Perte de chance, erreur de diagnostic, dommages de la vaccination… Comment la crise du Covid a mis en jeu la responsabilité des médecins
Il y a cette patiente qui a perdu la vue d'un œil faute d'avoir été opérée à temps. Ce médecin généraliste qui, tombant dans le piège de la téléconsultation, n'a pas vu venir la péritonite qui allait tuer son patient, testé positif au Covid trois semaines auparavant. Ou encore ce médecin coordonnateur d'Ehpad à qui l'on reproche de ne pas avoir transféré un résident en réanimation. Depuis mars 2020, une "quarantaine" de sinistres liés directement ou indirectement au Covid 19 ont été enregistrés par l'assureur MACSF, qui présentait ce mardi 28 septembre son rapport 2021 sur le risque des professionnels de santé. Un rapport marqué par la crise sanitaire à plus d'un titre : si le nombre de déclarations effectuées par les quelque 517 000 sociétaires de l'assureur* en 2020 est en forte baisse, traduisant la diminution de l'activité subie par nombre d'entre eux (voire encadré), de nouvelles "poches de risque" ont émergé. Les vagues de déprogrammations, le boom de la téléconsultation et la campagne de vaccination massive, notamment, ont mis en jeu la responsabilité des professionnels de santé. Mais le nombre finalement restreint de sinistres liés à la crise signalés jusqu'ici est plutôt "une bonne surprise", concède Nicolas Gombault, le directeur général délégué du groupe MACSF. Toutefois la "prudence" reste de mise, insiste-t-il, redoutant "l'effet retard" des pertes de chance induites par les déprogrammations et par les décompensations de ces patients chroniques "perdus de vue" au fil des confinements. "Le bilan de cette crise sanitaire ne peut pas être dressé aujourd'hui. L'impact ne pourra se mesurer que dans plusieurs années", souligne l'assureur. Une chose est sûre : pour les professionnels de santé, "il y a le monde d'avant et le monde d'après", relève Stéphane Dessirier, directeur général du groupe, tant la crise sanitaire a bouleversé les pratiques des professionnels de santé. Illustration. Déprogrammations et perte de chance "Jusqu'à 10 000 personnes perdront la vie" faute d'avoir vu leur cancer diagnostiqué et pris en charge à temps, alertait en mars dernier le Pr Axel Kahn, regretté président de la Ligue contre le cancer. Les premières conséquences des vagues de déprogrammations massives d'interventions et d'actes se font déjà sentir : plusieurs sinistres ont été déclarés par les sociétaires de la MACSF, notamment des cas de cancer diagnostiqués tardivement, entrainant un risque de perte de chance, après l'annulation ou le report de coloscopies ou colposcopies. L'assureur rapporte également le cas d'une patiente qui a perdu totalement la vision d'un œil suite au report de sa chirurgie. Présentant une cataracte et un glaucome en raison d'une hypertonie oculaire, la patiente devait être initialement opérée en avril 2020. Toutes les interventions d'ophtalmologie ayant été déprogrammées, l'opération n'a pu être effectuée qu'en septembre : trop tard. L'ophtalmologue est mis en cause, bien qu'il ait été dans l'incapacité d'influer sur les tableaux opératoires. Nicolas Gombault espère donc que les magistrats sauront faire preuve de discernement, en tenant compte du contexte sanitaire. Contaminations au cabinet Plusieurs sinistres concernent des cas de contamination de patients par le Covid dans des lieux de soin. Des médecins coordonnateurs d'Ehpad sont ainsi mis en cause suite...
à des décès de résidents, mais aussi des praticiens libéraux dont les patients auraient été contaminés au cabinet. Les règles juridiques qui s'appliquent sont différentes selon le statut du lieu de soin. Si les contaminations à l'hôpital public seront considérées comme des infections nosocomiales et les séquelles indemnisées par l'Oniam (Office national d'indemnisation des accidents médicaux, des affections iatrogènes et des infections nosocomiales) "même sans faute", en ville, la preuve d'une contamination au cabinet et la faute du praticien devront être établies par le patient, relève la MACSF. S'attendant à indemniser un grand nombre d'infections nosocomiales, le Gouvernement a sensiblement gonflé l'enveloppe de l'Oniam dans le PLFSS 2022. Les vaccinateurs mis en cause Seule une "dizaine" de dossiers liés à la vaccination ont été recensés à l'heure actuelle par la MACSF. Ce type de sinistre est "historiquement rare", souligne l'assureur. A titre d'exemple, la campagne de vaccination contre la grippe H1N1 cumule 208 dossiers à l'Oniam, dont 136 cas de narcolepsie. Depuis 2006, l'Oniam est chargé d'indemniser les victimes d'accidents liés à des vaccinations obligatoires. Mais comme en 2009 avec la campagne de vaccination antigrippale, le Gouvernement a décidé de lui confier la charge de l'indemnisation des conséquences dommageables de la vaccination contre le Covid, que la victime soit ou non soumise à une obligation. Une demande formulée par l'assureur, mais aussi par l'Ordre des médecins, qui craignait de voir des vaccinateurs mis en cause. Le recours contre les praticiens est néanmoins possible et leur responsabilité peut être recherchée en cas de "faute grave, détachable", souligne la MACSF. Dans le détail, trois dossiers concernent des décès imputés à la vaccination, sans que le lien n'ait encore été établi. Les autres portent sur un cas de thrombose de l'œil, l'usage de seringues usagées et l'injection, dans un centre, de sérum physiologique en lieu et place du vaccin.
Le "surrisque" de la téléconsultation La pratique de la téléconsultation a explosé avec la crise, passant de 400 000 actes remboursés chaque mois avant la pandémie à 19 millions en 2020. "C'est une poche de risque sur laquelle il fallait être vigilant, car la téléconsultation change totalement l'exercice de nos sociétaires", relève Nicolas Gombault. Une pratique d'autant plus à risque qu'il s'agissait de téléconsultation "en mode dégradé" : la condition de connaissance préalable du patient a été levée et le remboursement de la téléconsultation par téléphone a été permis, rappelle le directeur général délégué de la MACSF. De nombreux médecins ont donc été amenés à prendre en charge des patients inconnus, parfois sans même les voir à l'écran. Deux cas de décès ont été rapportés à l'assureur. Le premier, médiatisé par la famille, concerne un patient qui a succombé à un coma diabétique après avoir été, à tort, traité pour une mycose buccale par une généraliste, poursuivie au pénal. Le second concerne un patient...
de 55 ans testé positif au Covid le 25 mars 2021 et pris en charge en téléconsultation par un généraliste. Le 29 mars, alors que le patient se plaint de fièvre et de céphalées, le médecin lui prescrit du paracétamol et un corticoïde. Moins de deux semaines plus tard, le patient téléconsulte à nouveau, pour des vomissements. Nouvel appel le 18 avril : l'état de santé du patient se dégrade. Un autre généraliste se déplace à son domicile et le fait hospitaliser devant le constat d'un abdomen chirurgical : une péritonite. Malgré une intervention en urgence, le patient est décédé suite à une perforation du sigmoïde et une défaillance multiviscérale. Le premier médecin a été assigné au civil. "Il lui est reproché de ne pas avoir posé le bon diagnostic", commente Nicolas Gombault. Devant le "surrisque" d'une téléconsultation "mal réalisée", la MACSF a délivré des conseils à ses sociétaires. Le premier d'entre eux étant de savoir "interrompre" une téléconsultation, lorsqu'un examen clinique s'avère nécessaire. "Tout ne peut pas être traité en téléconsultation", insiste le directeur général délégué.
Mauvaise prise en charge La MACSF rapporte plusieurs cas de décès en Ehpad imputés par les proches à l'absence de transfert en réanimation. Là encore, l'assureur espère que les magistrats prendront en compte le contexte de tension hospitalière et ne rechercheront pas la faute des médecins coordonnateurs. Un cas concerne enfin le retard de diagnostic d'un AVC, pris à tort pour un Covid. Il est encore trop tôt pour tirer une quelconque conclusion de ces différents cas. "Ce sont des dossiers qui commencent, qui ne sont pas suffisamment murs pour qu'on puisse dresser des bilans", met en garde Nicolas Gombault. Les premières décisions devraient tomber en 2022. Quant à la crise sanitaire, elle n'a pas fini de bouleverser la pratique des professionnels de santé. *Dont deux tiers des médecins en exercice
Du fait des déprogrammations et des fermetures de cabinets, la crise sanitaire a entrainé une baisse de l'activité en 2020, et par ricochet du nombre de déclarations corporelles par les sociétaires de la MACSF : il est en baisse de 15,47% par rapport à 2019. Le taux de sinistralité (taux de déclaration rapporté au nombre de sociétaires) des différentes professions et spécialités diminue également, à 1.15% pour les médecins (contre 1.53% l'année précédente) et à 6.05% (contre 6.53%) pour les chirurgiens-dentistes, profession complètement à l'arrêt durant le premier confinement. La médecine générale reste la spécialité la plus mise en cause en nombre absolu de déclarations enregistrées (311 pour quelques 28 000 sociétaires) devant la chirurgie orthopédique (294) mais le taux de sinistralité culmine dans les spécialités chirurgicales (66.38% pour les neurochirurgiens contre 0.77% pour les MG).
La crise sanitaire a aussi impacté l'activité des tribunaux, avec une baisse de 24% des décisions de justice civile rendues en 2020, et des commissions de conciliation et d'indemnisation des accidents médicaux (CCI) dont le nombre d'avis rendus après expertise a chuté de 45% l'an dernier. Malgré tout, l'année a été marquée par une grande "sévérité" des juridictions civiles à l'encontre des professionnels de santé, avec 72% des dossiers aboutissant à la condamnation d'au moins l'un des professionnels mis en cause, un niveau jamais atteint. Pour Nicolas Gombault, plus qu'une "judiciarisation de la médecine", cette sévérité traduit les "exigences sociétales". La reconnaissance d'une faute exclusive du professionnel permet également au magistrat d'indemniser une victime dans les cas où l'Oniam n'intervient pas, souligne-t-il. A noter que l'indemnisation civile la plus élevée en 2020 (2.774 millions d'euros) implique un ophtalmologue jugé responsable à 25% d'une infection nosocomiale. La seconde (2.681 millions d'euros) concerne un généraliste à qui il est reproché un défaut de prise en charge d'une lésion nécrotique sur une patiente diabétique.
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