"22 heures par semaine" à gérer les pénuries de médicaments ou le tiers payant, c'est devenu "ingérable" : les pharmaciens disent stop

26/01/2023 Par Aveline Marques
Pharmaciens
Entre la gestion des pénuries de médicaments et les rejets de tiers payant, le président de l'Union des syndicats de pharmaciens d'officine (Uspo), Pierre-Olivier Variot, dit perdre environ 22 heures par semaine. Du temps que les officinaux préfèreraient consacrer à la prise en charge des patients, souligne-t-il dans un entretien accordé à Egora. Dans un contexte de manque de personnels, le syndicat tire la sonnette d'alarme.

    Egora.fr : On aurait pu croire qu'avec l'accalmie sur le front du Covid la situation serait moins tendue dans les officines mais votre syndicat vient de tirer la sonnette d'alarme en demandant un rendez-vous "en urgence" au ministre de la Santé. Pour quelles raisons ? Pierre-Olivier Variot : Ce qui coince, en premier lieu c'est qu'on a des tas de molécules en rupture. On parle surtout du paracétamol et de l'amoxiciline mais il y en a énormément : des antihypertenseurs, des antidiabétiques, de l'insuline, des anticancéreux, des antalgiques…   L'Uspo a diffusé une affiche pour mobiliser les patients sur le sujet. Qu'attendez-vous du Gouvernement ? Le Gouvernement va faire en sorte que les pénuries se résorbent pour le paracétamol et l'amoxiciline, mais ce n'est pas le cas pour le reste ! J'en ai marre d'avoir des patients inquiets de savoir si le mois prochain ils auront bien leur anticancéreux… Ce n'est pas entendable ! Il y a deux ans, on avait chiffré la gestion de ces pénuries à presque 7 heures par semaine. Depuis, les ruptures ont plus que doublé. J'ai demandé à mon équipe de quantifier le temps que cela prend désormais et on arrive à 12 heures. Toutes les ruptures ne sont pas chronophages. Quand je suis en rupture de Doliprane adulte, j'ai du Dafalgan ou des génériques. Mais quand c'est de l'insuline, ou des anticancéreux, ça me prend énormément de temps car c'est une molécule bien précise, je ne peux pas changer. J'appelle le grossiste, le laboratoire, etc. Au bout de trois jours et quinze coups de fil, on finit par m'envoyer deux boites.   Vous évoquez également des contraintes administratives. Se sont-elles renforcées ces dernières années ? Il y a deux grandes problématiques. La première est celle de la gestion du tiers payant. Nous avons deux interlocuteurs, l'Assurance maladie et les complémentaires. Pour la partie Assurance maladie, nous vérifions les droits en ligne sur une plateforme dédiée… et ça ne fonctionne pas toujours. Parfois on nous donne des droits alors qu'il n'y en a pas, ou ce n'est pas la bonne exonération (ALD, grossesse…) qui remonte. De même pour les bénéficiaires de l'aide médicale d'Etat (AME), l'Assurance maladie émet une carte valable un an. Nous sommes tenus de faire le tiers payant sur présentation de cette carte. Mais si les droits changent entre temps, la Caisse ne nous paie pas… On perd beaucoup de temps à réclamer. Et pour les complémentaires, le souci, c'est la résiliation infra-annuelle qui a été mise en place récemment : les patients peuvent très bien avoir une mutuelle le vendredi et une autre le lundi… C'est ingérable. On perd un temps fou avec toutes ces démarches administratives. L'autre grande contrainte est celle des règles de prescription qui se rajoutent les unes aux autres et qui ne sont pas forcément pertinentes. Si le durcissement des règles vise à protéger le patient vis-à-vis d'un médicament potentiellement toxique, très bien. Mais quand la règle est tellement complexe que les médecins, les pharmaciens, et au bout du compte les patients sont perdus, elle ne sert à rien. Par exemple, jusqu'à récemment, il y avait des collyres à base d'acide hyaluronique pour hydrater l'œil que l'on pouvait acheter sans ordonnance mais qui n'étaient remboursés que sur prescription d'un ophtalmologue car ils sont potentiellement dangereux et nécessitent un examen… Personne ne comprend qu'un collyre potentiellement dangereux puisse être acheté sans ordonnance ! La logique voudrait qu'un médicament potentiellement dangereux nécessite une prescription... La règle vient de changer en permettant un remboursement sur prescription d'un généraliste. Mais il a fallu trois ans et demi de bagarre pour ça…  

La nouvelle convention pharmaceutique impose aux pharmaciens de vérifier l'authenticité des prescriptions de médicaments onéreux : est-ce que cela pèse au quotidien ? On s'est rendu compte qu'il y avait des patients, employés comme des mules par des trafiquants, qui retiraient des médicaments très chers, notamment des anticancéreux, avec de fausses ordonnances à leur nom pour les vendre à l'étranger. Il y a eu par exemple une femme d'origine égyptienne qui s'est fait arrêter à la douane avec 300 000 euros de médicaments dans sa valise. On ne peut qu'être d'accord avec la lutte contre la fraude. Mais le dispositif a été plus ou moins imposé par l'Assurance maladie. Il fait reposer la lutte contre la fraude sur les seules épaules du pharmacien. Si c'est un patient que je connais, que je sais d'après nos discussions qu'on lui a découvert un cancer, je n'ai aucune raison de remettre en doute sa parole. Mais si c'est un patient de passage, que je ne connais ni d'Eve ni d'Adam, je vais faire des recherches, regarder si l'ordonnance me paraît correcte (mais aujourd'hui, elles sont super bien faites!), et en cas de doute, consulter son historique… Mais le fraudeur, il n'ira pas dans les mêmes pharmacies, il cherchera par tous les moyens à ne pas être détecté. Donc j'avais demandé en cas de doute ultime à ce que l'on puisse appeler le pharmacien-conseil, qui lui peut voir tout le parcours du patient. Un patient avec une ordonnance d'anticancéreux aura été voir un spécialiste, se sera vu prescrire des analyses, des actes d'imagerie, etc. J'avais également demandé qu'en cas de fraude détectée, l'indu soit à la charge du patient. Rembourser 6;000 euros, ça peut être dissuasif ! Mais la Cnam n'a pas voulu. C'est au pharmacien de vérifier et au bout du compte s'il y a un problème, c'est au pharmacien de payer.   Vous dites également que les pharmaciens sont "épuisés par des demandes non urgentes pendant les gardes de nuit". Comment l'expliquez-vous ? En nuit profonde, auparavant, il y avait quasiment tout le temps un passage au commissariat ou à la gendarmerie, qui filtrait les demandes. Leur but n'était pas d'avoir un avis médical, mais ils appelaient la pharmacie pour dire que madame X allait passer, il y avait une sécurisation. Maintenant, ils ne veulent le plus le faire, ils se désengagent. On voit des patients sortir des urgences avec un traitement à débuter le lendemain matin qui vont réveiller le pharmacien à 2 heures du matin, parce que c'est sur la route. Ou le boulanger qui préfère venir à 3 heures du matin pour renouveler son traitement plutôt que faire la queue en pleine journée. Le soir, on est là dans les officines jusqu'à 22-23 heures, donc ça ne pose pas de problème. Mais il faut revoir l'organisation en nuit profonde et redéfinir ce qu'est l'urgence ! Attention, l'urgence ça peut être un lait pour bébé ou un doliprane, mais pas ça. Si les urgences prescrivent du doliprane à un enfant, pourquoi ne pas lui donner plutôt que d'aller réveiller le pharmacien à 5 heures du matin ?   Toutes ces contraintes expliquent-elles les difficultés de recrutement dans les officines dont vous faites part ? On a eu pas mal de collaborateurs qui sont partis à cause du Covid. Il nous manque environ 15 000 pharmaciens et préparateurs. Et les pharmaciens, cette année, on n'en formera beaucoup moins : il y a 1.100 places qui n'ont pas été pourvues en 2e année. Ce sont autant de pharmaciens qui manqueront dans 5 ans.   Paradoxalement, le Gouvernement et la Cnam veulent vous confier de nouvelles missions, qualifiées d'actes médicaux "simples" par Emmanuel Macron, notamment des renouvellements d'ordonnance, des dépistages… Nous voulons assumer de nouvelles missions pour prendre en charge les patients mais ce n'est pas possible si on a moins de monde et qu'en plus on perd du temps pour des "bêtises". Il faut qu'on simplifie les choses. Si dans une même semaine, on perd 12 heures pour gérer les ruptures et 10 heures pour les rejets de tiers payant (même si ça, je le fais le soir en dehors des heures d'ouverture), ça fait 22 heures, presque un trois quart temps, de temps pharmacien gâché. Ce serait mieux si j'utilisais ces 22 heures pour prendre en charge les patients !   Vous avez demandé un rendez-vous en urgence au ministère : avez-vous eu un retour ? C'est en bonne voie mais je n'ai pas encore eu la réponse.

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