Médecin urgentiste, il abandonne le public pour le privé : "Je me suis réconcilié avec mon métier"

28/06/2022 Par Mathilde Gendron
Témoignage
Après une carrière de vingt ans dans le public, le Dr Charles Jeleff, médecin urgentiste, a pris la décision de quitter l'hôpital de Cherbourg (Manche) pour travailler à temps plein à la polyclinique Saint-Côme de Compiègne (Oise). Les conditions de travail éprouvantes et le manque d’efficacité au sein de l’établissement public l’ont poussé à sauter le pas. Retard dans la prise en charge des patients, exercice dégradé, mauvaise ambiance à l’hôpital, épuisement physique… Il explique son choix à Egora.
 

“Je ne suis pas parti dans le privé, j’ai abandonné le public”, résume le Dr Charles Jeleff, médecin urgentiste. Après avoir travaillé plus de vingt ans pour l’hôpital public, dont plus de 10 ans au centre hospitalier de Cherbourg, le médecin a tout quitté le 15 mai dernier. Il a tiré un trait sur l’établissement public pour intégrer à temps plein une polyclinique privée, située à Compiègne. Selon France Bleu Cherbourg-en-Cotentin, quatre médecins urgentistes de l’hôpital de Cherbourg ont déjà démissionné ces derniers mois. Le médecin a pris cette décision car il n’en pouvait plus. Le retard quotidien accumulé dans la prise en charge des patients, les équipes au bord de la rupture, lui pesaient. “On avait toujours une demi-journée de retard, voire même une journée entière parfois. Quand j’arrivais le matin, il fallait prendre en charge tous les patients qui n'avaient pas pu être traités pendant la nuit, et pendant ce temps d’autres patients arrivaient.

Aux urgences, “les conditions de travail sont terribles”, constate le médecin, malheureusement habitué à voir ses collègues démissionner un à un. “J’ai des collègues qui n’avaient pas la capacité d’encaisser tout ça, certains s’enfermaient pour pleurer pendant leurs pauses.” D’autres ont parfois pensé au pire : “J’ai une collègue qui adore ce métier, mais qui va partir en juillet. Entre nous, on se disait qu’elle était au bord du suicide, et elle nous a même dit plusieurs fois 'j’ai déjà regardé une corde', se rappelle le médecin. Si le mental flanche, les relations entre soignants en pâtissent aussi. Fatigue, colère, des conflits naissent au sein même de l’hôpital. “Je ne supportais plus le mépris des collègues des autres services, parce qu’on a toujours des patients en plus à placer, et ça bouleverse leur quotidien à eux aussi.” Le Dr Jeleff et son équipe ont pourtant témoigné plusieurs fois à leur direction, pour demander des changements. En vain. “Ce que vit l’urgentiste à l'hôpital, c’est un énorme sentiment d'injustice. Je n'arrivais plus à trouver de sens à mon travail avec des directeurs omnipotents, qui ne nous écoutent pas du tout.”   “On devait être 25 urgentistes à temps plein, quand je suis parti on était 6” Dans ce fonctionnement précaire, le médecin ne peut s’empêcher d’enrager contre les intérimaires de l’hôpital. L’établissement a engagé 14 intérimaires pour combler les trous. “On voit à côté de nous des personnes qui gagnent trois fois plus que nous en faisant exactement la même chose. On devait être 25 urgentistes à temps plein, quand je suis parti on était seulement 6”, raconte amèrement le médecin. Pour lui, l’intérim encourage la fin des médecins titulaires, jamais il n’aurait pu travailler avec ce statut sur le long terme. “Je suis un urgentiste heureux, je donne du sens à ce que je fais et je ne comprends pas les médecins qui sont remplaçants pendant toute leur carrière, déjà qu’elle passe à une vitesse incroyable.” Il dénonce aussi la rémunération des soignants de l’hôpital public. “Ce n’est pas normal qu’une heure supplémentaire soit moins rémunérée qu’une heure travaillée, ça n’incite pas du tout les soignants à travailler plus.” Si psychologiquement les soignants sont atteints, physiquement, le corps lâche aussi. La charge de patients et le retard accumulé rendent le travail encore plus long et difficile. “Quand je faisais une garde de 24 heures, je mettais deux jours à m’en remettre”, se souvient-il. Pourtant, l’ancien chef de service se dit résistant, lui n’est pas victime de burn-out. Il a réussi à partir à temps, et surtout avant l’été, période qu’il sait compliquée à gérer aux urgences. “C’est la période la plus agréable de l’année, il fait beau, il fait chaud et on n’en profite pas. On doit faire nos gardes.” A temps partiel à l’hôpital l’été dernier, il s’est retrouvé à faire les mêmes horaires qu’un temps plein. Pour lui, ça a été le signal d’alerte...

“J’ai 60 ans, il me reste environ 15 ans à vivre en bonne condition physique, je n’ai plus 15 ans à perdre”, confie-t-il. Il veut travailler dans de bonnes conditions, avoir des jours de repos et des vacances en nombre suffisant. Aujourd’hui, il estime passer son premier vrai été “correct” depuis 35 ans. Il connaît déjà son planning avec ses jours de repos et peut s'organiser en amont. En 2019, il décide de passer à mi-temps à l’hôpital, et travaille en complément à la polyclinique privée de Compiègne. C’est le déclic. “Je me suis totalement réconcilié avec mon métier quand j’ai commencé mon temps partiel en privé”, se rappelle fièrement le Dr Jeleff. Au bout de trois ans, il intègre la polyclinique cette fois-ci, à temps plein. Depuis, c’est la libération. Ce qui le frappe surtout c’est l’efficacité de ces établissements, qui devraient donner exemple, selon lui, aux hôpitaux publics. “Je vois plus de patients en clinique, que je n’en voyais à l’hôpital, et chez eux, leur prise en charge n’est pas bâclée”, assure le médecin. En plus de l’efficacité, le salaire suit aussi. A 60 ans, le Dr Jeleff assure toucher 1,5 fois plus que le salaire qu’il percevait à l’hôpital, en fin de carrière. D’autant qu’à la polyclinique, il sent son travail reconnu et valorisé. “L’autre jour, j’ai fait une garde de 24 h où je n’ai presque pas dormi tellement il y avait de patients. A la clinique, j’ai été payé 1.400 euros pour la garde. À l'hôpital, j’aurais été payé le même prix, quelle que soit la charge de travail pendant la garde.”

  15 % des interventions aux urgences sont vitales Si les dysfonctionnements de l’hôpital ne sont pas un nouveau problème, pour l’urgentiste, c’est tout le système de l’hôpital public qu’il faudrait revoir. Son mode de gestion, son financement et son organisation notamment. “Dès qu’il n’y a plus d’argent à l’hôpital, l’Etat fait des plans de retour et renfloue sans arrêt. En clinique, il y a vraiment la notion de gestion”, compare l’urgentiste. La clinique a l’avantage de s’autoréguler selon lui. Alors que le Gouvernement a lancé une “mission flash” pour identifier les problèmes qui surviennent dans les services d’urgence et tenter d’y remédier, le Dr Jeleff, lui, n’y croit pas du tout. Pour lui, le problème vient des personnes qui prennent les décisions. “On a mis le Dr Braun [président des Samu-Urgences de France, NDLR] à la tête de cette mission, mais on met toujours les mêmes personnes. Si on veut que les choses changent, il faut commencer par eux, ils ne sont pas du tout le reflet du terrain et de sa réalité”, déplore le médecin. Exerçant depuis plus de 20 ans, il a connu les différentes crises des urgences et du Covid. Il a lui-même réfléchi à une solution rapide à mettre en place pour améliorer le fonctionnement des services d’urgence. L’une de ses solutions serait de faire appel aux médecins des Samu et Smur en renfort. “Ce n’est pas admissible que des médecins avec autant de compétences soient dans des ambulances alors qu’ils ne sont utiles que dans 30 % des cas sur le terrain. Le reste peut être pris en charge par des ambulanciers ou autres”, propose-t-il. L’urgentiste entend bien finir sa carrière au sein d’une clinique privée. 

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