Nouveau statut pour les pharmaciens : le médecin traitant peut-il perdre sa place ?

10/06/2021 Par Pauline Machard
Depuis le 31 mai, les patients ont l'option de désigner un “pharmacien correspondant”. Celui-ci peut “renouveler périodiquement des traitements chroniques et ajuster, si besoin, leur posologie”...sous conditions. Le dispositif est salué par les officinaux, à l’instar du président de la FSPF, Philippe Besset. Mais il est accueilli beaucoup plus froidement par les médecins, comme le Dr Jean-Paul Ortiz, président de la CSMF. 

 

"Il y a un risque très clair de non qualité de la prise en charge"

Médecin néphrologue et président de la Confédération des syndicats médicaux français (CSMF), le Dr Jean-Paul Ortiz s’oppose au renouvellement des traitements et à l’ajustement de la posologie - des prérogatives qui relèvent habituellement des médecins - par les pharmaciens correspondants. Pour lui, le décret qui donne corps à ce statut est “une erreur majeure” qui compromet la qualité de la prise en charge des patients et entrave le développement de la coordination pluriprofessionnelle.  

Egora.fr : Comment avez-vous accueilli la publication du décret sur le pharmacien correspondant ? Celui-ci peut-il être à même de vous épauler, ou au contraire marche-t-il sur vos plates-bandes?  

Dr Jean-Paul Ortiz : Le cœur de métier du pharmacien, c’est d’analyser l’ordonnance du médecin et de délivrer le médicament. Le cœur de métier du médecin, c’est de prescrire le médicament. À partir du moment où le pharmacien peut prolonger à outrance une prescription médicamenteuse, ça pose deux problèmes. Le premier, c’est un problème médico-légal, juridique : que se passera-t-il en cas de complication alors que l’ordonnance a été prolongée pendant un an par le pharmacien et que le patient n’a pas été revu par le médecin? Qui sera responsable : le médecin, le pharmacien? Le deuxième, c’est que faire du pharmacien, un pharmacien correspondant qui peut prolonger un traitement, adapter la posologie - des prérogatives qui relèvent du champ de compétences des médecins -, est inacceptable, car il y a un risque très clair de non qualité de prise en charge. Ce sont les contours clairs des métiers, bien identifiés par la population, qui sont le gage de cette qualité.  

 

Vous réfutez les arguments selon lesquels le pharmacien correspondant permettrait aux médecins de dégager du temps médical, d’être épaulés dans les zones sous-dotées ?  

Premièrement : dans les zones sous-dotées, quand il n’y a pas de médecins, il n’y a pas de pharmaciens. Le pharmacien seul, sans médecin, ne vit pas, alors qu’on ne me raconte pas d’histoires. Deuxièmement, gardons-nous de prendre des mesures mal réfléchies, à l’emporte-pièce, pour résoudre un problème aujourd’hui alors qu’on sait que dans cinq à dix ans, on ne sera plus du tout en déficit de médecins. Je ne vais pas dire qu’on sera pléthore - c’est difficile de l’affirmer à ce jour -, mais en tout cas, on ne sera plus dans une situation de manque criant comme...

c’est le cas actuellement. Attention aux grands coups de barre dans un sens ou dans l’autre.  

 

Estimez-vous que la profession a été suffisamment concertée sur le sujet, ou à l’inverse, comme le dit l’Ordre, que ça aurait plutôt été négocié de façon bilatérale avec les pharmaciens?  

La profession n’a pas été consultée sur le sujet. Du tout. C’est simple. 

 

Avec l’arrivée des pharmaciens correspondants, le problème n’est-il pas aussi, pour les médecins, économique, sachant que ces “petites” consultations peuvent peut-être permettre de compenser un peu, en termes de rémunération, les consultations longues ?  

Ce n’est pas tellement un problème de pertes économiques, parce qu’aujourd’hui, les médecins ont beaucoup de travail, mais cela pose clairement le problème de la hiérarchisation de la consultation en matière tarifaire.  

Au-delà, un renouvellement d’ordonnance se fait à l’intérieur d’une consultation, et passe toujours par une réévaluation du patient et du traitement. Il ne s’agit pas de prendre un papier puis de signer le renouvellement d’ordonnance, la vraie vie ce n’est pas ça. Dans la vraie vie, vous voyez votre patient atteint d’une pathologie tous les trois-quatre-six mois, ça dépend, et vous le réévaluez. Vous lui faites une consultation, un interrogatoire, un examen. Après quoi il est possible que vous fassiez la même prescription, ou alors que vous l’adaptiez.  

 

Les prérogatives du pharmacien correspondant sont néanmoins bornées (dans le cadre d’un même exercice coordonné, à la condition expresse de détenir l’accord du prescripteur…). Selon vous, ces restrictions ne suffisent pas?  

Ce n’est pas comme ça qu’on va faire évoluer les choses vers plus de coordination ! L’exercice coordonné se construit entre professionnels concernés, et non par un décret qui vient d’en haut, qui met en place un mécanisme partout pour tout le monde. Les niveaux de maturité de coordination ne sont pas les mêmes selon les endroits. Ce décret est un coup porté à la collaboration et à la coordination pluriprofessionnelle.  

 

Appelez-vous, à l’instar d’autres syndicats, à la résistance ? Auquel cas, sous quelle forme ?   

Moi, j’appelle surtout les pharmaciens à...

ne pas s’engager dans cette démarche, parce qu’à mon avis, il va y avoir un problème médico-légal. Les médecins, c’est de leur libre-arbitre. Je les appelle à être extrêmement vigilants. Une réunion entre les syndicats et l’Ordre sera très bientôt organisée sur le sujet du pharmacien correspondant et des contours de métiers.  

 

Justement : dernièrement il y a eu les sujets de la vaccination, de la télémédecine, de la dispensation protocolisée… Faut-il avoir peur des pharmaciens ? Comment faire en sorte que le duo ne se transforme pas en duel ?  

Si on veut que ça fonctionne, que les professionnels sur le terrain ne soient pas agacés, il ne faut pas le construire d’en haut, mais en partant des territoires, des professionnels qui se connaissent. Ce sont eux qui, ensemble, vont décider de construire la coordination et la coopération. Aujourd’hui, c’est la vision très centralisée des choses qui constitue un frein aux évolutions, parce qu’elle crispe les acteurs.  

 

"Le lien créé entre le patient et le pharmacien permet d'imaginer plein de choses"

Titulaire d’une officine à Limoux (Aude), Philippe Besset préside également la Fédération des syndicats pharmaceutiques de France (FSPF). Il voit dans cette nouvelle mission accessible aux pharmaciens une “première étape” qui permet de formaliser la relation entre les officinaux et les patients.  

 

Egora.fr : Si tout n’est pas encore acté concernant le pharmacien correspondant - reste à déterminer les conditions de rémunération ainsi que les modalités de déclaration auprès de l’Assurance maladie -, quelle a été votre réaction suite à la publication du décret qui donne corps à ce statut ?  

Philippe Besset : Pour moi, comme je l’ai indiqué sur Twitter, c’est un projet qui mise sur l’avenir, mais ce n’est pas une révolution immédiate. La première mission aura un intérêt modéré.  

Ce n’est pas une révolution immédiate pour l’exercice officinal, car les conditions sont très restrictives. Et puis l’intérêt est d’autant plus limité que le médecin peut très bien rédiger une ordonnance pour douze mois… Néanmoins, dans le cadre de certains exercices coordonnés [participation à la même structure d’exercice coordonné : équipe de soins primaires (ESP), maison de santé pluriprofessionnelle (MSP), centre de santé, communauté professionnelle territoriale de santé (CPTS), NDLR], si jamais le médecin souhaite qu’il y ait une adaptation de posologie, ce statut permet de le faire, après concertation, bien sûr.  

Surtout, il ne faut pas bouder ce dispositif, car...

c’est une première étape, qui permet de formaliser la relation entre les officinaux et les patients. Dans son dossier médical partagé (DMP), le patient va pouvoir renseigner qui est son pharmacien correspondant, en plus de son médecin traitant. Ce sera vraiment utile dans les temps à venir.  

 

Qui dit première étape, dit deuxième étape…. Qu’en attendez-vous ?  

Ce que j’attends vraiment de cette nouveauté, c’est un élargissement par la suite à des missions qui concernent le cœur de métier du pharmacien : la dispensation. Le lien créé entre le patient et le pharmacien permet d’imaginer plein de choses, notamment sur le suivi de l’observance, sur les bilans de médication, sur l’entrée et la sortie de l’hôpital…  

 

La publication du décret a suscité une levée de boucliers de la part de représentants de médecins : de l'Ordre, de syndicats. Comprenez-vous cette opposition ?  

J’ai été très surpris de certaines réactions, parce que comme je disais, ce n’est pas une révolution ! Non je ne comprends pas du tout cette levée de boucliers, pour plusieurs raisons. Déjà sur le principe, parce que l’idée, c’est quand même de donner la possibilité aux médecins de déléguer lorsqu’ils jugent que c’est préférable. Ensuite cela m’échappe dans la mesure où le projet de décret a été largement concerté avec les syndicats de médecins, l’Ordre des médecins, au premier trimestre 2020. Enfin, je ne comprends pas, parce que toutes les préconisations des syndicats de médecins ont été retenues. 

 

Quelles sont-elles ?  

Il y en avait deux. La première : que les deux professionnels - le pharmacien et le médecin - travaillent au sein d’un même exercice coordonné. Ça a été retenu. La deuxième : que le pharmacien correspondant ait l’accord du prescripteur. Ça a été retenu également dans le texte, puisqu’il est prévu que l’ordonnance doit comporter une mention autorisant le renouvellement, ou l’ajustement de la posologie, de tout ou partie des traitements [À noter qu’un arrêté du ministère de la Santé pourra fixer une liste des traitements non éligibles à ce dispositif, NDLR].  

Je ne comprends donc pas la réaction de représentants de médecins qui disent à leurs confrères d’interdire le renouvellement sur chaque ordonnance [Le Syndicat des médecins libéraux (SML) a appelé à “entrer en résistance” et à inscrire “systématiquement” la mention “ordonnance non modifiable” sur chacune des prescriptions, NDLR]. Moi je leur dis : “Ne vous fatiguez pas, ce n’est pas la peine. Il suffit de ne rien faire pour que ce soit interdit.” Si je résume : les généralistes disent qu’ils veulent être concertés, ce qui a été le cas. Qu’ils veulent avoir la main, c’est le cas. Alors je ne vois pas bien ce qu’ils veulent de plus.  

 

Concernant les modalités d’information du médecin en cas de renouvellement ou d’ajustement de la posologie, comment s’assurer que le médecin est bien tenu au courant ?  

Je pense que c’est perfectible, parce qu’il n’y a pas encore le système d’information pour. Nous ne pouvons pas encore inscrire les modifications sur le dossier médical partagé (DMP), qui pour moi est le meilleur moyen d’assurer cette transmission : le pharmacien correspondant inscrit la modification sur le DMP, et ainsi, celle-ci peut être consultée facilement par le médecin. Toutefois, en attendant le DMP, on peut l’informer via la messagerie sécurisée.  

 

Vaccination, télémédecine, dispensation protocolisée… Les officinaux étendent petit à petit leur périmètre d’action. Cela met-il en danger la relation avec les médecins généralistes?  

Nous, les pharmaciens, sommes les premiers à nous soucier d’une bonne coopération avec les médecins. Tous les efforts qu’on fait, c’est pour avoir de nouveau des médecins dans les territoires. Ce dont un pharmacien rêve, c’est de coopérer avec le médecin d’à côté ! Pour moi, la relation va être de plus en plus forte. Ces derniers temps, on a coopéré sur la question des vaccins, des tests, des masques… Je pense au contraire que notre relation a progressé.  

 
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