’efficience, ajoute Yvan Martigny. Si on veut gagner du temps médical, il faudrait plutôt développer des outils informatiques performants..."
Des courriers envoyés à la nouvelle ministre
Malgré l’annonce par la direction de la mise en place d’un comité technique sur l’indépendance des praticiens-conseils et le secret médical, l’intersyndicale n’est pas rassurée non plus sur ce second aspect, sur lequel le projet présenté est "assez léger, critique Hélène Azoury. Il y aura une délégation du secret médical par le praticien-conseil, mais à qui, comment ?" Elle s’interroge : les 80 000 collaborateurs de l’Assurance maladie auront-ils accès à ces données confidentielles, aujourd’hui "bunkérisées" dans le service médical, selon l’expression d’Yvan Martigny ? Difficile à dire aujourd’hui.
Faute d’avoir pu consulter le projet de réorganisation, nous nous en sommes remis à sa lecture côté syndical. Interrogée pour en éclaircir certains points, la direction de la Cnam nous a fait savoir, le 10 octobre, qu’"il n’[était] pas prévu de [s’]exprimer de nouveau sur le sujet", invoquant le report de sa présentation, le temps de l’expertise demandée par le CSE.
Dans un premier temps, la direction de la Cnam avait pourtant adressé à Egora des éléments de langage généraux. Elle se gardait de parler d’une "suppression" du service médical. Ses mots étaient plus doux à l’oreille : le projet consiste à rendre le service médical "plus fort et plus efficient", à le "rapprocher" du réseau des CPAM et à "renforcer [leur] synergie médico-administrative", à parvenir à "une organisation unifiée, plus lisible", "au bénéfice des assurés et des professionnels de santé".
Selon les deux médecins-conseils que nous avons interrogés, le dessein est surtout économique. Ils y voient une volonté d’économies d’échelle, de suppressions de postes, et une manière de "redonner du gras, du muscle, aux CPAM" en leur rattachant certains employés supplémentaires (des techniciens notamment), selon Yvan Martigny. Avec, en toile de fond, un serrage de vis gouvernemental sur les arrêts maladie, comme le confirme le projet de budget de la Sécu pour 2025, présenté au même moment. En 2023, le ministre François Braun ne disait rien d’autre en demandant à l’Igas de plancher sur le service médical : "Les enjeux actuels de maîtrise des dépenses relatifs aux arrêts de travail de la Cnam mettent tout particulièrement en lumière la nécessité de parvenir à renforcer leur contrôle." Comment la nouvelle ministre de la Santé voit-elle d’ailleurs l’avenir du service médical ? Les trois forces de l’intersyndicale lui ont écrit pour le savoir.
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